à quand un véritable commerce éthique ?
Peut-on vendre à tout prix ?
Vous
connaissez Kapo ? Non je ne parle pas de ces fiers et dignes serviteurs de
l’hydre totalitaire nazi, chevilles ouvrières de l’extermination de tout ce qui
avait eu le malheur de déplaire à quelques hommes pendant que la crise faisait
fureur. Mais je parle de la marque Kapo. Oui, Kapo est une marque. Plus
particulièrement une gamme de produits qui aident nos petites mains humaines à
venir à bout de tout ce dont on refuse une quelconque place au sein de nos
logis, j’ai nommé les nuisibles de toutes sortes : fourmis, cafards,
araignées et autres moustiques. Il existe donc un kapo pour – ou plutôt contre
en l’occurrence – les fourmis, un autre qui sévit face à la vermine des
cafards, etc. je ne connaissais pas l’existence de pareille marque avant hier.
Car je dois avoir l’honneur d’avoir un appartement construit sur une ou
plusieurs fourmilières dont les constructrices commencent, à ces temps chauds
de l’été, à venir gambader dans mon évier, histoire de chercher un peu de fraîcheur,
c’est tout à fait normal. Mais, si j’ai ce point d’eau chez moi, j’en reste le
seul locataire qui en paye le loyer afférent. Comme je commence par ailleurs à
me débarrasser de toute ma ménagerie – car je partage à mes dépends mon
appartement avec des souris[1], des
fourmis, des moustiques[2] et
paraît-il des araignées[3] et
sans doute encore bien d’autres animaux en toute liberté – j’avais décidé d’en
finir avec la cavalerie de fourmis qui débaroulent quotidiennement sur mon
parquet pour rejoindre le point d’eau sus-décrit. Je n’ai rien contre ces
charmantes bêtes aux multiples pattes et antennes, mais lorsque l’on est
agoraphobe, on l’est jusqu’au bout et une foule de fourmis dans mon appartement
cela commençait à faire mauvais genre quand on assume aussi fièrement que je le
fais cette maladie incurable.
J’ai donc pris
hier mon courage et mon vélo à deux mains – même si ceux qui me connaissent
savent bien que je préfère le prendre sans les mains – pour trouver le remède à
cette infamie. Le magasin de bricolage à proximité de mon logement abhorrait
justement un élégant rayon destiné à la mort de ces chères petites bestioles.
Après un bref regard afin de mesurer l’ampleur du rayonnage et la qualité de la
camelote, je pose mon regard sur les produits spécifiquement destinés aux
créatures du cher Bernard Werber. Outre l’outrage à mon porte-monnaie que
constituait la tarification proposée, c’est donc ce fameux nom de marque qui
m’a profondément choqué. D’autant que l’inventeur – ou plutôt le repreneur – de
ce nom ne peut clamer la naïveté ou l’innocence. Il l’a fait sciemment,
pour que ça vende, parce que Kapo dans la tête des gens, c’est resté. Jusque
dans l’esprit de Berlusconi cela est bien ancré. Si si souvenez-vous, c’était
il y a de cela trois ou quatre ans, Berlusconi qui se faisait haranguer par un
euro-député socialiste germanophile – Allemand ou Autrichien, je ne sais plus
bien – lui avait proposé à la cantonade un poste de figurant de Kapo dans un
film qui était alors tourné en Italie sur l’univers concentrationnaire. Cela
avait bien logiquement fait scandale. Et bien la chose me semble tout aussi
outrancière si ce n’est plus dans le présent cas : tous les survivants des
camps peuvent le témoigner et certains l’ont fait magistralement comme Primo
Levi, le système concentrationnaire – quel qu’il soit l’Allemagne Nazie n’est
pas la seule à pouvoir être incriminée – repose sur la déshumanisation de
l’homme, sur son inutilité sociale et même surtout son danger pour la
société : on enferme – et on tue – des personnes qui sont nuisibles pour
la société. On retrouve donc ici le terme de « nuisible » employé par
les marchands de solutions miracles pour environnement sans insectes. On parle
bien souvent de parasites dans un cas comme dans l’autre que l’on doit faire
disparaître de la surface de la Terre[4].
