Archive pour août 2009

à quand un véritable commerce éthique ?

Peut-on vendre à tout prix ?

 

 

Vous
connaissez Kapo ? Non je ne parle pas de ces fiers et dignes serviteurs de
l’hydre totalitaire nazi, chevilles ouvrières de l’extermination de tout ce qui
avait eu le malheur de déplaire à quelques hommes pendant que la crise faisait
fureur. Mais je parle de la marque Kapo. Oui, Kapo est une marque. Plus
particulièrement une gamme de produits qui aident nos petites mains humaines à
venir à bout de tout ce dont on refuse une quelconque place au sein de nos
logis, j’ai nommé les nuisibles de toutes sortes : fourmis, cafards,
araignées et autres moustiques. Il existe donc un kapo pour – ou plutôt contre
en l’occurrence – les fourmis, un autre qui sévit face à la vermine des
cafards, etc. je ne connaissais pas l’existence de pareille marque avant hier.
Car je dois avoir l’honneur d’avoir un appartement construit sur une ou
plusieurs fourmilières dont les constructrices commencent, à ces temps chauds
de l’été, à venir gambader dans mon évier, histoire de chercher un peu de fraîcheur,
c’est tout à fait normal. Mais, si j’ai ce point d’eau chez moi, j’en reste le
seul locataire qui en paye le loyer afférent. Comme je commence par ailleurs à
me débarrasser de toute ma ménagerie – car je partage à mes dépends mon
appartement avec des souris[1], des
fourmis, des moustiques[2] et
paraît-il des araignées[3] et
sans doute encore bien d’autres animaux en toute liberté – j’avais décidé d’en
finir avec la cavalerie de fourmis qui débaroulent quotidiennement sur mon
parquet pour rejoindre le point d’eau sus-décrit. Je n’ai rien contre ces
charmantes bêtes aux multiples pattes et antennes, mais lorsque l’on est
agoraphobe, on l’est jusqu’au bout et une foule de fourmis dans mon appartement
cela commençait à faire mauvais genre quand on assume aussi fièrement que je le
fais cette maladie incurable.    

 

J’ai donc pris
hier mon courage et mon vélo à deux mains – même si ceux qui me connaissent
savent bien que je préfère le prendre sans les mains – pour trouver le remède à
cette infamie. Le magasin de bricolage à proximité de mon logement abhorrait
justement un élégant rayon destiné à la mort de ces chères petites bestioles.
Après un bref regard afin de mesurer l’ampleur du rayonnage et la qualité de la
camelote, je pose mon regard sur les produits spécifiquement destinés aux
créatures du cher Bernard Werber. Outre l’outrage à mon porte-monnaie que
constituait la tarification proposée, c’est donc ce fameux nom de marque qui
m’a profondément choqué. D’autant que l’inventeur – ou plutôt le repreneur – de
ce nom ne peut clamer la naïveté ou l’innocence. Il l’a fait sciemment,
pour que ça vende, parce que Kapo dans la tête des gens, c’est resté. Jusque
dans l’esprit de Berlusconi cela est bien ancré. Si si souvenez-vous, c’était
il y a de cela trois ou quatre ans, Berlusconi qui se faisait haranguer par un
euro-député socialiste germanophile – Allemand ou Autrichien, je ne sais plus
bien – lui avait proposé à la cantonade un poste de figurant de Kapo dans un
film qui était alors tourné en Italie sur l’univers concentrationnaire. Cela
avait bien logiquement fait scandale. Et bien la chose me semble tout aussi
outrancière si ce n’est plus dans le présent cas : tous les survivants des
camps peuvent le témoigner et certains l’ont fait magistralement comme Primo
Levi, le système concentrationnaire – quel qu’il soit l’Allemagne Nazie n’est
pas la seule à pouvoir être incriminée – repose sur la déshumanisation de
l’homme, sur son inutilité sociale et même surtout son danger pour la
société : on enferme – et on tue – des personnes qui sont nuisibles pour
la société. On retrouve donc ici le terme de « nuisible » employé par
les marchands de solutions miracles pour environnement sans insectes. On parle
bien souvent de parasites dans un cas comme dans l’autre que l’on doit faire
disparaître de la surface de la Terre[4].
Alors que l’on ose donc rappeler ce vaste système de déshumanisation, la marque
de notre plus profonde horreur, ce qui fait que nous ne pourrons et ne devons
jamais croire servilement au progrès de l’humanité, je trouve cela donc d’un
très mauvais goût et estime cela comme une véritable marque d’irrespect pour la
mémoire de ces victimes et donc de l’humanité. Car ce n’est pas d’un banal
massacre d’êtres humains, ce n’est pas le résultat d’une bataille rangée, mais
la suite d’un processus conscient et parfaitement maîtrisé de destruction de
catégories bien définies d’êtres humains, ce qu’on appelle communément génocide[5]. Je
ne suis pas d’avis d’interdire toute référence iconoclaste – et notamment de
provocation humoristique – autour de cette période et je crois avec Desproges
que le rire « sacrilège
blasphématoire que les bigots de toutes les chapelles, taxent de vulgarité et
de mauvais goût, s’il est vrai que ce rire-là peut parfois désacraliser la
bêtise, exorciser les chagrins véritables, et fustiger les angoisses mortelles,
alors oui, on peut rire de tout, on doit rire de tout
 »[6]. Mais
là, ce n’est ni du rire, ni de la mémoire, c’est de l’argent que l’on propose.
Ça ne libère, ni ne fait réfléchir, ça fait vendre avec une analogie plus que
malsaine[7], avec
une utilisation mercantile d’un des pans les plus sombres de notre mémoire
collective. Or je suis d’avis qu’on laisse cette mémoire de l’holocauste où
elle est, qu’on la cultive comme il se doit, mais qu’on en fasse pas des
moissons de blé.

