12ème Jour : Nordwijk an Zee – Haarlem
Expression du jour : à bâtons rompus.
Je voudrais ici me distinguer de l’ensemble des dogmes concernant cette expression. Effectivement, il est communément défendu l’idée selon laquelle cette expression, qui ne concerne désormais plus que le langage, incluait jadis de nombreuses autres possibilités d’emploi. Pour ma part, je suis d’avis qu’elle n’a jamais été utilisé que pour concerner une discussion, un dialogue, mais qu’on la doit à une forme de dialogue bien particulière. En effet, cette expression remonte aux heures les plus troubles de la guerre de cent ans. Durant cet épisode meurtrier majeur de l’histoire de l’humanité occidentale – car un chinois ne saurait se soucier du fait que cette guerre n’a en réalité pas duré cent ans mais quelques années de plus et qu’elle fit finalement bien peu de victimes comparées à la concomitante Grande Peste – les éclaireurs, en amont des batailles, communiquaient par l’intermédiaire d’un code très précis et bien cadencé, le code des éclaireurs, qui était composé d’une série de sons produits par l’entrechoquement de bouts de bois. Or compte-tenu de la durée de cet épisode militaire et des conséquences de la peste notamment en termes d’accès aux vivres ou à toute forme de matériel, il était parfois bien difficile aux éclaireurs de trouver leurs morceaux de bois de prédilection : des morceaux de 10 pouces de chêne vert, d’un diamètre minimal de 10mm, sans aspérités ni traces de maladie. Ils devaient alors se contenter soit de bouleau, de mélèze et parfois même de simples et frêles branches bien loin de la dimension réglementaire. Il arrivait alors à l’usage de ces morceaux de bois, qu’un de ceux-ci casse pendant la conversation initiée avec un autre éclaireur. La conversation était alors interrompue pour laisser le temps de retrouver d’autres morceaux de bois. Dans certaines circonstances particulièrement difficiles, ces ruptures ligneuses aboutissaient à des conversations morcelées, sans cesse interrompues pour être reprises au beau milieu d’une phrase quelques instants plus tard, des conversations à bâtons rompus.
Le nomadisme paradoxalement – même si à mieux y repenser c’est tout ce qu’il y a de plus logique – fait mieux s’attacher aux lieux. En tout cas, ceux-ci prennent une importance accrue, acquierrent une nouvelle dimension. Ayant rompu avec le voyage de non-lieu en non-lieu (ceux des aéroports par exemple ou des stations balnéaires indifférenciées), en voyageant à vélo, outre que le terme de voyage reprend tout son sens, c’est celui du lieu que l’on retrouve également. Chaque étape est importante finalement et l’on se retrouve vite à chaque fois à vouloir trouver des repères. Passer du temps à regarder des cartes, c’est bien étymologiquement prendre des repères topographiques. Mais à une plus petite échelle, chaque lieu de villégiature devient vite une chasse au lieu, à l’endroit qui marque, comme un besoin de retrouver des repères dans un monde que l’on a fait mouvant pour quelques instants, ceux du voyage.
A Haarlem, après une journée de pluie (et cela continue encore à l’heure qu’il est est, c’est à dire, un peu plus de 18h), après avoir pesté toute la matinée contre le système de signalétique pour vélo en hollande, nous laissant bien trop souvent dans une grande perplexité sur sa rigueur, j’ai trouvé mon lieu. Je suis passé devant une fois et me suis dit qu’effectivement cela méritait une parenthèse temporelle. J’ai poursuivi ma promenade dans l’humidité de la ville, pestant – oui, c’était un peu la journée de la peste aujourd’hui – contre ces hollandais qui ferment boutique à 17h – musées compris – avant de revenir laisser trainer mes guêtres du côté du lieu. On est juste en face de l’église principale, à deux pas de la Grote Markt Platz. De l’extérieur, cela semble être un vieux bar, à priori fort agréable. Mais ce serait faire injure à l’endroit que de se limiter à cela. L’endroit est tout particulièrement chaleureux et j’en viendrais même à le qualifier d’émouvant. J’y suis rentré à l’invitation d’une dame, qui je crois, presque pour sûr, m’a bien dit «entrez» – en français dans le texte – et suis alors tombé sur ce brouhaha phénoménal, sur ce lieu en forme de bric-à-brac, en plein milieu de l’agitation des gens de service, commençant alors à doucement entendre la musique monter, alors tout à fait ébahi. Je ne savais plus tout à fait où me mettre et pas seulement parce que le lieu était bondé, ne laissant aucune place pour s’asseoir. Il serait bien difficile de décrire le lieu tant il faut y être pour véritablement en ressentir tous les bienfaits sur le corps et l’esprit – ce bar devrait être remboursé par la Sécurité Sociale. On peut néanmoins dire qu’il est tout fait de boiseries, des cadres représentants des avions tant sous forme de dessins, de photos que de cartes postales, des maquettes de ces mêmes machines volantes sont suspendues au plafond. Dans un coin trône un vaissellier fébrilement éclairé, une salle – à priori destinée à la restauration – est séparée par une paroi de vitraux. De vieux ventilateurs brassent l’air comme on fait de la bière, des porte-manteaux de bois se laissent faire sans jamais croûler sous le poids des tissus qu’on leur impose de porter, les tabourets exhibent le même souci de la matière ancienne en magnifiant les rainures du bois. Il y fait chaud et c’est bon. Surtout, il y a le piano. Quand j’ai pénétré dans le lieu, c’est un air de Manhattan de Woody Allen (si ce n’est pas Manhattan, il s’agissait à coup sûr d’un autre air de ses films 28). Interprété en direct, c’est je dois le dire, tout particulièrement émouvant, à plus forte raison dans ce lieu, qu’on pourrait croire sorti soit d’un de ses films, soit des années 30, une sorte de café d’intellectuels, un potentiel bastion de résistants pour les périodes sombres de l’histoire, un lieu de liberté semi-clandestin.
