Archive pour juillet 2011

sur le vif #24: place tournante

Il s’est posté debout, devant la sortie. S’il n’est sans doute pas ivre, il n’est pas pour autant sobre. Mais s’il se tient à la barre, ce n’est pas son propre mouvement qui l’exige. C’est surtout que le bus tangue. Il ne cesse d’ailleurs de s’en plaindre, de ce mouvement intempestif du bus. Il aurait sans doute préféré un bus immobile, un bus qui ne transporte pas. Du transport en commun, ce qui importe le plus, c’est sans nul doute le commun. Il est seul, et seul le bus le transporte avec le commun des mortels. Car s’il est fait de chair et de sang comme tout un chacun dans ce bas monde de mortels, ses sangs imbibés et ses chairs odorantes n’en font pas un homme désiré. Il est comme tant d’autres persona non grata. Pourtant si l’on gratte sous la surface, il est bel et bien une personne.

Il grommelle et marmonne dans sa barbe. Peu importe qu’elle soit de trois jours ou plus. Il ne compte plus les jours. Les jours lui sont peut-être d’ailleurs même comptés. Si, in fine, ils le sont pour tous, comme certains mots au scrabbles, pour lui, ils comptent double. Combien d’heures, combien de jours d’un « intégré » font dans la vie des désintégrés ? Le désintérêt, lui, grimpe en flèche, à l’instar du taux d’intérêt de la BCE en période de croissance afin de juguler l’inflation. Si l’on peut faire dire ce que l’on veut aux chiffres de l’économie, lui n’en voit pas la couleur des chiffres et de l’argent qu’ils symbolisent. L’argent n’a pas d’odeur, car à défaut d’en avoir, le corps sent.

S’il parle, s’il laisse échapper un filet d’air de sa bouche amochée, il ne s’adresse pour autant pas à une personne en particulier. Si ce ne sont que griefs du quotidien, inquiétudes sur la conduite du chauffeur, angoisses sanitaires sur l’état de sa jambe, c’est à la société qu’il s’adresse, celle qui ne lui a pas donné d’adresse, celle des barrières qui en son sein se dressent. Il lance ainsi ses phrases timides et faibles à qui voudra bien l’entendre, à qui voudra bien jouer le représentant de la société. Il ne l’accuse d’ailleurs pas véritablement, mais il vient lui faire état de ses doléances qu’elle entendra ou non. Preuve de sa bienveillance, quand un homme vient à passer et que du bus, il souhaite descendre  si son arthrose du genoux ne le rendait à la douleur, il lui aurait fait des génuflexions pour s’excuser d’avoir obstrué le passage. Lui, c’est du monde dont il souhaite descendre, alors un passager qui ne souhaite que prendre congé du transport en commun, il comprend tout à fait. D’autant que l’homme qui descend alors a la possibilité, quand il le souhaite, de passer du commun au singulier. Cinglante réalité d’un pluriel à géométrie variable. Si la question est aigüe, lui n’est pas obtus et n’obture le passage qu’à titre exceptionnel. Il le libère donc toujours de bon gré et ne maugrée que quelques excuses. Cet homme n’est pas à sa place et rajuste sa position. Pourtant dans la société, il n’a pas plus trouvé la « bonne » place et où qu’il aille, il fera figure d’épouvantail, d’homme à effrayer les mauvais présages de la société.

Quelques stations plus loin, il descendra à son tour du bus. Sans transport, sans commun, il s’en ira rejoindre les rues désertes, où, bonne cloche, il sonnera l’alerte pour la société. Il redeviendra un peu plus invisible, un peu plus silencieux et un peu plus inodore. Pour être exact, lui ne changera rien, seulement sa place dans la rue et dans un bus n’est pas la même. Le bus est un service public : il déplace les problèmes et nous les place juste sous notre nez.

lucarne de lune

Une lucarne se dessine sur le matelas.

La lune est là.

Sous l’effet du vent elle s’incarne,

Ses projections dansent sur les draps que j’agite tout autant.

Le temps est mouvementé,

Le bateau gîte

Et le gite n’est plus très sûr.

Je suis à découvert

Et la lumière m’emmène au diable vauvert.

Sous les doigts,

Les formes ondoient.

A présent le faible flot de lumière file entre eux.

Comme un filet d’eau qui les effleure

Le cœur à fleur de peau nous mettant l’eau à la bouche

Pour peu que le doigt y touche.

Il nous en bouche un coin – de la bouche –

Et fait mouche.

Le rectangle de lumière

Sans grand angle

S’axe sur le bel astre.

D’ici ses balafres

Les affres d’astéroïde,

Les cratères de mystères m’échappent.

Je préfère son écharpe de lumière,

Ses rayons de harpe blême qui frappent mon visage,

Sans outrage.

Si rien n’y pousse,

Elle se fait douce.

Les tourments filent en douce

Et bientôt les songes s’ébrouent.

Si ce n’est qu’un fragment,

Si ce n’est qu’une lueur,

Cette sombre pâleur

Comble nos errements.

Elle se pose près de nous,

Nourrit notre regard,

Lui rend toute sa vigueur,

Détourne ce qui nous égare.

Sa présence indubitable

Ne dicte rien.

Elle nous indique le chemin,

Celui qu’il nous appartient de choisir.

La voie lactée n’est jamais loin.

Elle élague l’esprit et le libère

Ouvre l’amplitude des choses

Nous chausse de pompes de sept lieux

Traversant tout lieu en trombe.