 

Je suis donc
reparti tranquillement chez moi retrouver mes fourmis qui continuaient leur
promenade du 15 août sur l’évier de métal. Avec un peu de chance, avec la
chaleur, elle prendront un coup de chaud, et je pourrais me laver les mains de
ce crime non commis….

 

 

 

dimanche 16 août 2009


[1] Pour l’instant deux ont
été aperçu dans mon appartement, une que j’ai gentiment dirigé vers la porte de
sortie et l’autre que j’ai moins gentiment dirigé vers le tombeau.

[2] Mais il ne s’agit là que
de colocataires saisonniers qui prendront la poudre d’escampette les premières
fraîcheurs revenues.

[3] Je n’en ai pas encore
observé à ce jour, mais une amie en aurait déjà fait les frais.

[4] Pour
ceux qui pensent que cela n’est que méthodes archaïques, renseignez vous sur le
génocide rwandais où la « Radio Télévision Mille Collines » lançait
régulièrement ses appels haineux contre la vermine Tutsi, et il s’agissait
précisément de ces mots que l’on pouvait alors ouïr. La haine est une recette
très simple qui réussit à coup sûr lorsque l’on respecte quelques règles
élémentaires de psychologie humaine.

[5] Mon
courroux serait tout autre si il s’était agi d’une gamme de produits à
destination des cheminées et barbecues et nommée « les fumées D’Arc »
ne pensant pas la crémation vivante de notre pucelle nationale du même acabit
que le génocide nazi. Par contre, si je tombe nez à nez avec une gamme d’outil
à découper – machettes et haches notamment – sous la marque « Habiarimama »,
je pense que la colère risque de remonter au museau. Je le rappelle à tous,
l’assassinat de Juvénal Habiarimana, alors président du Rwanda, le 6 avril 1994
est l’événement qui a mis le feu au poudre et lancé le génocide. Heureusement,
ce génocide étant si lointain et si peu intéressant, aucun commercial n’oserait
s’en servir à des fins de plus-value commerciale.

[6]
Extrait du réquisitoire du tribunal des flagrants délires du 28 septembre 1982,
en présence de M. Jean-Marie Le Pen.

