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invictus and Disgrace

Invictus and Disgrace

    Il se saisit du ballon que l’avant avait déposé derrière lui après l’impact. Il a à peine le temps de prendre ses appuis avant d’être stoppé par le trois quart centre de l’équipe adversaire. Il s’affale lourdement comme une de ces bêtes de la savane que l’on abat d’un coup de doigt appuyé au bon endroit. Mais il est conquérant, alors il refuse de poser genoux à terre, il joue des coudes, donne des coups, car c’est toute une nation qu’il recoud. Car il reste encore quelques secondes dans ce match qui bientôt sera considéré comme historique. On fixe l’arbitre, ou plus exactement le cadran de sa montre. La tension n’est même plus palpable, elle est dans chacun et chacun est en elle. Et puis, l’arbitre lève le bras, sort son sifflet de sa poche avant, le dépose sur ses lèvres. Ses poumons se gonflent, la cage thoracique se soulève et d’un coup, comme une vague brisée sur la plage, le souffle retombe sec, emportant avec elle les cris des enfants qui se jouent d’elle et de sa force. L’Afrique du Sud vient de remporter la coupe du monde de Rugby sur son sol, c’est la fin de l’Apartheid. Ou presque…

Il (noir) la (blanche) hèle au loin pour lui demander de l’aide. Sa femme est en train d’accoucher, elle souffre terriblement. Elle doit lui ouvrir et lui fournir de l’aide. Elle accepte. Elle lui ouvre la porte et il la suit. Mais il referme aussitôt derrière lui et les amis qui l’accompagnaient accourent pour s’assurer de l’étanchéité de la porte, empêcher le père de la dite blanche de pénétrer dans la maison. Ils le frappent à plusieurs reprises. Mais il est conquérant, il se relève, donne des coups, mais surtout en reçoit car c’est toute un nation qui en découd. Bientôt il ne pourra que se fixer sur les bruits, sur ce jeune homme, à peine adulte, qui martyrise pour toujours sa fille. Il n’attend plus que cela finisse. La tension est palpable pour lui aussi, elle est en son sein, sur son crâne meurtri, sur ses jambes amochées. Il est désormais enfermé dans les toilettes, impuissant, blessé, misérable. Sa fille vient de se faire violer. L’apartheid – et ses séquelles – est toujours d’actualité. Ou presque…

    Si Disgrace montre les choses dans une telle brutalité, c’est pour rappeler que les plaies ne se referment pas seulement avec des jolis passes sautées et que les choses ne sont sans nul doute pas aussi simple que voudrait le faire croire Clint Eastwood et son Invictus. Si le malheur tombé sur cette jeune fille est particulier car il correspond à la situation délicate de régions isolées qui ont été désertées par les cohortes de descendants d’Afrikaners à la suite de la fin de l’Apartheid, il n’en demeure pas moins une des réalités de l’Afrique du Sud. Elle n’est peut-être pas celle ni des villes, ni des ghetto. Mais entre ce qu’elle endure et ce que cela ravive chez son père qui fut responsable d’agissements faiblement plus reluisants, on décèle toute l’ambiguité et la complexité du processus de normalisation. Le proverbe arménien qui rappelle que « Celui qui cherche à se venger est comme une mouche qui se cogne contre la vitre sans voir que la porte est grande ouverte» nous souligne qu’après un charnier – matériel ou immatériel – de nombreuses mouches seront toujours là à voler autour, déréglées par l’odeur du sang et incapables d’aller voler plus loin. Si la symbolique du sport dans la construction d’une nation – et en négatif il est intéressant de voir que les sifflets de l’hymne national en France sont symptomatiques d’une crise identitaire1 – est importante, si la reconstruction d’une unité nationale peut être favorisée par l’acceptation de la communauté noire des symboles des Afrikaners – et donc au premier chef pour ce film du rugby – on ne peut réduire la fin de l’apartheid à ces symboles. C’est pourtant un raccourci du film, notamment lorsque l’équipe nationale se rend dans les township pour proposer des séances d’entrainement de rugby avec les gamins qui mettent toute leur rancoeur de côté pour se ranger en ligne et faire de jolis enchainement de passes. C’est surtout spectaculariser un processus de normalisation qui ne peut se comprendre qu’avec un certain recul. La performance de Morgan Freeman n’est certes pas anecdotique, mais peut-être eut-il mieux valu une piètre performance d’acteur. D’autant qu’Eastwood ne lésine pas à côté de cela sur les effets spéciaux tape-à-l’oeil et notamment lors des matchs de rugby. La dernière et ultime rencontre en devient une caricature où tous les impacts des joueurs sont filmés en gros plan – avec les goutes de sueurs ou de sang que l’on voit lentement s’extraire du corps percuté pour atterrir au mieux sur la pelouse au pire sur le joueur adversaire2 – les sons sont amplifiés, les travellings ralentis, les séquences de jeu bien trop scénarisées, les gros plans sur l’arbitre dans les dernières secondes bien trop nombreux (sans même considérer, avant le match, cet avion qui fait du rase-motte au dessus du stade juste pour saluer l’équipe et le président de la République). Le paternalisme ou le néo-colonialisme n’est pas non plus particulièrement loin, notamment lorsque la famille du capitaine de l’équipe des Springbok se réjouit que son fils ait également songé à la place au stade pour leur servante noire alors même qu’ils n’avaient pas plus de considération pour elle que pour leur chien quelques instants auparavant.

Disgrace ne s’en réduit pas pour autant à la cruauté (et la crudité) de ces rapports entre les deux communautés. Des mains sont tendus, des initiatives sont prises pour instaurer un climat de confiance. Mais surtout des questions sont posées par les personnages, qui sont loin de disposer de solutions clé en main, qui engagent de réelles reconsidérations de leurs jugements, qui tentent, parfois en vain, de modifier leurs comportement.