La voie lactée ne rentre pas dans la lucarne

Plus vaste, elle préfère rester discrètement à la porte.

La lune se fait œilleton,

Eclairant en son milieu

Les mirifiques lieux.

Elle nous ouvre les portes des cieux

Qu’on voit par le trou de la serrure

Comme une lucarne en œil de bœuf.

sur le vif #23: vision en évasion

Les yeux voient et nous montrent ce qu’ils veulent bien nous faire voir. En ce moment, ils m’en font voir de toutes les couleurs et prennent la réalité sous l’angle des sensations plutôt que sous celui de la vision.

Ainsi l’œil droit, au tressautement irrégulier s’est mué en stroboscope, créant mouvement là où il n’existe pas, faisant des livres d’images de véritables flip-books, flippant à en devenir ainsi vivants. Ce qui défile sous mes yeux semble ainsi défier les lois de la gravité. Dans ce mouvement saccadé, les êtres ne sont plus tout à fait cloués au plancher, devant garder quoiqu’il arrive les pieds sur terre. Ne saisissant qu’une fraction du mouvement ils prennent une allure guillerette, les pieds loin du raz des pâquerettes, ne se posant qu’une fraction de seconde à chaque pas. Ainsi ils ne laissent pas de traces de leur passage, aucune empreinte. Seule la vision saisit une partie du mouvement alors que le cerveau le complète de ses connaissances cinétiques.

A d’autres moments, mes yeux s’énervent, les cils ploient sous le paysage qui se déploie. Les visions se confondent et comme la neige fondant au soleil, il en reste une trace au sol, une auréole de souvenance. C’est une trace de boule de glace sur le marbre de l’élégance faite rue pavée, comme un assassinat de la fantaisie, un meurtre de l’innocence. Glace à la fraise, elle s’étale en flaque rosâtre dans laquelle je me mire. Se revoir dans les souvenirs donne une impression de déjà-vu, seulement une impression car les souvenirs recomposent le passé. Les souvenirs prennent de grandes libertés avec le passé. Un souvenir est tout ce qu’il y a de plus présent. C’est un présent du passé que l’on ne déballe que longtemps après. Cette glace sacrifiée, si elle n’est pas de celles qui portent malheur car on lui a fait offense, nous confesse ses illusions perdues. Elle avait souhaité pouvoir donner quelques onces de plaisir et de réjouissance mais elle se retrouve, sur le carreau, dans la plus grande impuissance. Qui pourrait-elle faire sourire, à côtoyer désormais les excréments canins et aviaires, à se faire écraser par les pas des passants pressés que tout indiffère ? Elle avait fait son temps, celui de l’oubli est désormais venu. Seules quelques personnes conserveront son image en tête. D’autres privilégieront à l’image, la sensation, se passant de l’écran de la représentation mentale.

Par moment, sous la vitesse, les yeux ne savent plus où donner de la tête. Ils oscillent entre deux points de vue, entre deux angles. Ils passent d’un point à un autre, dodelinent de la tête et ne peuvent se fixer. Les images se mélangent et se recombinent. Les trombines des gens s’envisagent. Certaines semblent familières, comme si elles avaient été vues hier. D’autres sont plus troubles. Elles ne sont pas tombées dans l’oubli, mais l’identification est malaisée. Ces gens ont été délaissés par le cerveau, s’envolant et surplombant l’horizon en cerf-volant. Elles couvrent le ciel, indistinctement se mêlant les unes les autres, composant un patchwork de visages. Des tronches détonnent dans le paysage et s’affichent plus nettement que d’autres. Il ne faudrait pas y voir d’affinités particulières, mais plutôt justement des particularismes qui s’inscrivent plus facilement dans l’esprit, en en faisant des figures exemplaires.

Parfois, dans le mouvement oculaire, sous la douce lumière qui se pose sur la paupière, les rêves dérivent, ils se font ballotés par les flots. Ces derniers les poussent au gré des courants, les transporte sur le haut de la vague, avant de les laisser retomber dans son creux. Là, ils savourent quelques instants d’accalmie mélancolique, à l’ombre de la vague, qui bientôt viendra s’abattre sur eux. Ils ne seront alors plus que bois flottant, construction dérisoire en proie au hasard de l’océan. Plus tard, les flots tempérés auront baissé pavillon. Les fragments d’images flotteront paisiblement à la surface. Ainsi quelques traces ne s’effacent, retrouvent le littoral et s’échouent sur la plage. On ne contemple alors plus que cette large bande de sable, ondulée par le temps, sculptée par les phénomènes. Au fil des années, elle a perdu de sa virginité. Sur elle s’amoncelle désormais tout un fatras qui fit le sel de la vie. Indistinctement, sans ordonnancement, les images et sensations font mémoire de multiples bouleversements. Grâce aux yeux, la plage résiste aux vagues.

sur le vif #22: ma rêveuse

Allongée, emmêlée entre ses draps, elle dort. L’épaule et le quadran nord-ouest de son corps sont découverts. L’apaisement se dépose sur sa peau. Lisse et fraîche, elle ne frémit pas. Les poils bien rangés et allongés n’ont aucune raison de se dresser pour un malheur à venir. Rien ne viendra la troubler. Ils peuvent se coucher et dormir sur leurs deux oreilles. Sur l’oreiller d’ailleurs, sa tête est ailleurs. Les yeux clos ne sont plus rien pour le cerveau. En pilote automatique, il divague et si jamais ses yeux se décidaient à lever l’ancre, ils resteraient encore un peu dans le vague. Rêveuse, elle est heureuse. Car elle n’y songe pas. Le bonheur ne se pense pas et ne se réfléchit pas.