[7] Une
société de gardiennage ou de surveillance nommée « Kapo » me
choquerait tout autant même si ici l’analogie me semble aller plus loin, la
finalité du produit vendu étant de tuer des nuisibles et pas
« seulement » de les enfermer et les surveiller.

le fruit de nos entrailles est béni

Mal au cerveau

 

J’ai un bébé dans mon
cerveau

Il est vilain, il est
pas beau.

Ce sont les fruits de
la passion

Quand rien n’est plus
action.

 

Il s’en vient de
partout

Des plus grands
matous

Qui viennent nicher
ici

Qui viennent errer
assis.

 

On ne peut les contenir

Ils envahissent à les
honnir

Tournent et
virevoltent

Sous leurs airs
désinvoltes.

 

Car ils font comme
semblant

Sanglants jusqu’au
blanc

Des yeux qu’ils
plissent

Pour ne pas qu’on les
punisse.

 

Des visions des
visages

De visu que l’on dit
sans âge,

Que l’on dévisage
d’infusions

D’éphémères
illusoires incarnations.

 

Des sanglots que l’on
sangle

A ne plus faire
frémir les angles

Sans les arrondir
mais les briser

Et ne plus les sentir
s’électriser.

 

Qu’il vente à tout
prix

Et campe tout mépris

Au meilleur des
pieux,

On est jamais trop
copieux.

 

On voudrait les
emmurer,

Espérer ne plus s’en
enamourer,

Enfin les cacher
derrière un neurone,

Les laisser en
désuétude comme un crosne.

 

mardi 11 août 2009    

le temps passe pourvu qu’il ne trépasse

Un homme de coïncidence

 

Je suis un homme de
coïncidence

Du temps cultive les
délicatesses,

Et les échos de ses
incidences,

Me remettent seul à
ma petitesse.

 

On ne peut
qu’affronter l’évidence

D’un destin
effeuillant ses robustesses,

De signes formant si
bien cette tendance,

Que l’on voudrait
déjà se croire l’altesse.

 

Dans le hasard du
temps si dense,

Je me retrouve plein
de hardiesse,

Et d’un air hagard
qui danse,

Je me découvre en
pleine liesse.

 

Il n’est plus à nier
cette ivre cadence

Qui nous lance dans
la danse de vitesse,

Nous remue, nous
ténue l’outrecuidance,

Qui nous fait
contester la comtesse.

 

Mais découvrir cette
délicate anse,

Cette crique du temps
luisant de promesses

Ne doit nous faire
sentir le parfum rance,

Evaporant une
lointaine déesse.

 

Dans le hasard du
temps si dense,

Je me retrouve plein
de hardiesse,

Et d’un air hagard
qui danse,

Je me découvre en
pleine liesse.

 

On la retrouve sur la
route des vacances,

Parfois bien même
sans politesse,

On la croise souvent
en partance,

Elle n’a que faire du
droit d’aînesse.

 

Elle se contrefout
des dates de naissances,

Des jours importants qui
jamais ne cessent,

Elle préfère bien
plutôt l’évanescence

Et ne rechigne jamais
sur le brin d’ivresse.

 

Dans le hasard du
temps si dense,

Je me retrouve plein
de hardiesse,

Et d’un air hagard
qui danse,

Je me découvre en
pleine liesse.

 

La coïncidence qui
hante les transes

Nous ramène aussi aux
vins de messe.

Celle-ci salvatrice
nous sauve de l’errance

L’autre nous rappelle
qu’on a la vue qui baisse.

 

La coïncidence nous
rattrape les sens,

En guise de
vigoureuse tape sur les fesses,

Elle ne se gêne pour
briser la faïence,

Tel un chien
s’immisçant à confesse.

 

Dans le hasard du
temps si dense,

Je me retrouve plein
de hardiesse,

Et d’un air hagard
qui danse,

Je me découvre en
pleine liesse.

 

 

jeudi 18 septembre 2008

fonds de tiroir

La vie moderne.

