Archive pour août 2011

sur le vif #27 : voyageur sans bagage

Dans le couloir, il défait les sacs les uns après les autres. Il les défait, ou plus exactement, il les extrait de l’habitacle qui leur est réservé dans le train. Il se saisit d’un, le pose à ses pieds, délicatement, afin de ne pas heurter ses orteils qui dépassent de ses sandalettes, menacés qu’ils sont par la chute inopinée et malencontreuse d’un des précieux bagage. Quand il a finit, il remet tout en place. Il croit à l’identique, mais un maniaque du rangement trouverait sans nul doute à redire. Il réitère son manège de la sorte, une, deux, trois fois.

Le remue-ménage du couloir commence à faire sortir de leurs torpeurs les voyageurs de la nuit. Ceux qui dormaient sur leurs deux oreilles, en on déposé une dans le couloir afin de mieux s’enquérir du trouble sonore. Ceux qui ne lisaient que d’un œil leur magazine vite accroché à leur bras lors de leur arrivée en gare, ont désormais les deux fixement calés dans la tablette de plastique qui leur fait face. Pas de chances pour ces lecteurs inattentifs, le bruit est dans leurs dos, nulle possibilité de regarder le péril directement dans les yeux. Si l’inquiétude monde à l’écoute de ce bruit, ce n’est pas encore suffisant pour faire volte-face et faire face au danger. Subterfuge humain d’évitement du péril, dans un premier temps, refusant de l’admettre, l’homme l’ignore et le nie en ne confrontant pas ses sens à ses quelques expressions. Lorsqu’il ne sera plus possible d’ignorer sa présence, à deux pas de là, il faudra alors véritablement le prendre à bras le corps.

Pour l’instant, l’indo-pakistanais à la tignasse hirsute et à la coloration de la neige doucement picorée par le sel déposé par les agents de la DDE sur une route de France, continue son exercice d’efficience d’ordonnancement bagagiste. Qui sait, une raison plus profonde le pousse peut-être à pareil agissement. Vient à passer un résident du wagon adjacent qui se voit coupé dans son lent élan de grand mâle rendu apathique par le ronron du train. « where is my bag ? » lui demande le petit homme basané et à la tunique bleue dans un anglais approximatif mais tout à fait compréhensible. La raison est enfin avancée. Néanmoins, l’acharnement à retourner les sacs sous toutes leurs coutures ne s’explique que très partiellement par cette raison. Un ou deux chambardement intégral – comprenant l’enlèvement puis le repositionnement des bagages – semblerait amplement nécessaire à vérifier la présence d’un sac de voyage dans l’habitacle alors fouillé de fond en comble. Non, le voyageur n’a pas vu le sac. Il est d’ailleurs un peu interloqué par la question : comment pourrait-il savoir quelle allure a le sac de ce descendant des Mogols ? Il ne le connaît ni de la plèvre, ni des dents, il serait alors bien délicat d’envisager l’identification d’un sac. Mais ce représentant du sous-continent indien lui paraît tout aussi perdu qu’un cannibale dans une réunion Tupperware consacrée à la cuisine végétarienne. Il ne peut résister au devoir d’humanité qui lui incombe, qu’est d’aider le pauvre homme. Obstrué qu’il est par tous les sacs, il se met d’abord à remettre de l’ordre dans le couloir, pendant que l’homme sans bagage, se sentant entouré, commence à déambuler dans le wagon afin de s’enquérir du propriétaire des différents sacs amassés à même le wagon.