Dans le vague, les flots de la mer la submergent. Juste derrière, au-delà de la fenêtre, elle s’agite et s’impose à notre regard. D’ici, on ne discerne à peine qu’un vague liseré jaunâtre de la plage sablonneuse. Le rebord de la fenêtre masque le reste de l’estran et le restant de la plage qui passe toute l’année au sec. Le ciel prend une grande place dans le cadre de la fenêtre. La différence avec la mer est à peine perceptible, quelques nuances de gris tout au plus. L’immensité sur terre et au ciel, juste derrière quelques millimètres de verre.

Ma rêveuse s’étale dans l’immensité du lit king size. Ses longues jambes galbées feraient presque pâle figure sur une telle surface. La pâleur de sa peau se confond avec les draps, cœur d’églantine, douceur rosée, douce fleur que l’on vient d’arroser. Les teintes se confondent et les plis des draps se masquent dans les plis de ses bras. Dans son immobilité, il est difficile de faire la part des choses, de savoir ce qui est corps et ce qui est chose. Les plis sur l’avant-bras issus de sa position de sommeil dessinent des bras de mer, des serpentins courant au large, filant vers l’horizon, allant se jeter dans le creux des vagues.

J’aimerais être dans le creux de ses bras, sous un revers de drap, prendre son corps à revers, les mains en embuscade derrière ses cheveux en cascade avant de mener l’assaut final. J’attendrais quelques secondes avant les caresses en faconde, d’abord un petit mot au creux de son dos, puis un baiser dans le creux de son nez avant un sourire au creux de ses désirs. De la voir là, j’en crève, je la sens à côté de moi, toujours en rêve, sans aucune trêve. Il n’y a pas de répit, tout juste une pointe de dépit.

Alors je fixe la vitre et l’horizon qu’elle m’ouvre, cette plage sans étage, cette étendue si détendue qu’elle en est morne et sans intérêt. Nulle personne ne vient même y laisser quelque empreinte, quelques pas qui éreintent tant le sable nous harasse les pieds et leur demande une pression sans comparaison. Il a suffit qu’il pleuve de bon matin pour que la plage en soit désertée me laissant à satiété dévisager ce paysage inhabité. Certes les vagues tentent bien de créer l’animation, donnant du mouvement à ce temps immobile, venant irrégulièrement rompre l’harmonie chromatique par l’envoi dans les airs d’une frange d’écume blanche qui vient manger quelques onces de grisaille du ciel, avant que celle-ci, surnombre oblige, vienne prendre sa revanche. La grisaille est rêche et ne cède que rarement aux timides attentats à l’uniformité. Les nuages sont de mèche : ils s’amoncèlent et s’emmêlent de manière à ce qu’aucun coup de vent ne puisse les séparer. Comme des militants écologistes enchaînés sur des rails, on ne voit plus qu’eux et les forces de l’ordre ne les sépareront qu’avec une vigueur équivalente à un vent de force 9 sur l’échelle de Beaufort. Il est fort à parier que le vent ne se mobilise pas aujourd’hui, laissant les nuages à leur démonstration de force. Ils occupent le terrain et personne ne viendra les déloger.

Logé à la même enseigne, je n’imagine guère quelle force cérébrale la délogera de ma rêverie. Le tableau immobile meuble mon esprit. Si je le reprends de temps à autre, il ne dort que d’un œil et conserve l’autre pointé sur les poings de son cœur serré.

sur le vif #21: les voiles du vélo

la roue des moules © Pierre Miglioretti

Dans le lointain de la longue ligne des voitures alanguies par un feu au carmin sur lequel tous portent leurs pupilles dilatées, seule le haut de son corps dépasse. Il se meut avec souplesse dans l’air et ses particules urbaines. Le mouvement est lui aussi aérien, bien qu’il ne soit pas d’une altitude montagnarde. Quelques centimètres tout au plus, pas de quoi pavoiser pour le maillot à pois du tour de France. Il semblerait d’ailleurs qu’une bicyclette soit responsable de la légère élévation de son corps, tout aussi bien que du mouvement vers l’avant qu’elle continue d’effectuer, désormais presque au milieu du carrefour, déserté par un défaut d’ordonnancement de la signalétique, permettant à la belle ingénue vélocipédique de pédaler dans la quiétude inhérente de la voirie en solitude.

La femme à vélo est d’une rare beauté, hormis Jeannie Longo. Il se détache souvent de son attitude légère et frivole, un parfum de liberté que n’évoque pas le gros lourdaud sur son vélo, hennissant et suant sur sa monture harassée, la denture acérée par la violence de l’effort consenti. Qu’on la pare d’une robe et sous nos yeux, le bitume se dérobe, voilé sous le tissu qui nous masque la vue et détourne le regard. On se voudrait pneu arrière pour suivre le train de son arrière-train. La dynamo soufflerait quelques mots, à chaque tour lui offrirait quelque amour, se frottant au pneu comme la queue du chat tâtant de tout ce qui l’entoure quand il souhaite exprimer une tendresse sans détour. Les rayons, ronds comme pas un, enivrés par tant de tours, mais fleurons de la roue, ils paradent en paon l’un après l’autre en fanfarons, mais ont bien fait le tour de la question et de l’amour ils en connaissent un rayon. Le garde-boue, la dernière roue du carrosse n’est pas en reste, et de la route il conserve tous les restes, se nourrissant à même le sol, il se sait néanmoins salvateur pour toutes ces saletés qu’il époussette.