Alors que l’on ose donc rappeler ce vaste système de déshumanisation, la marque
de notre plus profonde horreur, ce qui fait que nous ne pourrons et ne devons
jamais croire servilement au progrès de l’humanité, je trouve cela donc d’un
très mauvais goût et estime cela comme une véritable marque d’irrespect pour la
mémoire de ces victimes et donc de l’humanité. Car ce n’est pas d’un banal
massacre d’êtres humains, ce n’est pas le résultat d’une bataille rangée, mais
la suite d’un processus conscient et parfaitement maîtrisé de destruction de
catégories bien définies d’êtres humains, ce qu’on appelle communément génocide[5]. Je
ne suis pas d’avis d’interdire toute référence iconoclaste – et notamment de
provocation humoristique – autour de cette période et je crois avec Desproges
que le rire « sacrilège
blasphématoire que les bigots de toutes les chapelles, taxent de vulgarité et
de mauvais goût, s’il est vrai que ce rire-là peut parfois désacraliser la
bêtise, exorciser les chagrins véritables, et fustiger les angoisses mortelles,
alors oui, on peut rire de tout, on doit rire de tout »[6]. Mais
là, ce n’est ni du rire, ni de la mémoire, c’est de l’argent que l’on propose.
Ça ne libère, ni ne fait réfléchir, ça fait vendre avec une analogie plus que
malsaine[7], avec
une utilisation mercantile d’un des pans les plus sombres de notre mémoire
collective. Or je suis d’avis qu’on laisse cette mémoire de l’holocauste où
elle est, qu’on la cultive comme il se doit, mais qu’on en fasse pas des
moissons de blé.
Je suis donc
reparti tranquillement chez moi retrouver mes fourmis qui continuaient leur
promenade du 15 août sur l’évier de métal. Avec un peu de chance, avec la
chaleur, elle prendront un coup de chaud, et je pourrais me laver les mains de
ce crime non commis….
dimanche 16 août 2009
[1] Pour l’instant deux ont
été aperçu dans mon appartement, une que j’ai gentiment dirigé vers la porte de
sortie et l’autre que j’ai moins gentiment dirigé vers le tombeau.
[2] Mais il ne s’agit là que
de colocataires saisonniers qui prendront la poudre d’escampette les premières
fraîcheurs revenues.
[3] Je n’en ai pas encore
observé à ce jour, mais une amie en aurait déjà fait les frais.
[4] Pour
ceux qui pensent que cela n’est que méthodes archaïques, renseignez vous sur le
génocide rwandais où la « Radio Télévision Mille Collines » lançait
régulièrement ses appels haineux contre la vermine Tutsi, et il s’agissait
précisément de ces mots que l’on pouvait alors ouïr. La haine est une recette
très simple qui réussit à coup sûr lorsque l’on respecte quelques règles
élémentaires de psychologie humaine.
[5] Mon
courroux serait tout autre si il s’était agi d’une gamme de produits à
destination des cheminées et barbecues et nommée « les fumées D’Arc »
ne pensant pas la crémation vivante de notre pucelle nationale du même acabit
que le génocide nazi. Par contre, si je tombe nez à nez avec une gamme d’outil
à découper – machettes et haches notamment – sous la marque « Habiarimama »,
je pense que la colère risque de remonter au museau. Je le rappelle à tous,
l’assassinat de Juvénal Habiarimana, alors président du Rwanda, le 6 avril 1994
est l’événement qui a mis le feu au poudre et lancé le génocide. Heureusement,
ce génocide étant si lointain et si peu intéressant, aucun commercial n’oserait
s’en servir à des fins de plus-value commerciale.
[6]
Extrait du réquisitoire du tribunal des flagrants délires du 28 septembre 1982,
en présence de M. Jean-Marie Le Pen.
[7] Une
société de gardiennage ou de surveillance nommée « Kapo » me
choquerait tout autant même si ici l’analogie me semble aller plus loin, la
finalité du produit vendu étant de tuer des nuisibles et pas
« seulement » de les enfermer et les surveiller.