Les sciences politiques ont fait évoluer leurs conceptions des politiques publiques s’extrayant de la toute puissance de la décision et des hommes pour faire place à des configurations, à des systèmes d’acteurs ancrés dans une histoire. L’héroisme est désormais relégué au cinéma – que l’on qualifiera en simplifiant d’Hollywoodien – c’est parfois très plaisant, mais l’exercice peut avoir ses limites…

Invictus (2009), Réalisé par Clint Eastwood, avec Morgan Freeman, Matt Damon, Scott Eastwood,… 2h19.
Disgrace (2008) de Steeve Jacobs, d’après le roman éponyme de John Maxwell Coetzee, avec John Malkovitch, Jessica Haines, Eriq Ebouaney,… 1h59

Mercredi 24 février 2010

l’Huma

Humain ? Vous avez dit
humain ?

 

 

            Passons
sur les habituels prolégomènes et autres élucubrations introductives que l’on
voudra bien retrouver dans cette dernière brève de vie. Attaquons dans le vif
du sujet cette chronique cinéma. Et de vif, il en est question aujourd’hui,
pour parler de l’homme saisi sur le vif dans ses plus viles activités posant
par là-même la question de l’humanité dans tout cela, de son respect avec
lequel on ne doit en aucune raison transiger. Une des forces de
Rapt est celle de traiter tout le
monde à égalité quel que soit sa condition, son origine, sa profession. On eut
rêvé dans les songes les plus rouges ou aux matins des les plus grands soirs de
tomber nez à nez sur un de ces patrons véreux du CAC 40 qui aurait fini pendu
en carcasse bovine dans une arrière boutique bouchère ou croupi dans une cave
lugubre et glauque dont le seul lien avec le monde est celui du vent d’un hiver
rigoureux. Mais en guise de parallèle avec sa
Raison du
plus faible

(le précédent film
de Lucas Belvaux),
Rapt s’attache cette fois-ci à
dégager toute l’humanité de cet hominidé de type grand seigneur de l’argent
(Stanislav Graff). Il ne cède pas aux sirènes de la pendaison généralisé de ces
bourgeois et sans non plus en faire une victime de la fièvre communiste, il en
fait tout simplement un homme avec ses forces, sa vie délurée qui peut paraitre
enviable mais qu’il vit avec une telle désinvolture qu’on se demande s’il vit
réellement, un homme qui soudain reprend la vie quand il est à deux doigts –
sic – de la perdre. Le retour n’en sera que plus douloureux et le plongera dans
un véritable calvaire. Car l’on a tout déballé de sa vie privé d’antan, de ses
fastueuses soirées où il perdait le fruit de son travail à tour de cartes mal
tirées, de ces nuits qu’il finissait dans un lit qui n’est pas celui qui lui
est attitré. C’est désormais cette vie-là que l’on retient de lui. De celle si
proche de la mort qu’il a expérimenté durant ces quelques semaines de
captivité, jamais on ne s’en souciera. Une nouvelle vie a été dévoilée et mis à
la une de tous les journaux et ce qui était privé et devenu public et le
restera. L’ancienne vie, elle est morte et enterrée, lui revenant dans son
ancienne vie reconnu de personne sauf son chien tel un Ulysse des temps moderne[1].
On évite en tous cas chez Belvaux toute schématisation hasardeuse, tout
manichéisme. Sans pour aller à inverser les rôles et faire de ses ravisseurs
des anges gardiens et de ses proches, de dangereux comploteurs, il fait de
chacun un être plein et entier, empli de contradictions et d’ambiguïtés. Les
ravisseurs, tour à tour loup et agneau (Gérard Meylan en incarnation à l’accent
marseillais du syndrome de Stockholm) ne sont pas simplement des bourreaux
cupides qui comptent sur l’enlèvement du «président» pour pouvoir à leur tour
profiter du pouvoir d’achat. Les administrateurs de la société ne sont pas que
des bons gestionnaires mais tout aussi avides de pouvoirs. Graff reste le
meilleur exemple de cette polymorphie humaine : il peut courir les jupons et
les tables de jeu et n’en rester pas moins un «chef de famille» exemplaire.
C’est donc à une partie d’échec où les pions évoluent, se positionnent sur
l’échiquier du pouvoir en faisant varier leurs personnalités, un cinéma
véritablement humaniste en un sens.

 