L’irruption, d’abord de la voix anglaise matinée de l’exotisme indo-pakistanais puis du corps de l’homme s’exprimant de la sorte, vient calmer les angoisses naissantes chez les passagers du wagon. Enfin, l’origine du remue-ménage peut être identifiée et ne semble pas d’une hostilité comparable à celle du supporter de football à l’alcoolémie anormalement élevée. Il n’empêche que sa requête apparaît comme des plus incongrues et lance visiblement une seconde vague d’angoisse chez les voyageurs. Un homme ne sachant où est son sac et à quoi il ressemble – s’interrogeant sur l’appartenance de sacs aux allures très variables et peu comparables – ne peut-il être autre chose qu’un terroriste à qui on a remis un sac rempli d’explosif et dont les aspects décoratifs n’a pas – assez logiquement, avouons-le dans cette hypothèse – véritablement retenu son attention ? Mais pourquoi la France ? Pourquoi ce fleuron de l’industrie française qu’est le TGV ? Sont-ce là de nouvelles répercussions de l’affaire Karachi ? N’aurait-il pas mieux valu laisser gagner l’équipe indienne lors du match amical France-Inde qui s’est tenu le 14 mars dernier ? Est-il encore temps pour reconnaître la supériorité esthétique du Taj Mahal sur la Tour Eiffel ?

Après avoir recensé l’intégralité des sacs présents dans le compartiment, sort de nulle part, un individu de corpulence réduite et à l’allure très occidentale. Il exhibe un sac et s’informe sur son possesseur. Les yeux braqués sur l’homme, le silence se fait. Il est des silences religieux, de recueillement, il est des silences amicaux, de partage du temps, il est des silences d’inimitiés, emplis d’embarras et il est des silences anxieux, faisant se remplir l’atmosphère d’un voile de pesanteur qui ne doit pas être sans rappeler quelques incidents diplomatiques dans la station spatiale internationale en apesanteur. Qu’adviendrait-il si le sac n’appartenait à personne ? Nul n’oserait imaginer qu’il s’agisse d’un symptôme de l’effondrement d’un système capitaliste fondé sur la propriété privée. Nul ne songerait à un malencontreux oubli à un arrêt précédent. Nul ne penserait qu’il put s’agir des effets personnels d’un passager au transit intestinal délicat. Une seule explication apparaît possible. Le sac est bien originaire du sous-continent indien – comme le sont d’ailleurs de nombreux articles de bagagerie et de maroquinerie – du fait de la même origine de son propriétaire. Le voyageur sans bagage vient de remettre la main sur son bien.

Sur le quai de la gare, à la descente du train, le petit homme bleu, s’il a retrouvé son sac, ne semble pas avoir retrouvé ses esprits. Démarche lente et aléatoire, il déambule entre les poteaux du quai. Si ceux-ci dessinent le cheminement à suivre pour sortir du sanctuaire ferroviaire, l’homme pose ses pas avec circonspection. Il dessine une nouvelle perspective dans son existence, qui, si elle ne danse pas d’un pied sur l’autre, oscille doucement mais sûrement, cherche ses marques, pose des pas hésitants sur le macadam qui le porte loin du trépas.

sur le vif #26 : photo manquante

puzzlimage © Pierre Miglioretti

Il est des mémoires pour lesquelles l’on aimerait qu’une photographie existât. Fixer l’instant, en donner une restitution si partielle soit-elle, graver le temps à sa guise.

Jadis disait-on que le temps écorne les photos, qu’il jaunit les images ou le papier. Il n’est qu’à farfouiller dans les feuilles d’un bouquiniste pour se rendre compte de la prédominance chromatique du blanc écru tirant sur le jaune lorsque le temps fait son affaire de la matière. Les temps changent et la technologie aussi. Aujourd’hui, les photos esquintées par le temps, sont pixelisées, car c’est le sort des mémoires dont on ne prend pas soin, des détails comme des carrés sont plus saillants. Il ne faudrait jamais mettre les souvenirs sur le carreau.

Ceux-là ont décarré un lointain jour de juin ou un autre mois de déclaration. Ils en imposent ces souvenirs. Ce ne sont pas les siens, à cet homme qui arpente le salon de l’appartement en tout sens. Ce sont les souvenirs d’un autre homme, des mémoires en somme. Elles sont concentrées sur un bout de papier, certes glacé de quoi filer un frisson de maintenir entre ses doigts, ce qui glace les sangs. Ils ne lui font pas froid dans le dos pour autant. Sans doute le chauffage au sol y est-il pour quelque chose. C’est surtout la surprise qui le prend à la gorge pour quelques instants. Puis les émotions dégorgent, en décoction, délicatement, il s’en délecte. Les gaveurs de sentiments, faisant ingurgiter doctement leur mixture de sentimentalisme nous fourre habituellement droit dans le gosier de quoi s’égosiller à s’en plaindre. Des plaintes pour réclamer un surplus de vide. La pilule est difficile à avaler quand elle est ainsi empalée sur le palais délicat, sans prêter garder aux muqueuses qui en garde un goût amer. Les sentiments doivent couler goulûment dans le gosier, d’un trait et sans à-coup, sans pression aucune. Les sentiments se sentent doucement ou ne se sentent pas.