Plus tard, au piano, ce sera une reprise de Piaf et bien d’autres airs souvent pour moi inconnus mais donnant toute la saveur à ce café-bar. On resterait ainsi des heures dans cet endroit, à boire, lire, écrire, discuter, même s’engueuler. Je crois que j’aimerais tout particulièrement avoir une engueulade ici, avec le piano en fond, une de ces prises de bec amicale, où trop exténués par la joûte verbale, trop oublieux du véritable prétexte de la première invective, on se laisse tomber dans les bras de l’autre pour mettre un terme à la dispute, dont les derniers stigmates disparaitront dès la première gorgée de bière prise en suivant. Bref, c’est un lieu pour vivre. Je ne sais si l’atmosphère Allennienne et l’entrée musicale dans le lieu ont fait que j’ai pu ressentir ce lieu de la sorte, mais dorénavant, il se présente comme un refuge dans cette journée maussade, un lieu hors du temps, un lieu hors de la géographie calamiteuse de ma journée. Un lieu peut ainsi sauver une journée, la géographie, l’histoire. Peut-être est-ce aussi la Jopen qui m’a rendu les choses plus aisée. Cette bière, qui en «stout» a l’allure d’une guinness et en «koyt» est plus épicée, était sans nul doute le breuvage le plus adapté aux circonstances et au lieu. Grâce à elles – car je me suis resservi – j’ai encore un peu plus l’impression qu’ici est un lieu où l’on aimerait s’ennuyer, où il faudrait laisser l’esprit divaguer, imaginer notamment toute son histoire, songer à ce qu’il a pu être et espérer qu’il demeure.
Haarlem pour moi, ce sera donc ça. On oubliera sans doute les belles demeures, les cours qui font en partie la réputation de la ville, le moulin d’Adrien, le musée historique – finalement pas visité – le musée national de la psychiatrie – que j’aurais aimé visiter – pour se concentrer sur ce seul lieu. Un lieu doit être restreint et se limiter à quelques dizaines de mètres carrés. Ce ne peut-être une ville entière. Admettons donc que Haarlem, dans mon esprit, soit ce seul bar. C’est certes réducteur mais très plaisant.
Mais après toute cette rêverie, il va bien falloir retourner au camping pour déguster mes raviolis. Car si ce n’est pas lundi (j’en réfère au fameux «lundi, c’est Ravioli» de La vie est un long fleuve tranquille), en souvenir d’Abribus, je me devais d’en passer par là. Abribus, l’association d’aide aux sans-domicile fixe strasbourgeoise de laquelle je fus membre pendant plusieurs années, effectuait dans la ville, trois fois par semaine des arrêts afin de venir proposer des repas chauds et un peu de parole – pas nécessairement la bonne, juste du temps de parole et parfois même juste d’écoute – aux personnes soit vivantes dans la rue soit plus généralement «dans le besoin». Oeuvrant le dimanche, nous étions la dernière tournée de la semaine et de ce fait moins bien dotés en termes alimentaires, que nos collègues des jours précédents. De ce fait, quand les produits frais venaient tout particulièrement à manquer, nous devions piocher dans les réserves de boites de conserve, et notamment dans celles de raviolis, parmi les moins mauvaises de toutes29. C’est donc dans ces situations d’extrême nécessité que l’on se ressent l’envie d’une boite de ravioli. Je ne pus néanmoins m’empêcher de les agrémenter d’un bon fromage dont je fis l’acquisition sur un espèce de marché de petits producteurs locaux sur la grande place jouxtant l’église principale de Haarlem.
28 il s’agissait en fait d’une chanson de Manhattan Murder Mystery, chanson intitulée «I’m in the mood for a love» et composée par Erroll Garner