Quand elle se dresse « en danseuse », ce n’est pas la jupe de tulle, tulipe à l’envers, qui nous trotte en tête. Quand elle se dresse les deux jambes sur les pédales, c’est une impression de puissance et de volupté qui nous envahit. Tout ce corps, se met en branle, s’étire sur toute sa hauteur – ou presque – et monte presqu’au ciel. Elle s’extirpe du bitume et étripe les airs, étreints par ses bras, lui faisant de grès ou de force une place en plein cœur. Surgissant dans les airs, elle les laisse déserts. Elle fait de l’ombre aux nuages qui préfèrent aller nager ailleurs, fuyant ces eaux troubles où la roublarde terrienne parade au mépris des forces aériennes. Hissée dans le ciel, elle oscille sans ailes, sans aides ni appuis, elle s’enfuit des forces gravitationnelles qui nous cloue tous sur place et au sol. Pour clouer le bec aux anges, il n’est qu’à leur clouer les ailes. Désailées, les zélées grâces ne sauraient comment sauver les âmes esseulées qu’elles abritent de leur soyeux plumage. La Vénus de Milo peut nous toucher au cœur, mais ne pourra l’étreindre.

Dans les embouteillages, l’air de rien, elle joue la fille de l’air, filant doucement sans rayer les ailes des voitures. A l’aise sur sa selle, ses ailes à elle la propulsent sans à-coup, embrayage fin, on ne voit pas le changement de vitesses. Un battement de cil, un battement d’aile, c’est du pareil au même. Insidieusement, le corps se meut et il m’émeut. A côté de ces voitures meuglant de leur avertisseur sonore d’hennissement de cheval mort, la féline serpente donnant quelques coups de sa clinquante sonnette, que les automobilistes n’entendent vraisemblablement pas dans leur carcasse de métal.

Si les hommes parfois entrent en bataille avec le bitume, les femmes à vélo ne s’en prennent que rarement au macadam. Ce serait les essentialiser et les infantiliser que dire qu’elles préfèrent jouer l’infirmière mettant sur brancard, les victimes du bitume. Alors ne le disons pas ni même n’y pensons guère. Craignant parfois la circulation aux heures de fortes fréquentations, il leur arrive par contre de faire le trottoir. Mais peu de risque pour elles, ce n’est que rarement nuitamment et il n’est que peu de coureurs de jupons qui s’obstinent au point de prendre en chasse un vélo. Courir les jupons serait alors plus usant pour le cœur que de courir le marathon. J’en ai vu un, un jour, qui semblait s’accrocher à l’une d’entre elles. Il trottait quelques mètres derrière, comme un jockey derrière sa pouliche, mais cette fois-ci, elle était bien la seule maitresse à bord et n’allait pas se faire mener en bateau. Elle le menait ainsi par le bout du nez, obstiné qu’il était à la suivre. Elle s’en fichait d’ailleurs pas mal, au final, elle savait qu’à sa porte, il se casserait le nez. Peut-être eut-il préféré à vélo se casser la binette, le goudron, sauf dans les cigarettes, n’est pas évanescent mais bien plus cinglant.

La funambule de la file de voiture finalement, à défaut de filer un mauvais coton, file son chemin. Les moutons du ciel ont du mouron à se faire. Ce soir, ce n’est pas eux que je compterais pour m’endormir, c’est elle que je rencontrerai pour, sous ses monts, dormir.

sur le vif #20: fourbes fientes

Il est un de ces désagréments urbains particulièrement exaspérant bien que sournois et si souvent d’une injustice considérable. Si les crottes de chien laissés par des maitres d’animaux, pourtant domestiqués depuis des millénaires, sont tout particulièrement désagréables, elles ne sont que rarement sournoises. A moins d’avoir la tête dans le pâté ou de ne pas avoir les yeux en face des trous, il existe un moyen particulièrement pratique afin d’éviter les conséquences regrettables d’une pression de notre pied sur ce petit monticule d’excrément – allant de l’odeur nauséabonde que l’on transporte avec soi et avec les autres si l’on emprunte un quelconque transport en commun dans les instants qui suivent jusqu’à la fêlure de la cheville ayant dévissée sur la mollesse des fientes en passant par la poisse occasionnée par une gaucherie pédestre pour les plus scatologiques des superstitieux. La méthode la plus sûre est bien naturellement celle de regarder là où l’on pose ses pieds. Pour les plus modernes des hominidés, il est sans nul doute possible d’intégrer une caméra à la proue d’un des deux mocassins – avec ou sans gland selon que la personne ait ou non le goût de la fioriture de chausse – caméra directement reliée sur au téléphone intelligent qui prodiguera en temps réelle une vue au ras des pâquerettes.

Quelle que soit la fréquence de nos rapports avec les excréments canins, il est une abomination urbaine bien plus fourbe qu’est la fiente de pigeon. Celle-ci, venue du ciel, loin du cadeau providentiel ou du cadeau divin, s’apparenterait davantage à la pluie de sauterelles des dix plaies d’Egypte. Véritable cas de force majeur – au sens juridique de l’expression – l’arrivée inopinée de cet excrément blanchâtre et crémeux lors de sa chute – avant de trouver une plus grande consistance avec le temps et le bitume – est caractérisée par son extériorité, son imprévisibilité et son irrésistibilité. Il est bien quelques as de la vision, qui détectant l’imminence de l’atterrissage d’une fiente aviaire, ont fait un pas de côté afin de l’éviter. Malheureusement, il s’agit bien souvent là d’aller de Charybde en Scylla, car cet écart pédestre se traduit généralement par une rencontre fortuite avec un lampadaire, avec un bac à détritus d’origine humaine, avec la queue d’un chien, qui sous l’effet de la pression exercée sur son appendice postérieur nous mordra au tibia ou se délestera inconséquemment de quelques matières fécales qu’il tentait de retenir depuis quelques instants déjà. Mieux vaut alors accepter le tragique sort, celui de l’inéluctable chute – du fait de cette satanée apesanteur terrestre – de la fiente de pigeon sur notre front majestueux.