            Pendant
ce temps, en Philippine dans le cinéma de Brillante Mendoza (
Kinatay), la drogue et les gangs que s’y
greffent font des ravages. À contexte différent, traitement différent.
L’horreur et les conditions dégradantes ici sont monnaies courantes et se justifient.
On pourra trouver le trop-plein de violence inutile et tapageur, mais il se met
en balance de cette ultra-médiatisation d’épiphénomènes tel cet individu
menaçant de se jeter du haut de son panneau publicitaire, et ce, sous le regard
lucratif des caméras, tel ces «investigateurs amateurs» découvrant des débris
humains au milieu des déchets alimentaires toujours sous l’œil malsain des
objectifs. Alors filmer ce traitement inhumain infligé à un maillon faible –
pour plusieurs raisons – qu’est une prostituée impliquée dans ce trafic de
drogue, c’est un juste retour des choses, c’est notamment rendre toute
l’humanité de cette personne suppliciée sur l’autel du mépris de l’homme pour
de bien basses raisons. Assister à ces scènes violentes, c’est donner
conscience de ce que peut signifier l’irrespect le plus profond pour la dignité
de la personne humaine et son intégrité. On fait ici nettement moins de
concessions sur ce que peut être une personne humaine complexe avec ses
contradictions et ses ambiguïtés car l’intégrité est absolue, tant celle de la
personne humaine que l’on violente que celle de l’apprenti policier dont la
moindre compromission signifie la perte totale. 
L’intégrité est ou n’est pas, il ne peut y avoir de stade intermédiaire
et lorsque l’on en franchit la frontière, c’est bien irrémédiable. La violence
à l’écran n’est pas gratuite quand ce qu’on nous montre précisément est de la
violence la plus gratuite qu’il soit. On s’arrêtera sur les quelques arrières
pensées du novice de la bande qui semble avoir quelques remords, quelques
hésitations à prendre part à pareille besogne, mais au final c’est bien le
pognon qu’il récupérera des pognes du patron. La bile qu’il crache de dégoût ne
pourra jamais extirper de son organisme la mort indélébile. Pourtant, il n’est
pas question de faire un film à charge contre ces malfrats de la plus basse
espèce, de requérir la peine capitale à leur encontre et si les membres
«anciens» du gang ne semblent exprimer d’aucune manière un doute sur leurs
activités et le sens à y apporter, le novice le fait en quelque sorte pour eux,
caution humaine à leurs agissements, coeur qui bat et ressent dans la mécanique
froide du meurtre ignominieux.

 

 

Rapt de Lucas Belvaux, France, 2009,
2h05, avec Yvan Attal, Anne Consigny, André Marcon, Alex Descas, Françoise
Fabian, Michel Voïta,  Gérard Meylan, …

 

Kinatay de Brillante Mendoza, Philippe,
2009, 1h50, avec Coco Martin, Julio Diaz, Mercedes Cabral, Maria Isabel Lopez,
John Regala, Jhong Hilario, …


[1] très judicieux retour
mythologique proposé par l
e
masque et la plume
.

intime collectif

«Winnipeg,
Mon amour»

Le
train traverse les paysages embrumés, les arbres enneigés ne
peuvent que constater leur souveraineté naturelle violée par ce
chemin de fer auquel ils n’ont pu se faire. Il se jette au-dessus
des flots, des pilonnes tout aussi en fer plantés dans le liquide,
pourtant incapable de faire obstruction au cours d’eau, pointillé
de fer dans les airs, relie les deux berges, plus exactement les
trois. Car ici est une fourche, le triangle des Bermudes enneigés,
champ magnétique des contrés nordiques, entrelacs des flots
sauvages, source de tous les mystères, tréfonds de la vie,
croisement de rivières. On l’a franchi de nombreuses fois, mais
aucun effet. On n’a rien ressenti et pourtant on nous avait
prévenu, on nous avait dit toute la force de ce lieu, de sa magie
diraient même certains. C’était ce vieil homme, l’ancêtre de
la ville qui nous en avait parlé en ces mots. On l’avait sans
doute pris pour un illuminé, mais on était intrigué. On y est donc
allé de nombreuses fois, on a sondé, scruté, fouillé, déterré,
foutu des machins et des machines, fait venir des scientifiques, fait
faire des études, fait venir des dignitaires, des milliardaires, des
journalistes, des moralistes, installé de nouveaux machins avec de
nouvelles machines, contacté machin venant de Chine et machine, la
grande spécialiste de l’hôpital Cochin, on a fait pousser des
tubes en plastique, en fer, en acier, en plastique en polyuréthane,
en titane, en acier galvanisé croyant galvaniser les troupes, on a
mis de la soude, de l’acide citrique ou chlorhydrique, peut-être
même sulfurique, on ne sait plus bien et puis et puis rien. On a
rien vu, rien entendu.

«Winnipeg,
mon Amour», c’est l’anti-scientisme le plus pur et le plus
envoûtant. C’est un voyage en train fantôme dans une ville si
mystérieuse que l’on ne sait jamais ce qui est véridique ou faux,
car cette ville n’existe pas. Les fins géographes et connaisseurs
du Canada diront bien qu’une ville nommée Winnipeg existe,
justement au coeur du Canada. Mais ce n’est pas celle-là dont
parle le film, ou plutôt pas
que celle-là.
Comme on le dit du côté de Bordeaux pour son nouveau rendez-vous
artistique et urbain, evento, c’est la ville intime-collectif que
l’on nous fait découvrir1.
«Winnipeg, mon amour» est la plus belle visite d’une ville que
l’on puisse proposer celle où histoire personnelle se mêle avec
histoire collective, celle où la défense prosaïque des bâtiments
de la ville rejoint les mythes fondateurs d’une ville, presque
d’une nation, celle où les racontars des désirs dérisoires de
pauvres prolétaires rejoint la fin tragique des canassons ensevelis
sous les eaux en saison où la moindre salaison n’aurait eu raison
de la glace de la rivière. Des images hantent l’écran, des mots
reviennent, des sensations, des sentiments, car l’histoire d’une
ville est faite de récurrence parfois aux allures de coïncidence
mais aussi aux airs de d’errance en pleine extravagance ou entrent
dans la danses tant d’épisodes qui donnent l’impression que
l’histoire a le hoquet, qu’elle est prise de démence et sombre
dans le non-sens. Beaucoup ont alors cru que cette ville disposait de
certains «pouvoirs», n’était pas tout à fait possédée par
ceux qui avaient le pouvoir terrestre. Mais bien malin qui pourrait
dire d’où proviendraient ces forces «surnaturelles».