 

Après la
rétrospective en signe de commémoration du centenaire du futurisme
que constitue l’exposition proposée au centre Pompidou, un retour sur le
monde de ces paysans réservés s’imposait, dans une exposition sans réserve dont
on ne pourrait dire qu’il s’agit d’une rétrospective tant ce mouvement
séculaire des faux et de l’ivraie est lent et ancré dans tous les sols. Combien
n’ont pas eu envie de clamer « no Future pour l’agriculture » et
pensent bien que cette rétrospective est synonyme d’une culture non que l’on
préserve mais  bien que l’on enterre au
milieu des sillons par elle-même creusés, bref un retour sur un monde rétro
sans perspective. Mais ce retour paysan de Raymond Depardon, photographe
d’origine, permet de saisir et révéler au détour d’un cliché tout ce qu’il y a
d’authentique, dans un instantané tout ce qu’il y a de durable, dans une
épreuve tout ce qui fait que des qualités n’ont pas à être prouvées. Ainsi la
modernité n’est peut-être pas là où on la croit et celle qui nous dirige, celle
que le futurisme a lancée, est peut-être en train de se voir apposer une croix.
Cette exposition nous propose une autre image du futur, une autre manière de
voir la modernité, une alter-modernité en quelque sorte. 

 

Le montage
de la vie moderne évoque le
monde paysan tel qu’il se peint lui-même, en creux, en négatif de la société
comme le suggère la scénographie d’entrée et de sortie de l’exposition que le
film lui consacre en proposant un cheminement extérieur pour y aboutir, mais
aussi en plein car suivant son mouvement, ses évolutions. Ce montage s’articule
autour d’un espace central : la ferme du Villaret dans les Cévennes autour
des deux figures centrales des frères Privat. Autour, on retrouve des
personnages qui gravitent dans leur sphères ou en sont bien éloignés mais, en
quelque sorte participent de ce même mouvement.

 

L’exposition a
été construite un peu à l’image des villes
invisibles
, le livre d’Italo Calvino et se développe de même que son récit.
L’exposition ne se veut ainsi pas succession de tableaux sans liens apparents,
sans logique, mais bien cheminement d’un début vers une fin, d’une intrigue
vers une solution, même si cette évolution peut sembler disparate et
désordonnée au premier abord. De la même manière que la dernière phrase du
livre de Calvino  ne se veut pas
conclusion définitive, le sens de l’exposition est à chercher disséminé dans
tous les tableaux, par quelques teintes, par quelques regards mis en lumière…il
ne s’agit plus des villes cachées
(notamment Olinde, ville cachée 1) que présente Calvino, mais des campagnes
camouflées qu’expose Raymond Depardon, qui, grâce à un plan serré en dévoile
les moindres détails.

 

Depardon est celui qui amène une loupe et cherche avec soin, il peut
trouver quelque part un point pas plus grand qu’une tête d’épingle dans lequel,
si on le regarde un peu agrandi, on voit les fermes, le bétail les étables les
fourrages les auges les gens au travers des champs, les outils sur la terre,
les courbes des montagnes.

 

paysage aux airs romantiques

 

On rentre donc
dans cette première grande rétrospective – mais qui se veut tout autant une
perspective – sur le monde paysan par cette immense salle où un pan entier du
mur est consacré à cet immense panorama, véritable porte d’entrée dans le
mouvement. Malgré la grandeur de ce paysage, on ne devine encore ce qui peut se
jouer sous cet horizon. La scénographie de cette première partie se veut simple
et sobre afin de laisser le spectateur s’imbiber de ce merveilleux
panorama sans n’en rien révéler: sa seule existence et la perspective du
photographe nous laisse face à l’immensité et la beauté du lieu. Le grain est
délicat tout en soulignant les contrastes, la lumière diffuse mais qui souligne
un imperceptible mouvement, d’indicibles palpitations. Le choix d’un grand
angle nous fait pénétrer par la grande porte dans cet univers dont on ne
discerne pourtant que de vagues faisceaux.