Là, les souvenirs se plantent dans le vide, sur des rectangles de pixels. Ils ne sont plus suspendus à la pince à linge prenant son appui sur le fil tendu dans le salon, les bacs de révélateurs encore pleins, les mains du photographe encore prises, exerçant leur emprise sur les clichés, un à un. Pourtant, celui-ci est bien là, devant lui, suspendu à un fil. Il file un mauvais coton, car démêler les fils du passé, c’est toujours quelque peu coton. C’est un tissage à recomposer, un paysage à redessiner. Sur la photo, aucun paysage véritablement. Un homme, droit, comme on en fait plus aujourd’hui. Fixe et pour ainsi dire sans expression, sans doute peu coutumier du dispositif photographique. Il ne pourrait jouer d’un quelconque artifice afin de faire rejaillir une émotion qu’il ne ressent pas à l’instant présent. Il est un apprentissage désormais bien assimilé celui du sourire, éventuellement celui de la posture décalée devant l’appareil photographique. Il est désormais une habitude prise, celle de la posture à adopter durant une prise. En son temps, la photographie était chose trop rare. Poser devant l’appareil – l’homme n’est d’ailleurs pas posé, il demeure debout, tout contre le mur sans même s’y appuyer – relève d’une forme d’étrangeté, de la curiosité. Sans doute, à l’instar des cirques, le photographe était de ces hurluberlus déambulant de village en village, venant rompre une forme de quotidien, créant l’événement. Les clichés prolifèrent aujourd’hui, ils créent le quotidien. Un événement véritable allait venir ébrécher la vie de cet homme, quelque chose le poussant à « immortaliser » l’instant. Avant la courbe, on contemple la ligne droite. A l’approche du virage, il permettait que l’on jette un regard sur ce qui avait précédé. Fixé sur la photographie, l’homme dans son appartement croit voir sur le visage, le virage qui se dessine. La solennité de l’instant souligne la gravité. Ce qui précède la courbe se scelle à l’ombre de l’homme. C’était l’instant d’avant, bien au delà du pouvoir photographique.

Si les petits carrés blancs – parfois empruntant au format rectangulaire – et leurs illustrations lui font défaut, le puzzle s’épaissit. Les vides du tableau se comblent. Perec aimait à rappeler que le jeu du puzzle n’est pas une activité solitaire. Il consiste à reconstruire ce qu’un autre a fait, se remettre à la place du faiseur de puzzle. C’est une complicité à travers le temps, un partage au delà de la linéarité temporelle. Où a-t-il posé ses pas cet homme de jadis ? Pourquoi a-t-il délaissé ce coin pour en rejoindre un autre ? A l’heure qu’il est, le joueur de puzzle a reconstitué le cadre, il lui reste des trajectoires à retracer, des contrastes à déceler.