Pendant
qu’il écrivait à sa table, ses muscles faisant pression sur sa
pompe cardiaque comme jamais, ses poumons pompant tout autant à la
même source, les os tirant sur leurs ressorts de tendons, son cerveau,
lui bien irriguait se faisait la malle et divaguait. La maison,
l’internat, le parc des promenades du dimanche, le parc
d’attraction constituaient le fond d’écran de son bureau
cérébral. Quelques icônes par-ci ou par-là : un père trop absent
et s’effaçant sous les traits d’un cosmonautes soviétiques qui
aurait peut-être fait l’affaire en tant que père, un instit’
qui faisait frissonner la peau de ses lectures d’Edgar Poe, un
grand-père reclus dans sa cabane de campagne mais aux pots d’animaux
formolisés bien intriguants et tout cela se mouvait ensemble sous
ses yeux, s’animait dans un ordre et une logique aléatoire, sans
plus de cohérence mais pas moins de beauté que le mariage d’un
parapluie et d’une machine à écrire sur une table de dissection.

Winnipeg
mon amour (My Winnipeg),
écrit et réalisé par Guy Maddin,
Canada, 2007, avec Ann Savage, Louis Negin, Darcy Fehr, Amy Stewart,
2007.


1En
effet, pour sa première édition, sous la direction artistique de
Didier Faustino, Evento avait pris en octobre dernier pour
thématique “intime collectif”.

Panique au village

Panique au Village

 

 

Bien vite
l’homme sentant que son courage n’était pas si fort que cela et que son désir
de vie l’était nettement plus s’est mis à remplacer la guerre par le jeu avec
des soldats de plomb. En effet au lieu de servir du plomb à la table du voisin
le plus dans l’air du temps, il s’est mis à représenter la guerre. Plus tard,
l’homme a inventé le sport pour divertissement et au titre de ceux-ci, le
cyclisme. C’était une bonne idée car outre qu’il voyageait, le tel sportif
rappelait toute sa force, son courage et son orgueil face aux merveilles de la
nature – et notamment celles qui sont très haut, très haut dans les nuages avec
des côtes parfois à plus de 15%. De la même manière qu’avec la guerre, l’homme
s’est ensuite dit qu’il était tout autant amusant – même si bien moins
glorifiant – de ne faire que des petits bonshommes en plomb de ces hommes aux
cuisses d’argiles – mais qui grossissent après massage et injection de certains
liquides. Et puis, il s’est finalement dit qu’il pouvait faire de la même
manière avec tout un tas d’activités : l’agriculture, la conquête de
l’ouest, la destruction des océans,…Il s’est aussi dit qu’il pouvait
généraliser la vente de ces objets en les faisant en plastique, car le
plastique c’est fantastique et si on le matraque – mais sans laisser d’hématome
sinon la victime peut porter plainte – à tous, ils en seront bien convaincus.
Ainsi le monde entier a eu droit à des figurines de plastique et/ou de plomb.
Chaque culture avait ses propres types : les américains avaient les
cow-boy et les indiens, les français avaient les animaux de la ferme, les
soviétiques l’homme nouveau – qui n’était autre que le clochard de chez nous
mais avec un air de fierté chez eux – et le cosmonaute, les africains des sacs
en plastique parce qu’ils n’avaient pas d’argent pour acheter des produits
finis et assez d’imagination pour jouer avec ces formes ondulantes au vent et
fondantes au soleil.

 

« Panique
au village », c’est la réapprorpriation plus que ludique de cet imaginaire
commun des jeux d’enfant, cette période que nous avons tous connus – sauf les
bambins accrocs aux micros et aux escrocs de l’entertainment – où nous
recevions pour Noël – et pour l’anniversaire pour les tranches privilégiées de
nos sociétés – quelques figurines en plastique qui se mouvaient sur leurs
socles circulaires représentant le carré d’herbe grasse pour la vache, le bout
de trottoir où quêter pour le clochard[1] ou le
rocher désertique où trôner pour le fier indien[2]. A
partir de ce socle, le jeu consistait principalement à développer une histoire,
si possible cohérente mais au moins rocambolesque. Ceci est bel et bien la
meilleure manière pour comprendre la trame narrative des romans. Tout le monde
a nécessairement eu des cours en collège et lycée rappelant ce déroulement
classique des romans avec une situation de base qui sera bien vite chamboulée
par un événement particulier amenant alors l’essentiel de l’action pour aboutir
à un dénouement stable mais dont l’état est différent de celui d’origine. C’est
cette simplicité du principe narratif qu’explore ce film belge, mais avec
justement ce grain d’enfance qu’il faut. La cohérence n’est jamais de mise dans
ce type d’histoire. Et si une immense machine inventée par le Merlin des neiges
s’insère dans cette histoire à coup de boule de neige géante balancée depuis la
banquise vers le continent – peut-être un hydre de la vengeance polaire qui
devrait s’abattre sur le monde non gelé afin de lui rafraîchir les idées sur sa
consommation de glaçons dans son réfrigérateur de type états-uniens – ça ne
doit pas nous choquer mais nous réjouir. Car l’enfance tout comme la Belgique
sont des êtres surréalistes. Il suffit qu’une idée migre vers la partie en
contact avec l’extérieur du cerveau pour que celle-ci soit aussitôt mise sur le
devant de la scène. Qu’importe dans ces histoires qui incarne qui et chacun
peut prêter sa voix à plusieurs personnages, l’essentiel est que cela soit
participatif et communicatif. De la même manière, si l’action est recentrée
autour de quelques personnages – les préférés des enfants-joueurs qui
dédaignent saisir dans leurs mains potelés qui la fermière, qui le cheval
donneur de leçons de piano – tous s’immiscent dans la quête.