Mais entendons-nous bien : où est précisément la fourberie ? Elle n’est peut-être pas là où on la croit et certainement pas dans la fiente elle-même. Car il ne peut être concevable de réprimer un besoin somme toute vital à un de ces columbidae, celui d’expulser les quelques substances que son estomac n’aura pu assimiler. La fourberie est dans l’introduction généralisée du pigeon dans nos centres-ville. Outre le fait qu’il y a désormais élu domicile, il faudrait bien se souvenir que cet écosystème ne peut constituer un environnement sain et adapté pour un pigeon. Pire, il est un lieu anxiogène pour un pigeon qui ne sera pas en mesure de discerner un agréable parc boisé d’un jardin d’hiver vitré auquel il se cognera inlassablement. Il est un lieu de stress pour un pigeon qui risque de se faire courser par des dizaines d’enfants du quartier dans lequel il a installé son nid d’amour quand ils ne sont tout simplement pas en train de s’initier au lance-pierre. Il est un lieu angoissant pour un pigeon qui se retrouvera dans une grande perplexité à se faire nourrir tous les jours de la semaine par la même sénilité en bigoudi et en robe à l’allure de tissu de table à repasser.

Mais l’apparition du pigeon dans le centre-ville, trouve son origine, comme beaucoup de phénomènes récents, dans la mondialisation. C’est bien là l’argument essentiel que refuse de brandir Arnaud Montebourg dans sa Croisade pour une dé-mondialisation. C’est la mondialisation des communications qui est en l’occurrence en cause. Avec l’accroissement des besoins en communication tant en termes quantitatifs qu’en termes qualitatifs, les moyens de communication se sont grandement modernisés. Si la communication en signaux de feu est obsolète depuis particulièrement longtemps, d’autres ont trouvé petit à petit le chemin des inventions ne servant plus en propre mais donnant plutôt matière à raillerie. Il en est ainsi du télégramme, du pneu et du désormais mythique minitel. Il en est un que l’on oublie souvent : le pigeon-voyageur. L’élevage et l’apprentissage des techniques de communication à cet oiseau pourtant à la réputation de crétinisme exacerbé, étaient une prouesse et une profession très exigeante. Le résultat était d’ailleurs généralement à la hauteur – à savoir celle à laquelle volent les pigeons – et ces oiseaux à qui on avait redonné une fierté – car le mépris dont ils sont victimes ne date pas d’aujourd’hui, ni d’hier ni même d’avant-hier – s’avérait être d’incorruptibles messagers, à la différences de cupides hommes prêts à se délester de leur missive, pour quelque monnaie. Dans certaines circonstances troublées, ils nous sortirent de bien des faux pas à l’instar des pigeons de la première guerre mondiale, faisant fi des tranchées, des gaz et des obus pour délivrer leurs messages. Si le pigeon a bien un grain, c’est surtout les graines qui l’intéressent. Cette récompense était amplement suffisante pour lui et poussaient de nombreux volatiles à embrasser la carrière du courrier des airs. Le retard dans l’aéropostale européenne ne s’explique d’ailleurs pas autrement. Les candidats chez les pigeons, particulièrement nombreux et peu couteux, ne pouvaient rendre rentable une activité nécessitant des pilotes qui espéraient autre chose que de casser la graine. Mais les pigeons ont beau manger comme des oiseaux, les nombreuses courses qu’ils accomplissaient leur remplissaient la panse plus que nécessaire. Les pigeons s’engraissaient et bientôt concurrençaient les canards du sud-ouest. Mais il ne faut pas prendre les enfants du bon dieu pour des pigeons sauvages et la perte de rentabilité conséquente à la prise de poids des volatiles marqua l’inexorable piquet opéré par le cours du pigeon sur le marché des oiseaux. Bientôt il était en plus concurrencé par les moyens modernes, véritablement à-même de répondre à l’internationalisation des communications.

Un à un, les élevages de pigeons ont périclité. Mais, il est, dans les campagnes avoisinantes les grandes villes, quelques lieux où l’on peut déceler les traces de cette ancienne activité. Ce sont de ces survivances du passé qu’est venu le mal moderne que représente le pigeon à la défécation facile en milieu urbain. Les éleveurs abandonnant leurs enclos les uns après les autres, ont redonné la liberté à leurs derniers protégés des airs. Si, initialement, ils appliquèrent le principe du non-remplacement d’un pigeon sur deux partant à la retraite afin de réduire drastiquement les effectifs, il arriva un moment où il fallut se faire une raison et en venir à l’abatage systématique. Quelques épisodes d’épidémies prétendument d’origines aviaires donnèrent bonne conscience à ces génocidaires avicoles. Quand la grande majorité des effectifs eut été liquidée, les éleveurs ne purent que laisser la vie sauve aux derniers volatiles, qui, habitués à convoyer des messages pour les hommes, regagnèrent la ville la plus proche. Ne trouvant preneur pour s’employer auprès d’un maître, les oiseaux commencèrent à perdre la tête et se laissèrent tout simplement allés. L’oisiveté ruinait leur santé. Et si peu d’entre eux sombrèrent dans l’alcoolisme, ils perdirent leurs repères visuels, ne sachant se défaire de l’apparat des vitres, ils s’enfoncèrent dans l’ennui, traînant par bandes sur les toits des églises, appelant à l’aide au plus près du Seigneur.