sur le vif #25: de la fidélité dans la société contemporaine

Se départir du statut de touriste étranger pour revenir à celui d’autochtone consumériste engendre quelques désagréments dont il faut bien s’accommoder dans la vie quotidienne. L’incertitude et l’évidente hésitation des mots prononcés dans la langue du pays à la caissière d’Europe centrale – quand ils ne sont tout bonnement pas prononcés dans l’anglais international – indiquent rapidement à l’interlocutrice notre étrangeté au pays et surtout à l’enseigne du supermarché. Le retour au pays natal fait de nouveau de nous une proie facile pour les vendeurs de morale consumériste prenant notamment la forme de la carte de fidélité, contrat de mariage arrangé pour consommateur en mal d’amour. A trois reprises, ces derniers jours, un contrat de mariage avec autorisation d’adultère m’a été proposé. Car, si bien certainement les enseignes de grandes surfaces aspirent à la monogamie consumériste, il est implicitement accepté l’adultère et de nombreux consommateurs, polygames de leur état, vont souvent voir ailleurs, pratiquant donc l’extraconjugalité plus souvent qu’à leur tour. Je ne fais pas partie de cette cohorte et je me refuse à cette hypocrisie matrimonialo-commerciale. Si je ne suis en rien fidèle aux enseignes alimentaires, je ne vois pas pourquoi je marquerais formellement un lien plus étroit avec l’une d’entre elle en me dotant d’une carte certifiant cette relation de confiance tissée entre consommateur et vendeur, au prétexte d’intérêts mercantiles à tirer de cette contractualisation souple. Comment réagirait par ailleurs une carte de fidélité en compagnie de ses nombreuses autres consœurs dans le même porte-carte ? La fidélité est un absolu : on est ou on n’est pas fidèle, on ne l’est pas à moitié, même si on peut être fidèle à sa moitié. Je me refuse donc de mettre en porte-à-faux des cartes de fidélité avec leur raison d’être. Le maraîcher du marché, aura lui ma fidélité tant que je pourrais me fier à ses figues et à ses fèves. Pour lui, nul besoin de carte, ma fidélité tient à sa fraîcheur.

Il est d’autres fidélités à l’heure actuelle bien plus difficiles à entretenir. Il en est notamment de celle accordée entre le chercheur d’emploi et son conseiller en recherche d’emploi. Si ce dernier est ouvertement polygame et se montre de plus en plus sélectif dans ses conquêtes, il devient également de plus en plus exigent avec ceux qu’il a néanmoins décidé de prendre sous son aile. S’il est toujours présent pour aider le chômeur à prendre son envol, il le maintient pour autant sous cage. Le chômeur, la cage thoracique ainsi pressurée, lui pourtant peu assuré nécessitant qu’on lui montre la voie, n’a alors plus voix au chapitre. Contraint, opprimé, brimé, les barreaux de la cage sont ceux des instituteurs de jadis, tâtant du bout de doigts, de là où cela fait mal, de là où ça humilie, de là où ça lie les mains, de là où ça salit le corps et l’esprit. Pieds et poings liés, le cerveau encerclé dans les cerceaux des chiffres et des catégories, le chercheur d’emploi est comme le chercheur en astrophysique : béat devant un trou noir. Mais comme les étoiles anciennes et vieillis pour avoir trop flambées, un jour elles disparaissent du champ du télescope. Pour les chômeurs, il suffit d’un rien. S’ils sortent du radar quelques semaines au mauvais moment, sans aucune trace sur l’écran, ils sont détruits en plein vol. En dehors du cockpit, sans parachute, elle est peut-être là la libération, celle d’une fidélité oppressante qui demande sans arrêt des preuves d’amour.

Il est d’autres réminiscences du temps qui rappellent notre fidélité à la vie. Il est de ces choses qui ressurgissent du passé, des personnes longtemps enfouies sur un flot de lettres poussé au loin à l’horizon par les grains de sable du temps, juste de quoi laisser quelques lettres de papier dépasser. Il n’est qu’à les déterrer dans ce coin de ciel bleu et oppressant. Le vent a soufflé sans pour autant écraser les nuages contre les montagnes. Leurs formes sont toujours au dessus de nos têtes, s’insérant dans la vacuité étouffante du ciel pur. Ils meublent notre esprit, nous évite quelques angoisses métaphysiques, nous offrant quelques perspectives, quelques ombres salutaires au tableau vide du temps. Evoluant ainsi lentement, ils demeurent en place sur le plateau de jeu. S’ils changent de rôles, à cour ou à jardin, ils sont toujours de nos atours. Il n’est qu’à profiter de l’instant où s’en parer de nouveau, comme si l’on ne s’en était pas séparé. La fidélité recèle cette capacité à s’accorder en tout temps avec le passé, de s’y raccrocher quand il passe à notre proximité. La fidélité est constance et concordance des temps.