 

La Belgique se
divise mais continue à se prendre pour Venise. Qu’elle y aille en Gondole, en
avion à réaction ou en trouvant un passage sous-terrain construit par les
taupes qui se sont enfuies de la cités amphibie quand elle a été construite –
non par peur de l’eau qui montait mais à cause de l’eau de rose qui s’apprêtait
à emplir la ville quelques siècles plus tard quand la légende romantique serait
forgée – on est sûr qu’elle y va et même si l’unité a du plomb dans l’aile et
que le plastique est agonistique, l’humour est renouvelable.

 

Panique au Village, film d’animation de Vincent Patar et Stéphane
Aubier, Belgique, 2009, 1h15, avec les voix de Benoît Poelvoorde, Bouli
Lanners, Jeanne Balibar, Véronique Dumont, Fred Janin,…


[1] Il
fallait avoir soit des parents particulièrement sadiques soit des parents
communistes pour recevoir pour Noël une figurine de clochard. 

[2] Si il
était si fier que cela, c’est qu’il devait soit s’agir d’une contrefaçon
réalisée par des complotants libertaires américains soit d’un produit d’appel
pour une nouvel marque qui visait le segment de marché des futurs défenseurs
des droits civiques aux Etats-Unis. Ou sinon, tout bonnement une incitation par
le fabriquant à lui régler son compte vite fait.

Herbal essence

« Les herbes folles ».

 

 

Dans
l’entrelacs verdâtre, derrière l’apparat de l’agglomérat, quelque chose
frétille et anime tout ce joyeux capharnaüm. Il l’anime non comme un
présentateur télé le fait avec les quelques invités conviés qui pour vendre
leur dernier livre débouche-évier, qui pour promouvoir leur futur dvd fond
d’écran ou défendre leur ancienne invention révolutionnaire de découverte de
l’eau chaude. C’est à dire qu’il l’anime en laissant du temps au temps comme
l’on dit familièrement. Il n’interrompt pas les processus en marche pour une
page de réclame, il ne coupe pas une chaîne d’idée pour mettre un nouveau CD.
On ne sait pas vraiment qui est ce « Il », où il se trouve, s’il
existe vraiment, quelle est sa fonction, beaucoup de personnes se sont d’ailleurs
penchées sur sa question, des premiers grecques aux plus farfelus sexologues
autrichiens. Mais en tout cas il est censé exister. Pas comme un gourou d’une
secte dont on ne doute pas de l’existence – car pour palper autant d’argent, il
doit forcément être matérialisé – mais peut-être plutôt comme un Dieu que
chaque homme fabrique à sa guise, en fonction de son être et de sa nature. En
tout cas, quelque soit la situation, que l’on découvre sous le pneu de sa
voiture un portefeuille inconnu ou que l’on voit passer devant soi deux
charmantes donzelles dont les goûts vestimentaires sont quelques peu douteux –
même si cela constitue une méthode attestée par les plus grands chercheurs pour
faire connaissance de manière très intime avec d’autres congénères –, il est
là. Souvent, il ne s’exprime pas et préfère les recoins tapis de notre cerveau,
les bosquets que l’on ne manque pas d’ignorer du regard au coin du chemin, les
vestibules inusités et oubliés depuis des lustres – que l’on entrepose de fait
assez souvent en ces lieux. Il se laisse le plus souvent aller à d’étranges
facéties parfois d’une gaieté qui font monter au Parnasse mais par moment nous
incite à aller donner des croquettes à Cerbère. Il survient néanmoins qu’il
prenne ses aises et fasse une petite sortie, parfois même sans l’autorisation
du juge d’application des peines[1]. Il
se peut qu’au cours d’une visite des forces de police, malgré l’effort de se
repeindre le visage pour n’en rien laisser paraître, malgré l’intervention de
délicats excipients aux arômes embaumeurs du cerveau, par la force des choses,
il surgisse à la face du monde. Peut-être ne s’exprimera-t-il pas clairement et
empruntera le chemin des Pythies à la limite de l’asphyxie à l’encens mais
continuant à professer leurs savantes vérités.

 

« Les
Herbes Folles » ont notamment ce mérite de travailler ce champ de notre
inconscient, de ses hésitations, de ses pertes d’équilibre, de ses orientations
bien variables mais pourtant de son omniprésence. Entre voix off et
intervention vocale de l’inconscient, on se trouve à représenter la
représentation de l’action. Car cette fois off omnisciente mais hésitante –
Dieu serait-il devenu humble ? – constitue une vision sur la
représentation de l’action qu’est le film. Simple principe de narration
extérieure et de mise en abîme, cela n’en demeure pas moins une véritable
réjouissance quand cela est généralisé aussi longtemps dans un film. Il eut
presque été regrettable de n’avoir conservé cette même ligne, ce fil rouge de
la mise en abîme de l’action, tout au long du film, donnant alors
définitivement ce recul sur les faits, bien loin des standards du cinéma
d’aujourd’hui qui souhaitent nous plonger « au cœur de l’action ».
Cette voix off complétée par la participation vocale de la conscience contribue
donc à cette réflexivité sur l’action, tant de l’extérieur (la voix off, le
spectateur critique), que de l’intérieur (les personnages eux-mêmes) même si
l’histoire contée ne comptera pas parmi les plus novatrice qu’il soit. Mais la
conscience et le regard distancié ont leurs places même dans le banal du
quotidien et de ses éclairs d’extraordinaire, c’est bien là que l’on trouve la
force du cinéma : donner un nouveau regard sur un monde que pourtant tout
le monde connaît et parcourt tous les jours.    

 

Les herbes
folles ont poussé drues sous le bitume, mais si l’on hume leurs corolles l’on
sait qu’elles sont sous toutes les rues. On cultive ici le jardin intérieur des
personnages, un jardin en friche dont quelques brins se fraient un chemin parmi
les graviers du macadam. Loin d’êtres terre à terre et si peu minéraux, ces
êtres retrouvent dans le quotidien tout l’imperfection du naturel, toutes leurs
excroissances non dopées aux engrais, toutes leurs pourritures ineffables.

