Sur le fil
La lumière de Stockholm.
J’ai retrouvé
la lumière de Stockholm. Je ne doutais pas de la revoir un jour mais je savais
pas encore quand. A vrai dire, je ne la cherchais pas vraiment. Je savais
qu’elle reviendrait, quand elle le jugerait utile. Et donc elle a voyagé.
Depuis Stockholm pour venir à Strasbourg. Depuis mars dernier, c’est pas d’une
vitesse fulgurante, pas vraiment la vitesse de la lumière… mais de toute façon,
je ne lui demandais pas d’être rapide, juste de revenir. D’ailleurs ce délais,
c’est très positif, ça donne le temps de l’oublier, d’y repenser, presque celui
de l’oublier totalement, en tout cas au moins celui de désespérer de ne jamais la
revoir. Mais il faut bien avouer qu’elle n’était pas très claire, enfin pas
très puissante pour être précis dans les mots et les sensations, comme si elle
voulait me tester, vérifier que je l’ai bien reconnu, que je l’ai pas oublié.
En même temps, elle devait se montrer, elle ne pouvait pas revenir ici, après
tout ce voyage et rester dans l’obscurité. Elle était vive mais ténue,
lumineuse mais doucement pâle, ni une lumière divine, ni celle à laquelle ont
du croire les énergumènes à l’origine du syndrome (de Stockholm). Elle s’est
doucement étalée sur les immeubles, frappant aux carreaux, les éblouissant de
tout son charme, à leur faire perler une petite larme, à les polir de beauté, à
souligner toutes leurs formes. Elle s’est engouffré ensuite sur le quai. D’abord
à tâtons, sur la pointe des pieds pour ne pas effrayer les passants peu
habitués à telle présence, puis l’accoutumance se faisant et même
l’émerveillement pour certains, elle a envahi toute la rue. De son cortège
doré, on ne voyait plus la fin. Aussi vive qu’une manifestation contre le CPE,
aussi intense qu’une manifestation de docker, aussi joyeuse qu’une vélorution,
elle s’étalait doucement sur le pavé encore un peu humide par endroit,
reflétant encore un peu plus la beauté de ses formes.
Même si elle
n’était pas venue dans sa plus grande forme, même si elle semblait un peu
diminué, je l’ai tout de suite reconnu, et moi de repenser à ce temps révolu, à
cette première et unique rencontre, ce cliché qui l’immortalisa à jamais dans
mon esprit, dans ce cadre un peu anodin d’une petite rue minable de Stockholm à
l’heure vespérale où les éboueurs ne sont pas retournés dans leur terrier, où
les consommateurs et autres travailleurs ne sont pas encore sortis du leur.
C’est vrai je marchais dans les rues de Stockholm comme on pose les doigts sur
les cuisses d’une amante pour, à force de pauses, de contemplations, de
paresseuses caresses, en arriver au cœur de l’aventure. Oui, je savourais seul
ces rues désertes, je me délectais de leur doux parfums tout juste révélés par
les premières chaleurs du matin, pas encore corrompus par ceux des
industrieuses activités humaines, juste une ville naturelle, prise au
dépourvue, au sortir du lit, pas encore tout à fait sortie de son rêve, encore
la tête dans les étoiles alors que le soleil faisait déjà briller ses cheveux
d’or et raviver la clarté de ses yeux marins qui encadrent son doux visage.
Des
retrouvailles sans trouvailles, sans inventions ni artifices, un ensemble
mirifique de sentiments et de retournements. Parce que de cette lumière ne
jaillit pas que le beau. Le laid peut aussi en sortir, par la négative. Cette
lumière est faite de celle dont on fait les rayons X pour scanner derrières les
épaisseurs du squelette, pour déceler ce qui se cache à l’œil nu, pour révéler
ce qui se cache, de la tumeur au cerveau, à l’os fracturé, à la douceur des
temps en passant par l’incertitude de tout ce monde. La lumière de Stockholm
est une lumière ontologique qui révèle la vraie nature des choses, une lumière
enfin en pleine capacité à éclairer notre lanterne. Parce qu’elle nous
transperce de part en part et pourra tout analyser, notre petit intérieur enfin
révélé. Cette lumière est un révélateur au même titre qu’un révélateur pour
clichés photographiques : elle arrive et révèle ce qui s’était imprimé
dans notre être, ce qui s’y était déposé, sans nous marquer, elle en révèle
tous les contrastes, toutes les nuances, les rend enfin visibles, parfois
saillantes, parfois discrètes, mais si souvent justes, enfin qu’elles se sont
manifestés la première fois sans qu’on y prenne attention. Oui, c’est cela,
cette lumière attise notre attention, elle nous rappelle à l’ordre, sans
contrainte parce que tout doit venir de nous, tout n’est que processus interne
et personnel. La lumière ne fait que déclencher quelque chose comme un banal
interrupteur mais qui aurait un tout autre effet. Pas question de basse ou
haute consommation. Ici, rien n’est consommé, tout n’est que réutilisation,
recyclage émotionnel, retour en arrière et grand bon en avant. D’ailleurs
quel drôle de mot que celui d’interrupteur, quelle drôle de réutilisation ici
en fait. Car ici, on n’interrompt rien, on ne crée rien d’ailleurs. Tout vient,
un point c’est tout, tout est pour rien et rien ne pourra tout. On est pour
rien dans tout cela, on attend ici ou là que cette lumière se manifeste, pas de
contrôle, pas d’emprise ni même de pouvoir. On ne peut pas dire qu’on la subit
parce qu’on la choisit. On peut la refuser. Rien ne s’impose à nous et encore
moins cette lumière. Il faut être disponible pour elle, jamais pénible avec
elle.