Désormais déboussolés, il n’est pas rare, pour ces oiseaux au comportement pourtant exemplaire durant tous ces temps de domestication, de les voir dans l’impossibilité de contrôler leur système gastrique, laissant s’échapper de leur cloaque le mauvais fruit de leurs entrailles. Cessons de honnir ces oiseaux et pensons à leur passé si glorieux, aux services rendus, plutôt qu’à notre front fuyant sous les sévices.

sur le vif #19: les toits du chat

Tapie au fond de la rue, dans un recoin sombre, une forme mouvante m’émeut. Etirant ses pattes, l’une après l’autre, comme un exercice physique mûrement élaboré, dressant le dos comme un croissant de lune horizontal et à la pilosité exceptionnelle, sort de sa torpeur et de sous la voiture, le pacha de ces lieux. Le gros matou, caïd de la rue, maître des lieux, même plus chat de gouttière tant il contrôle toutes les toitures des parages, semble sorti pour son tour d’inspection. Il contrôle les allées et venues des uns et des autres, s’assure que son salaire en souris a bien été assorti du salaire de la peur pour une proie vivante, avec laquelle il pourra exprimer ce mélange de cruauté et de distraction que partage le chat avec le zélé nazi.

 

Il bat la poussière de sa queue se posant nonchalamment au sol avant d’être agitée par quelques spasmes l’envoyant de nouveau en l’air. Doux ballet de cette extrémité souple et rigide à la fois, empruntant au ludique de la corde à sauter tout en évitant la régularité du fameux jeu – ou exercice physique quand on est boxeur – en oscillant dans les airs selon les lois de l’aléa. Il guette et seule sa queue trahit une forme de lassitude. Dans tout ce micmac, le chat s’est embourgeoisé et il s’ennuie. Le mac n’est pas tout, le matou est patraque. Car à ne plus rien faire de ses propres pattes, le chat s’embête. S’il peut se lécher les babines chaque matin à savourer le fruit des rapines qu’un de ses minets, lui a, dès potron-minet, réservé, il se sent las de cette vie sans aléa. Le chat fonctionnarisé s’est endormi sur ses lauriers, il a perdu de son agilité et se demande même si le combat entre la gouttière et lui ne tournerait pas à l’avantage de ces modernes colonnes doriques métalliques. Ses griffes tout le temps rentrées ne sauraient trouver prise dans l’acier trempé, qu’humidité oblige, le chat craint, quand vers le ciel, le chat grimpe dans sa quête des chakras. Car ce n’est qu’en hauteur que le chat peut véritablement s’imprégner de ses chakras qui, pour lui, éloigneront le chagrin. Mais un grain s’élève et laisse tomber ses gouttes de pluie. Ce n’est décidément pas un temps à mettre un chat dehors. S’en retournant sous le cabriolet où il a élit domicile, depuis qu’il a été fait roitelet obéit au moindre battement de cil, il repousse à plus tard son retour vers l’aventure.   

 

Pourtant d’en bas, les toits lui manquent. Les étoiles luisantes s’affaissent au sol. Elles s’ailent et filent à vive allure sur les tuiles. Depuis sa tâche d’huile – car le cabriolet fuit – il attache ses yeux aux cieux. Trop loin, si souvent le cordon casse, retombant dans la mélasse de cette décapotable de pacotille. L’altitude le titille. Le haut des maisons le démange. N’y tenant plus, il se fait chat voltigeur, brave le ciel brumisateur, et s’attaque à la gouttière. Elle va pouvoir gouter de sa hardiesse, à coup de poigne griffée qu’il lui infligera dans le buffet tout le long de la conduite. Bientôt, il attaque la partie finale de l’ascension, son piolet démultiplié dans chaque doigt lui évite toute chute, il prend des repères puis y pose les pattes sans même se poser de questions. Ses réflexes sont intacts et c’est avec un grand tact qu’il détermine les caractéristiques du terrain, décelant jusqu’au moindre moustique, qu’il écrase, délicatesse toute féline, d’un coup de coussinet. Il rejoint désormais la conduite horizontale, dans laquelle déjà des feuilles s’étalent. Si la pluie n’a pas cessé, le matou a cessé sa course effrénée. Il lambine à présent sur les tuiles où la pluie fait reluire le ciel. Ses pattes tressautent au contact de l’eau, mais il est heureux.