 

 

Les Herbes Folles, Réalisation Alain
Resnais, avec Sabine Azéma, André Dussolier, Anne Consigny, Mathieu Amalric,
Sarah Forrestier, la voix d’Edouard Baer, 1h44, 2009.

 

 

Le 6
novembre 2009


[1] La
théorie développée justement par ce sexologue autrichien du début XXème
s’appuie sur cette relation entre le prisonnier et le juge d’application des
peines, comme ces interactions se développent au fil du temps, comme les
évasions peuvent être jugulées ou encadrées (par des autorisations de sorties
temporaires par exemple).

fonds de tiroir

La vie moderne.

 

Après la
rétrospective en signe de commémoration du centenaire du futurisme
que constitue l’exposition proposée au centre Pompidou, un retour sur le
monde de ces paysans réservés s’imposait, dans une exposition sans réserve dont
on ne pourrait dire qu’il s’agit d’une rétrospective tant ce mouvement
séculaire des faux et de l’ivraie est lent et ancré dans tous les sols. Combien
n’ont pas eu envie de clamer « no Future pour l’agriculture » et
pensent bien que cette rétrospective est synonyme d’une culture non que l’on
préserve mais  bien que l’on enterre au
milieu des sillons par elle-même creusés, bref un retour sur un monde rétro
sans perspective. Mais ce retour paysan de Raymond Depardon, photographe
d’origine, permet de saisir et révéler au détour d’un cliché tout ce qu’il y a
d’authentique, dans un instantané tout ce qu’il y a de durable, dans une
épreuve tout ce qui fait que des qualités n’ont pas à être prouvées. Ainsi la
modernité n’est peut-être pas là où on la croit et celle qui nous dirige, celle
que le futurisme a lancée, est peut-être en train de se voir apposer une croix.
Cette exposition nous propose une autre image du futur, une autre manière de
voir la modernité, une alter-modernité en quelque sorte. 

 

Le montage
de la vie moderne évoque le
monde paysan tel qu’il se peint lui-même, en creux, en négatif de la société
comme le suggère la scénographie d’entrée et de sortie de l’exposition que le
film lui consacre en proposant un cheminement extérieur pour y aboutir, mais
aussi en plein car suivant son mouvement, ses évolutions. Ce montage s’articule
autour d’un espace central : la ferme du Villaret dans les Cévennes autour
des deux figures centrales des frères Privat. Autour, on retrouve des
personnages qui gravitent dans leur sphères ou en sont bien éloignés mais, en
quelque sorte participent de ce même mouvement.

 

L’exposition a
été construite un peu à l’image des villes
invisibles
, le livre d’Italo Calvino et se développe de même que son récit.
L’exposition ne se veut ainsi pas succession de tableaux sans liens apparents,
sans logique, mais bien cheminement d’un début vers une fin, d’une intrigue
vers une solution, même si cette évolution peut sembler disparate et
désordonnée au premier abord. De la même manière que la dernière phrase du
livre de Calvino  ne se veut pas
conclusion définitive, le sens de l’exposition est à chercher disséminé dans
tous les tableaux, par quelques teintes, par quelques regards mis en lumière…il
ne s’agit plus des villes cachées
(notamment Olinde, ville cachée 1) que présente Calvino, mais des campagnes
camouflées qu’expose Raymond Depardon, qui, grâce à un plan serré en dévoile
les moindres détails.

 

Depardon est celui qui amène une loupe et cherche avec soin, il peut
trouver quelque part un point pas plus grand qu’une tête d’épingle dans lequel,
si on le regarde un peu agrandi, on voit les fermes, le bétail les étables les
fourrages les auges les gens au travers des champs, les outils sur la terre,
les courbes des montagnes.

 

paysage aux airs romantiques

 

On rentre donc
dans cette première grande rétrospective – mais qui se veut tout autant une
perspective – sur le monde paysan par cette immense salle où un pan entier du
mur est consacré à cet immense panorama, véritable porte d’entrée dans le
mouvement. Malgré la grandeur de ce paysage, on ne devine encore ce qui peut se
jouer sous cet horizon. La scénographie de cette première partie se veut simple
et sobre afin de laisser le spectateur s’imbiber de ce merveilleux
panorama sans n’en rien révéler: sa seule existence et la perspective du
photographe nous laisse face à l’immensité et la beauté du lieu. Le grain est
délicat tout en soulignant les contrastes, la lumière diffuse mais qui souligne
un imperceptible mouvement, d’indicibles palpitations. Le choix d’un grand
angle nous fait pénétrer par la grande porte dans cet univers dont on ne
discerne pourtant que de vagues faisceaux.

 

Portrait intime aux allures
impressionnistes.

 

On nous convie
alors sans plus d’empressement, comme sur la pointe des pieds, comme pour ne
rien brusquer, à une deuxième galerie et qui marque la première partie de ce
cadrage central sur la ferme du Villaret: la rencontre – ou plus exactement les
retrouvailles – avec les frères Privat, véritable pièce maîtresse dans la
compréhension de cette rétrospective. On découvre dans cette phase le premier
tableau sur les deux frères et cette passion qui les anime et les fait vivre.
Le gros plan est ici de rigueur. On saisit les traits grossiers mais si vivants
et vivifiants de ces octogénaires qui continuent dans la moindre parole, dans
le moindre souffle à créer une impulsion sans cesse nouvelle.