 

Portrait intime aux allures
impressionnistes.

 

On nous convie
alors sans plus d’empressement, comme sur la pointe des pieds, comme pour ne
rien brusquer, à une deuxième galerie et qui marque la première partie de ce
cadrage central sur la ferme du Villaret: la rencontre – ou plus exactement les
retrouvailles – avec les frères Privat, véritable pièce maîtresse dans la
compréhension de cette rétrospective. On découvre dans cette phase le premier
tableau sur les deux frères et cette passion qui les anime et les fait vivre.
Le gros plan est ici de rigueur. On saisit les traits grossiers mais si vivants
et vivifiants de ces octogénaires qui continuent dans la moindre parole, dans
le moindre souffle à créer une impulsion sans cesse nouvelle.

 

Nouveaux venus et art naïf

 

Nous sommes
ensuite introduits au cœur d’un maelström d’influences dans le monde paysan
cévenol dont on en décèlera qu’une partie. Le film fait donc le choix d’exposer
Cécile, venue épouser le neveu des frères Privat et les Cévennes. Ce choix de
mise en perspective vient apporter un éclairage nouveau, un regard neuf sur le
mouvement paysan, venant redonner une fraîcheur à l’atmosphère, un regard non
totalement extérieur puisque désormais bien intégré au mouvement. Cela
apportera au spectateur une teinte, une touche nouvelle, une délicate attention
posée sur ce milieu. On pourrait en dire autant de ce second tableau illustrant
cette malléabilité – toute relative certes – du milieu paysan grâce à cette
scène chez les Valla dont la femme issue de la région Lyonnaise s’accroche à
l’idée de devenir agricultrice dans la région. On sent dans cette peinture
toute l’abnégation paysanne comme si la dureté du paysage – que l’on ne fait
que deviner dans cette œuvre précise puisqu’il s’agit d’un intérieur jour –
avait déteint et donné ses couleurs aux habitants.

 

Retour au réalisme pictural du
XIXème siècle.  

 

Mais il s’agit
donc d’un apport extérieur qui n’est pas venu porter son influence partout.
Ainsi la suite de l’exposition nous amène à faire la rencontre de Paul Argaud,
exposé ici dans ce cadre majestueux et ô combien imposant de sa ferme prise par
les glaces. Malgré les lunettes grossissantes chaussées par Depardon on ne
saisira de Paul Argaud que de vagues contours, laissant tiré devant nous le voile
d’un paysan sur la réserve. Un regard vide ? un être absorbé par la
vie ? un profond respect pour la vie et ceux qui la quittent ? voilà
quelques questions qui balisent cet espace préservé de Paul Argaud, espace que
le regard posé par le photographe emplit de respect, lui qui n’ira jamais plus
loin que les délimitations du champ de vision que pose la muse paysanne. 

 

Sans que l’on
y prenne gare, nous sommes invités pour la partie suivante de l’exposition à
prendre place au sein de la vie du couple Chalaye, autre figure de proue de la
paysannerie cévenole, un des dernier représentant de leur patelin, un des
dernier exemple de la liberté de ce monde paysan. Ce monde a subi les
influences de nombreux courants extérieurs, mais, à l’instar du couple Chalaye,
il semble conserver cette force de liberté. De cette liberté découle toute la
générosité que l’on ressent face à ce cliché pourtant bien loin des
stéréotypes. La lumière a beau être limitée du fait de la prise du cliché avant
l’aurore, le photographe, par le dispositif scénique – qui demeure malgré tout
d’une grande simplicité – par le choix des dominantes dans sa photographie, par
une grande ouverture capture toute la luminosité et fait naître une
photographie réellement prodigue.