 

Quelques mètres plus loin un rouge-gorge se nourrit de quelques gouttes qu’accapare la gouttière. Il relève ainsi plusieurs fois le bec négligemment faisant couler goulument les gouttes le long de sa gorge. Le matou le regarde. Ce n’est pas encore le regard du prédateur, l’observation précise et calculée sur la proie sur laquelle il a jeté son dévolu. Il regarde seulement ses désirs revenus.

sur le vif #18: danse sur le carreau

Elle s’agite, fait virevolter ses guiboles, les lève puis les rabaisse, selon une rythmique, qui, de loin, semble particulièrement désordonnée. Mais qu’importe la régularité, pourvu que l’on ait le mouvement. Aucun bruit de type musical, et à vue de nez, aucun orchestre aviaire. Elle est seule, et personne ne l’accompagne. Certes les évolutions de la danse incitent à l’onanisme chorégraphique. Les danses de salon se font rares, et certes si les danses traditionnelles retrouvent une certaine modernité elles ne s’exhibent encore que rarement sur la place publique. L’étrangeté les taxerait d’attentat à la torpeur, déridant les passants sidérés par cette irruption du quotidien de temps passés dans notre époque. Curieuse métamorphose que celle du quotidien qui revêt un intérêt dès qu’il n’est plus le notre. Exotisme et curiosité se mêlent à la découverte de l’ordinaire de temps révolus ou de mœurs inconnues. Des extraits d’ordinaire devenant extraordinaires. La quotidienneté est chose toute relative.

Elle, pourtant, est bel et bien de notre époque, vêtue de ces mêmes jeans, uniforme moderne et consenti par tous, et d’un très banal et moulant débardeur écarlate qui éclaire le regard dans la noirceur du ciel. Diablotin au teint halé, sa joie déteint sur les regards hautains des passants pressés, qui, pourtant, avec leur pépin pour certains, rincés pour les autres, s’arrêtent sous la pluie. Des cordes tombent, mais sans les pendus, il n’y a pas mort d’hommes. Sans patience, pour certains, la passion s’estompe. Ils redeviennent bien vite des passants, faisant les cent pas en tout sens. D’autres se sédentarisent et prennent racine. Le corps dans le décor urbain intrigue. A deux pas, la sculpture de tortue de métal, rivale de lenteur de son homologue vivante, en reste pantois. Ses gestes jadis empâtés se sont ici arrêtés, la boue a séché et s’est figée en plaques de métal, carapace inamovible qui ne reverra pas l’eau, sous risque de rouiller.

La danseuse ne demande aucune empathie et ne semble pas même prêter gare aux yeux que l’on a posé sur elle. Peut-être ne les voit-elle tout simplement pas. Elle n’est sans doute pas atteinte de cécité, en tout cas, il n’est pas de raison de le supposer. Elle semble d’ailleurs maîtriser ses mouvements, disparates qu’ils puissent être, elle ne s’en gratte pas la rate. Absorbé par ses gestes, sa posture n’est pas en reste. Car si ses mains brassent l’air et si ses pieds si souvent se décollent du sol, l’abdomen reste fixe. Dans une position verticale d’une particulière stabilité, il donne à l’ensemble de la figure des allures d’arbre hanté, le tronc impassible, seules les branches mouvantes en tout sens s’animent et donnent cette impression étrange de ne savoir ce qui insuffle vie à ce corps. Est-ce le tronc instillant sa sève donnant la fièvre à tous les membres ? Est-ce une force extérieure trop faible pour exalter tout le corps, se contentant alors des seules extrémités ? L’étoffe vermillon au sol, cercle de feu, chauffe ses pieds s’animant d’une force presque mystique. Chauffage au sol archaïque, donnant le feu de Dieu, quel qu’il soit, ses gesticulations sembleraient celles d’une transe ou d’une communion avec d’étranges esprits.

De plus près, les gestes de la folle mendiante perdent de leur cohérence. Les hommes et femmes amassés en ce lieu ne le sont que par le hasard des arrêts marqués dans leurs courses. Un appel auquel répondre, un sac trop lourd à poser quelques instants, une connaissance croisée à qui adresser la parole. Voilà ce qui les amènent à faire halte ici. Le chaperon rouge n’a rien dans son petit panier. Sa danse n’a rien rapporté. Qui sait d’ailleurs si elle visait cela ? Hébétée, épuisée, elle repose ses fesses à terre, le panier entre les jambes.

sur le vif #17 : bestiaire nocturne

Pendant toute la nuit, des hommes feront les singes pour amuser la galerie, d’autres enivrés seront éléphants dans un magasin de porcelaine, ne sachant plus où poser les pieds pataud de peur des dégâts. Les parades de paon sont tout aussi monnaie courante tandis que quelques félins nocturnes tapis dans le noir ne tarderont pas à se jeter sur d’innocentes gazelles. Les animaux ne sont pas en reste.

Loin de la salle mythique, la boite miteuse avait son vestiaire. Fonction vestimentaire oblige, il faisait office de cache-sexe ou de cache-misère, de quoi masquer autant que faire se peut la nudité du lieu, voire la nullité de celui-ci pour les plus véhéments critiques. Le vestiaire, lieu dans le lieu, était lui aussi mité. Il attestait néanmoins de l’attention portée à la clientèle qui pouvait se dévêtir à sa guise. Elle risquait néanmoins, sans alors le savoir, de ne pouvoir se revêtir intégralement en ressortant, les vêtements transformés en lambeaux, en morceaux de gruyère textile, par la voracité d’étoffe des lépidoptères. La gestionnaire du vestiaire n’aura qu’à se taire et ne pas jeter l’anathème sur ces teignes. Il était un temps où, le client mécontent – pléonasme pensait-elle avec le temps – elle pouvait prétexter une cigarette baladeuse qui, ayant la cote avec les mailles, serait venue se frotter d’un peu trop près avec le tissage du petit pull cintré, juste nouvellement acquis. La plupart du temps, la découverte ne venait que bien trop tardivement pour qu’un quelconque rapprochement avec la boîte de nuit puisse être effectué. Le client revenait négligemment offrir son pull aux bestioles. Si le tissu s’étiole, pour certains, il est l’occasion de renouveler la garde-robe. Un trou devient vite prétexte à comblement.