 

Nouveaux venus et art naïf

 

Nous sommes
ensuite introduits au cœur d’un maelström d’influences dans le monde paysan
cévenol dont on en décèlera qu’une partie. Le film fait donc le choix d’exposer
Cécile, venue épouser le neveu des frères Privat et les Cévennes. Ce choix de
mise en perspective vient apporter un éclairage nouveau, un regard neuf sur le
mouvement paysan, venant redonner une fraîcheur à l’atmosphère, un regard non
totalement extérieur puisque désormais bien intégré au mouvement. Cela
apportera au spectateur une teinte, une touche nouvelle, une délicate attention
posée sur ce milieu. On pourrait en dire autant de ce second tableau illustrant
cette malléabilité – toute relative certes – du milieu paysan grâce à cette
scène chez les Valla dont la femme issue de la région Lyonnaise s’accroche à
l’idée de devenir agricultrice dans la région. On sent dans cette peinture
toute l’abnégation paysanne comme si la dureté du paysage – que l’on ne fait
que deviner dans cette œuvre précise puisqu’il s’agit d’un intérieur jour –
avait déteint et donné ses couleurs aux habitants.

 

Retour au réalisme pictural du
XIXème siècle.  

 

Mais il s’agit
donc d’un apport extérieur qui n’est pas venu porter son influence partout.
Ainsi la suite de l’exposition nous amène à faire la rencontre de Paul Argaud,
exposé ici dans ce cadre majestueux et ô combien imposant de sa ferme prise par
les glaces. Malgré les lunettes grossissantes chaussées par Depardon on ne
saisira de Paul Argaud que de vagues contours, laissant tiré devant nous le voile
d’un paysan sur la réserve. Un regard vide ? un être absorbé par la
vie ? un profond respect pour la vie et ceux qui la quittent ? voilà
quelques questions qui balisent cet espace préservé de Paul Argaud, espace que
le regard posé par le photographe emplit de respect, lui qui n’ira jamais plus
loin que les délimitations du champ de vision que pose la muse paysanne. 

 

Sans que l’on
y prenne gare, nous sommes invités pour la partie suivante de l’exposition à
prendre place au sein de la vie du couple Chalaye, autre figure de proue de la
paysannerie cévenole, un des dernier représentant de leur patelin, un des
dernier exemple de la liberté de ce monde paysan. Ce monde a subi les
influences de nombreux courants extérieurs, mais, à l’instar du couple Chalaye,
il semble conserver cette force de liberté. De cette liberté découle toute la
générosité que l’on ressent face à ce cliché pourtant bien loin des
stéréotypes. La lumière a beau être limitée du fait de la prise du cliché avant
l’aurore, le photographe, par le dispositif scénique – qui demeure malgré tout
d’une grande simplicité – par le choix des dominantes dans sa photographie, par
une grande ouverture capture toute la luminosité et fait naître une
photographie réellement prodigue.

 

Expressionnisme paysan

 

Nous arrivons
alors dans une dernière salle semblant vouloir dresser un bilan, faire le point
sur la situation actuelle du monde paysan, un bilan en demi-teinte mais dont la
tonalité dominante serait l’espoir. Ainsi à côté des portraits de Marcel Privat,
l’aîné des frères, et de la vache « casse-pieds » qui font figure de
vanités modernes, se dessine en trompe l’œil de véritables perspectives. Mais
nous serons d’abord touchés et émus par ces vanités et notamment celles de
Marcel Privat où l’on sent la mort toute incluse dans son activité d’éleveur.
La mort semble sans cesse présente dans son œuvre d’élevage et dans son œuvre
d’homme finalement. De même la colère que marque son frère face à la maladie de
sa vache figure comme une vanité expressionniste, refusant tout en signifiant
cette mort. Cela marque ainsi la deuxième étape de ce cadrage sur la ferme du
Villaret dont l’œuvre est donc bien marquée du sceau de la dialectique
passion/mort. On pourrait aussi souligner la présence dans cette dernière salle
d’une nature morte signée par la famille Jean Roy où la déliquescence du milieu
paysan est palpable. Mais l’on notera surtout, dans cette salle quelques
tableaux – pourtant plus discrets que ces vanités qui sembleraient peser de
tout leur poids sur la salle – qui instille de l’espoir dans cette ultime
galerie. Notamment la scène du banquet où ce petit garçon déclare son
attachement à la ruralité et au travail agricole. Le garçon, dans cette
peinture aux accents réalistes ne semble pas être le personnage principal et
pourtant sa présence au sein de ce tableau en fait toute la chaleur et lui
donne toute sa force. L’espoir est plus évident dans ce second tableau tout en
mouvement où l’on suit la progression à venir de Camille, la fille de Cécile et
du neveu Privat, Camille orientant donc ce trajet vers son profil paysan. Enfin, bien plus imposant que ces portraits
prometteurs, on trouvera exposée ici cette photographie en plan large de cette
ferme que l’on construit en contrebas des courbes cévenoles qui viennent
délicatement entourer la masure paysanne en devenir d’un espoir à bâtir.