 

Expressionnisme paysan

 

Nous arrivons
alors dans une dernière salle semblant vouloir dresser un bilan, faire le point
sur la situation actuelle du monde paysan, un bilan en demi-teinte mais dont la
tonalité dominante serait l’espoir. Ainsi à côté des portraits de Marcel Privat,
l’aîné des frères, et de la vache « casse-pieds » qui font figure de
vanités modernes, se dessine en trompe l’œil de véritables perspectives. Mais
nous serons d’abord touchés et émus par ces vanités et notamment celles de
Marcel Privat où l’on sent la mort toute incluse dans son activité d’éleveur.
La mort semble sans cesse présente dans son œuvre d’élevage et dans son œuvre
d’homme finalement. De même la colère que marque son frère face à la maladie de
sa vache figure comme une vanité expressionniste, refusant tout en signifiant
cette mort. Cela marque ainsi la deuxième étape de ce cadrage sur la ferme du
Villaret dont l’œuvre est donc bien marquée du sceau de la dialectique
passion/mort. On pourrait aussi souligner la présence dans cette dernière salle
d’une nature morte signée par la famille Jean Roy où la déliquescence du milieu
paysan est palpable. Mais l’on notera surtout, dans cette salle quelques
tableaux – pourtant plus discrets que ces vanités qui sembleraient peser de
tout leur poids sur la salle – qui instille de l’espoir dans cette ultime
galerie. Notamment la scène du banquet où ce petit garçon déclare son
attachement à la ruralité et au travail agricole. Le garçon, dans cette
peinture aux accents réalistes ne semble pas être le personnage principal et
pourtant sa présence au sein de ce tableau en fait toute la chaleur et lui
donne toute sa force. L’espoir est plus évident dans ce second tableau tout en
mouvement où l’on suit la progression à venir de Camille, la fille de Cécile et
du neveu Privat, Camille orientant donc ce trajet vers son profil paysan. Enfin, bien plus imposant que ces portraits
prometteurs, on trouvera exposée ici cette photographie en plan large de cette
ferme que l’on construit en contrebas des courbes cévenoles qui viennent
délicatement entourer la masure paysanne en devenir d’un espoir à bâtir.

 

Touche de pointillisme pour
paysage impressionniste

 

Et puis
Depardon reprend sa loupe et l’on referme finalement cette exposition sur un
nouveau plan large des Cévennes, laissant s’évanouir tous ces points qu’il a
agrandi à taille humaine, effectuant un retrait de ce monde, mais pas à
reculons. Car cette rétrospective du monde paysan donne surtout une belle
perspective sur ce paysage, donnant un brin d’espoir sur ce monde paysan qui
semble exprimer pleinement la modernité, sa
modernité. Il s’agissait ici de suivre un courant de la société que l’on
conjuguait habituellement seulement au passé mais qui peut être décliné au
présent et même au futur. Ce dernier panorama en donne un superbe aperçu, un
plan d’ensemble sur lequel le soleil daigne darder ses rayons bienfaiteur tout
en sachant se faire discret sur cette scène dont seul le photographe – au
moment où il saisit cet instant – semble connaître la richesse et dont cette
exposition se fait donc aujourd’hui le porte-parole. Cet exposé sur ces profils
paysans se veut donc profondément une esthétique moderne, une modernité au sens
baudelairien, qui rappelait que « La
modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art
dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable
 ». Car effectivement,
ce que l’on voit au travers de cette exposition et dont la scénographie
d’entrée et de sortie nous donne toute la force, c’est la fugacité de ces
personnes, l’ancrage de leur œuvre dans un temps bien défini, leur passage
éphémère mais bien aussi leur passage de relais vers d’autres qui incarneront
la continuité, une continuité renouvelée. Au travers des nombreux portraits
présentés ici – mais on pourrait tout autant évoquer les paysages – on sent que
cette modernité proche de ce qu’en dit Baudelaire s’en éloigne tout autant par
cette temporalité lente qui se dégage de chacun d’eux, de cette évolution qui
se fait à sa propre vitesse.

 

A voir : La vie Moderne, un film de Raymond
Depardon, production et son de Claudine Nougaret, Musique de Gabriel Fauré,
Montage de Simon Jacquet.

 

A Lire : Calvino Italo, Les villes invisibles, Ed. du Seuil,
1996 (1ère édition 1972).