sur le vif #27 : voyageur sans bagage
Dans le couloir, il défait les sacs les uns après les autres. Il les défait, ou plus exactement, il les extrait de l’habitacle qui leur est réservé dans le train. Il se saisit d’un, le pose à ses pieds, délicatement, afin de ne pas heurter ses orteils qui dépassent de ses sandalettes, menacés qu’ils sont par la chute inopinée et malencontreuse d’un des précieux bagage. Quand il a finit, il remet tout en place. Il croit à l’identique, mais un maniaque du rangement trouverait sans nul doute à redire. Il réitère son manège de la sorte, une, deux, trois fois.
Le remue-ménage du couloir commence à faire sortir de leurs torpeurs les voyageurs de la nuit. Ceux qui dormaient sur leurs deux oreilles, en on déposé une dans le couloir afin de mieux s’enquérir du trouble sonore. Ceux qui ne lisaient que d’un œil leur magazine vite accroché à leur bras lors de leur arrivée en gare, ont désormais les deux fixement calés dans la tablette de plastique qui leur fait face. Pas de chances pour ces lecteurs inattentifs, le bruit est dans leurs dos, nulle possibilité de regarder le péril directement dans les yeux. Si l’inquiétude monde à l’écoute de ce bruit, ce n’est pas encore suffisant pour faire volte-face et faire face au danger. Subterfuge humain d’évitement du péril, dans un premier temps, refusant de l’admettre, l’homme l’ignore et le nie en ne confrontant pas ses sens à ses quelques expressions. Lorsqu’il ne sera plus possible d’ignorer sa présence, à deux pas de là, il faudra alors véritablement le prendre à bras le corps.
Pour l’instant, l’indo-pakistanais à la tignasse hirsute et à la coloration de la neige doucement picorée par le sel déposé par les agents de la DDE sur une route de France, continue son exercice d’efficience d’ordonnancement bagagiste. Qui sait, une raison plus profonde le pousse peut-être à pareil agissement. Vient à passer un résident du wagon adjacent qui se voit coupé dans son lent élan de grand mâle rendu apathique par le ronron du train. « where is my bag ? » lui demande le petit homme basané et à la tunique bleue dans un anglais approximatif mais tout à fait compréhensible. La raison est enfin avancée. Néanmoins, l’acharnement à retourner les sacs sous toutes leurs coutures ne s’explique que très partiellement par cette raison. Un ou deux chambardement intégral – comprenant l’enlèvement puis le repositionnement des bagages – semblerait amplement nécessaire à vérifier la présence d’un sac de voyage dans l’habitacle alors fouillé de fond en comble. Non, le voyageur n’a pas vu le sac. Il est d’ailleurs un peu interloqué par la question : comment pourrait-il savoir quelle allure a le sac de ce descendant des Mogols ? Il ne le connaît ni de la plèvre, ni des dents, il serait alors bien délicat d’envisager l’identification d’un sac. Mais ce représentant du sous-continent indien lui paraît tout aussi perdu qu’un cannibale dans une réunion Tupperware consacrée à la cuisine végétarienne. Il ne peut résister au devoir d’humanité qui lui incombe, qu’est d’aider le pauvre homme. Obstrué qu’il est par tous les sacs, il se met d’abord à remettre de l’ordre dans le couloir, pendant que l’homme sans bagage, se sentant entouré, commence à déambuler dans le wagon afin de s’enquérir du propriétaire des différents sacs amassés à même le wagon.
L’irruption, d’abord de la voix anglaise matinée de l’exotisme indo-pakistanais puis du corps de l’homme s’exprimant de la sorte, vient calmer les angoisses naissantes chez les passagers du wagon. Enfin, l’origine du remue-ménage peut être identifiée et ne semble pas d’une hostilité comparable à celle du supporter de football à l’alcoolémie anormalement élevée. Il n’empêche que sa requête apparaît comme des plus incongrues et lance visiblement une seconde vague d’angoisse chez les voyageurs. Un homme ne sachant où est son sac et à quoi il ressemble – s’interrogeant sur l’appartenance de sacs aux allures très variables et peu comparables – ne peut-il être autre chose qu’un terroriste à qui on a remis un sac rempli d’explosif et dont les aspects décoratifs n’a pas – assez logiquement, avouons-le dans cette hypothèse – véritablement retenu son attention ? Mais pourquoi la France ? Pourquoi ce fleuron de l’industrie française qu’est le TGV ? Sont-ce là de nouvelles répercussions de l’affaire Karachi ? N’aurait-il pas mieux valu laisser gagner l’équipe indienne lors du match amical France-Inde qui s’est tenu le 14 mars dernier ? Est-il encore temps pour reconnaître la supériorité esthétique du Taj Mahal sur la Tour Eiffel ?
Après avoir recensé l’intégralité des sacs présents dans le compartiment, sort de nulle part, un individu de corpulence réduite et à l’allure très occidentale. Il exhibe un sac et s’informe sur son possesseur. Les yeux braqués sur l’homme, le silence se fait. Il est des silences religieux, de recueillement, il est des silences amicaux, de partage du temps, il est des silences d’inimitiés, emplis d’embarras et il est des silences anxieux, faisant se remplir l’atmosphère d’un voile de pesanteur qui ne doit pas être sans rappeler quelques incidents diplomatiques dans la station spatiale internationale en apesanteur. Qu’adviendrait-il si le sac n’appartenait à personne ? Nul n’oserait imaginer qu’il s’agisse d’un symptôme de l’effondrement d’un système capitaliste fondé sur la propriété privée. Nul ne songerait à un malencontreux oubli à un arrêt précédent. Nul ne penserait qu’il put s’agir des effets personnels d’un passager au transit intestinal délicat. Une seule explication apparaît possible. Le sac est bien originaire du sous-continent indien – comme le sont d’ailleurs de nombreux articles de bagagerie et de maroquinerie – du fait de la même origine de son propriétaire. Le voyageur sans bagage vient de remettre la main sur son bien.
Sur le quai de la gare, à la descente du train, le petit homme bleu, s’il a retrouvé son sac, ne semble pas avoir retrouvé ses esprits. Démarche lente et aléatoire, il déambule entre les poteaux du quai. Si ceux-ci dessinent le cheminement à suivre pour sortir du sanctuaire ferroviaire, l’homme pose ses pas avec circonspection. Il dessine une nouvelle perspective dans son existence, qui, si elle ne danse pas d’un pied sur l’autre, oscille doucement mais sûrement, cherche ses marques, pose des pas hésitants sur le macadam qui le porte loin du trépas.