Etais-je prêt
à cette rencontre pour le moins inattendue ? j’en doutes toujours un peu,
tout simplement jamais prêt pour quoi que ce soit, toujours un peu dans le
doute, toujours un peu out, toujours un peu à côté, jamais totalement dedans,
parce que même si je mords dedans, mes dents sont fragiles. Alors on les
ménage, on appuie pas trop sur la mâchoire pour pas les laisser choir, pour se
conserver, se préserver, se garder pour plus tard. Mais quand on se garde
soi-même, c’est toujours un peu hard de s’évader soi-même, de se vider parce
que quand on est avide de tout on accumule, on cumule, parfois jusqu’au
ridicule et construire un pauvre monticule pourtant si minuscule et inutile,
alors on le couve, on le fait pousser mais bien difficile de déblayer du
terrain de temps en temps, d’en extraire des monceaux de richesses, d’en
distribuer tour à tour à tous les alentours, sur tout le pourtour même si on se
met à rebours.
La lumière de
Stockholm est énergie, une énergie pas comme une qu’on consomme pour que l’on
s’assomme et devienne aphone, non une énergie puissante et légère qui
s’instille et se distille dans tout notre être. Elle est énergie de
l’intérieur, elle est révélation de notre propre énergie, de notre propre
force, de notre vitalité. Car elle ravive, vitalise, dévalise tout ce qui peut
se poser sur son chemin, mais en même temps canalise comme elle est force de
quiétude et d’apaisement, d’aposement de mains fraîches et chaleureuse sur
notre front perlant de sueurs indélébiles de labiles mémoires pourtant bien
enfouies entre deux planches de tiroir. Cependant cette lumière n’est pas
présente, ni même futur dans un commun oubli du passé. Cette lumière est d’une
temporalité douteuse où deux temps ne peuvent se confondre. Il ne suffirait de
dire qu’elle transpose le fini dans un maintenant tourné vers un bientôt
incertain. C’est bien plus qu’une simple confusion et complémentarité des
héritiers des différents horizons temporels. Cette lumière est un tout, un
ensemble, un élément insécable qui transcende toute temporalité, évoquant un
ailleurs s’excluant de toutes ces considérations tout en les incluant et les
comprenant pleinement.
Derrière
les rayons qu’elle arbore fièrement, elle cache un délicieux espoir. Derrière
la puissance ainsi plus que jamais transfigurée et exprimée à son potentiel
paroxystique, on peut déceler ci et là de la douceur que l’on se parfume le
visage de tous les âges, ceux que l’on choisit pour toutes leurs vertus se
compensant l’un l’autre, sans jamais s’opposer. Elle est expression de la
symbiose des temps, de tout ce qui en fait une unité, une seule entité de
grains de sable qui s’égrènent et s’agglomèrent, se concentrent, se cimentent,
s’aimantent. Elle est l’amour des temps, de leur fusion et même leur fission,
leur partage des sens et des sentiments, l’expression de leur délectation
réciproque, la croissance dans le commensalisme, une sorte de dryadisme dans
l’union de ce qui est produit, de ce qui est consommé, ce qui est destiné, ce
qui est conservé, ce qui est prolongé.
Cette lumière
nous touche jusqu’au creux de la bouche, là où les sentiments se touchent
justement, là où les passions s’efforcent de ne plus s’effaroucher, se
rejoignent loin des faix pour bien en venir aux faits, en venir à tout ce qui
se fait et se défait, ce qui se conjugue et se subjugue dans ce prisme lumineux
au travers duquel tout est désormais placé sous un même angle. Il lui suffirait
malgré tout d’un éclair trop violent pour qu’elle nous étrangle, nous
infligeant une force par bien trop féroce, nous plongeant alors dans
l’obscurité. Elle est ainsi lumière créatrice et destructrice, lumière
bienfaisante et malfaisante, un tout et rien réuni dans la même entité comme
une opportunité de tout exaucer ou de se prendre la saucée. Elle est finalement
d’un pouvoir et d’une puissance que l’on se doit de saisir, comme on le peut,
chacun à sa manière, chacun comme il le peut, chacun comme il le veut. Elle
existe, plus ou moins visible, plus ou moins accessible, plus ou moins
indicible, elle est tout à la fois proche et lointaine, en nous et si distante,
unique et pourtant plurielle, qu’elle soit la Frida de Brel, le Perhan du temps
des gitans ou la voix de Claire Pichet de la rue des Cascades, elle est ce
chant qui nous maintien sur le fil, doucement équilibriste à toucher tour à
tour le vide et le repos sans tomber dans le trépas.
Fini dimanche 17 février 2008 mais débuté en
novembre 2007.