 

Touche de pointillisme pour
paysage impressionniste

 

Et puis
Depardon reprend sa loupe et l’on referme finalement cette exposition sur un
nouveau plan large des Cévennes, laissant s’évanouir tous ces points qu’il a
agrandi à taille humaine, effectuant un retrait de ce monde, mais pas à
reculons. Car cette rétrospective du monde paysan donne surtout une belle
perspective sur ce paysage, donnant un brin d’espoir sur ce monde paysan qui
semble exprimer pleinement la modernité, sa
modernité. Il s’agissait ici de suivre un courant de la société que l’on
conjuguait habituellement seulement au passé mais qui peut être décliné au
présent et même au futur. Ce dernier panorama en donne un superbe aperçu, un
plan d’ensemble sur lequel le soleil daigne darder ses rayons bienfaiteur tout
en sachant se faire discret sur cette scène dont seul le photographe – au
moment où il saisit cet instant – semble connaître la richesse et dont cette
exposition se fait donc aujourd’hui le porte-parole. Cet exposé sur ces profils
paysans se veut donc profondément une esthétique moderne, une modernité au sens
baudelairien, qui rappelait que « La
modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art
dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable
 ». Car effectivement,
ce que l’on voit au travers de cette exposition et dont la scénographie
d’entrée et de sortie nous donne toute la force, c’est la fugacité de ces
personnes, l’ancrage de leur œuvre dans un temps bien défini, leur passage
éphémère mais bien aussi leur passage de relais vers d’autres qui incarneront
la continuité, une continuité renouvelée. Au travers des nombreux portraits
présentés ici – mais on pourrait tout autant évoquer les paysages – on sent que
cette modernité proche de ce qu’en dit Baudelaire s’en éloigne tout autant par
cette temporalité lente qui se dégage de chacun d’eux, de cette évolution qui
se fait à sa propre vitesse.

 

A voir : La vie Moderne, un film de Raymond
Depardon, production et son de Claudine Nougaret, Musique de Gabriel Fauré,
Montage de Simon Jacquet.

 

A Lire : Calvino Italo, Les villes invisibles, Ed. du Seuil,
1996 (1ère édition 1972).

surréalisme enneigé

Des trous dans la tête.

 

 

 

Des trous dans la tête, la tête en ébullition, se vidant totalement la tête, laissant sortir ses entrailles, son cœur, son corps, comme un volcan laissant échapper quelques fumerolles ci et là sur ses pentes brûlantes, mais révélant le même et unique magma. Ce sont ces trous, ces cheminées du volcan qu’explore ce film des plus intenses et merveilleux.  Non, qu’il s’agisse ici de montrer un de ces volcans explosifs qui font le ménage autour d’eux au point d’envoyer toute la poussière dans les cieux pour plusieurs jours. Non, il s’agit bien plutôt de l’autre type de volcan, celui qui érupte et éructe en permanence mais par petites doses, un de ceux jamais complètement endormi, parce que ce qu’il remonte à la surface sera toujours vivant. On aura beau tenter de domestiquer ces pentes si fructueuses, ses pentes si généreuses, jamais ce qui constitue le fin fond de ses entrailles ne prendra fin. 

 

C’est d’ailleurs de ce débordement incessant que né la jouissance successive (et même concomitante) au visionnage de ce film, jouissance tant sur le plan de la forme que du fond. Il en vient de partout, il en renaît sans cesse, il s’en échappe en tout point. De quoi ? des souvenirs, de la mémoire, de celle que forment donc ces fumées sorties des entrailles de la terre, de la cuisine du diable[1], pour remonter à la salle manger, pour se mêler aux effluves du repas familial. Et rien à y faire, la fumée, plus légère que l’air, remonte inlassablement au sommet de la boite crânienne avant de s’en échapper par tout orifice, tout trou les laissant alors s’instiller dans les autres organes, plongeant ainsi l’organisme dans un merveilleux ballet étourdissant, enivrant, le grisant de fragrances mélancoliques et oniriques – oui car en remontant vers la surface, ces souvenirs se chargent de divers déchets organiques, de différentes matières glanées ici et là, altérant alors la composition chimique pure des mémoires pour n’être in fine qu’un succédané de donnée, un simili de stimulus, un ersatz de fastes. Au plein air, ces souvenirs semblent être un de ces rivages inaccessibles ou quand ils se trouvent à proximité et enfin tangible et à portée de nage, ils se muent en un horizon maritime lointain, nous laissant comme perdu sur une île. Mais bien souvent, on ne les percevra que sous des formes impures, bariolées et surtout barriérées : ainsi tour à tour grille de joncs des bords de mer ou harpe onirique écartelée par les doigts graciles et fins d’une figure féminine du passé, voire même enchevêtrement d’arbres verticaux semblant strier le champ de vision ou désordres de branches couchées sur lesquels on pense pouvoir trouver un repos accompagné mais surtout seul car toute présence semble surtout le fruit des fumées hallucinogènes, un peu de celles qui guidaient les doux délires que la Pythie grecque distillaient à tous ceux se sentant dans le brouillard. En quelque sorte, on ressort de ce film en Pythie du quotidien, non totalement drogué car bien conscient de tout cela mais en tout cas submergé par des images, celles de ce film mais aussi d’autres, plus personnelles qui reviennent susurrer à l’oreille du présent, y déposer un doux baiser de la suavité du temps passé, croquer le cartilage et le faire frissonner avec des frayeurs oubliées, lécher le pavillon et le mettre bas pour ensuite recommencer la même opération de l’autre côté, donner dans la stéréo désynchronisée parce que comme le pense le héros du film, les choses se produisent toujours deux fois, sans doute nous laissant la possibilité de se familiariser une première fois à leur goût, leur parfum avant de pouvoir les savourer en connaissance de cause la seconde fois, reconnaissant leur juste valeur loin du culte de la première fois, mais plutôt dans la jouissance mémorielle, qui installe le nouvel événement dans une historicité des sens.

 

A voir : des trous dans la tête ! (brand upon the brain !), écrit et realise par Guy Maddin, Canada, 2006, avec Gretchen Krich, Sullivan Brown, Maya Lawson… et la voix d’Isabella Rossellini.

 

Mardi 4 novembre 2008.  


[1] Les allemands ont d’ailleurs une pâle image de ce qui sort de la cuisine du diable puisque qu’aller dans cette cuisine revient pour eux à se mettre dans le pétrin (donc littéralement « In Teufels Küche kommen »)