Les toilettes faisaient office de boîte à moustique. On ne saurait expliquer si la lueur bleutée des commodités avait un quelconque impact sur la fréquentation des moustiques. Mais les corps en sueur qui se pressaient dans le pipi-room attiraient les chalands de type suceurs de sang intempestifs. L’opacité de l’atmosphère et ces membres remplis d’opiacés rendaient les raids encore plus radicaux. Ils n’avaient qu’à décider de leurs cibles et s’y rendre, sans qu’il ne soit nécessaire d’envisager de quelconques encombres. L’ombre les abritait. Un vampire eut élu domicile ici, ses quenottes en auraient bientôt rayé le parquet, à ambitionner les succès tant il semblait aisé de faire son beurre du sang des âmes beurrées. Mais si l’ambition perd les hommes, elle cloue le bec aux vampires mourant le bec dans l’eau, empêtrés dans les lattes du parquet qu’ils en deviennent, les canines, stalactites d’émail, plantées en Excalibure indétrônable. Dans les périodes d’accalmie, pendant que la musique en tubes faisait danser hommes et femmes, les moustiques voltigeaient autour des tubes de néons, seul recours face au néant. Si spatialement parlant le moustique n’est pas toujours proche de l’enfant, il s’en rapproche par cette commune phobie du noir. Son grésillement de train à vapeur en sourdine, n’est-il pas un appel à l’aide, un cri d’alarme lancé dans le noir pour que l’on vienne secourir l’insecte en péril, le moustique sans demeure ? En désespoir de cause, le moustique n’a d’autre choix que de venir poser sa trompe sur notre peau avant qu’on lui colle une trempe. Le moustique semble ici avoir trouvé un eldorado, s’alimentant sur le dos – même si les bras, l’abdomen ou les jambes sont aussi des mets de choix – des hommes à peu de frais. Abandonnant dans l’ivresse son rôle de grand prédateur du moustique, l’homme laisse ici pulluler les larves, trouvant en ces lieux un havre pour se développer.

Il est une présence plus furtive que peu ne remarquent – même si les moustiques et les mites semblent tout aussi passer inaperçu. De nature insaisissable et filante, la souris a élit domicile ici. Elle se permet même le luxe de transiter entre les jambes des danseurs, imaginant que les mouvements de leurs jambes correspondent à ceux d’hommes et femmes effrayés par sa présence, bougeant ainsi en tout sens leurs membres inférieurs, évitant alors tout contact avec elle. Si parfois elle effleure des pieds cloîtrés dans de sadiques chaussures estivales leur laissant entrevoir la liberté et l’air frais du dehors tout en les enchâssant dans de coriaces lanières de cuir, elle ne fera que laisser croire qui la maladresse pédestre d’un cavalier, qui l’attirance d’un homme manifestant par une de ces extrémités son désir de plus d’intimité. Dans cette boîte, façons « trou à rat », la souris assume bien volontiers ce rôle d’entremetteuse, sentant bien qu’un coup de pouce du destin semble nécessaire afin d’assortir ces hommes et femmes. L’obscurité et le sinistre du lieu de danse, donne des airs de providence à la souris. Quand le jour n’est pas là, les souris dansent. Incognito, celle-ci s’en cogne des hommes. Ils dansent et ils ne feront pas de mal à une mouche.

Les mouches, elles, ont préféré la douche de la lampe blafarde qui trône en surplomb de l’entrée. Avec elle, pas de quoi faire péter les plombs, c’est à peine si elle éclaire. Il est clair que ses pieds ne mériteraient pas les feux de la rampe. Un agglomérat de verts containers vomissant des sacs poubelles à la fermeture incertaine, reçoit les plus téméraires ondes lumineuses. Entre les deux, un nuage de mouche s’est formé. Sans vent, il oscille pourtant dans un mouvement lent et régulier, de celui d’un cumulus soufflé par le zéphyr. Par moment, il en vint à napper les poubelles, les masquant encore un peu plus, quoique leurs assauts répétés sur les sacs, se traduisent souvent par quelques chutes de victuailles. Le nuage rejoignant alors le sol s’enquerrait de nettoyer les dégâts occasionnés se rassasiant de ce qui était venu à chuter.

Bientôt, c’est la nuit qui chute, poussée par le jour faisant place nette. Entre chien et loup, les animaux du zoo, rejoignent leur bercail, naviguant entre deux eaux, avant d’accoster sur les rives entretenues par le marchand de sable.

sur le vif #16: transports amoureux

La rosée du matin avait déteint sur ses lèvres, d’un délicat rose que venait renforcer une légère humidité. Ses baisers s’étaient déposés sur ses lèvres, buvant à cette source comme une plante du désert qui ne connaît la pluie qu’épisodiquement. Irradiant de son regard, il ne l’asséchait pourtant pas, irisant son cavalier de ses propres radiants. Du doigt, il effleura ses lèvres, fines et légères comme une égérie de la lingerie.

Transport en commun oblige, ils sont contraints de laisser une place aux autres usagers du Tramway. Mais leurs deux corps menus et emmêlés amenuisent l’espace utilisé. Pour ce qui est de la promiscuité, ils auraient de toutes façons beau jeu de se plaindre, s’étant enserré l’un l’autre dans d’autres bras que les leurs. Ils sont dans de beaux bras, pourra-t-on se dire afin d’esquisser une tentative de justification à cette situation de servitude volontaire, de camisole humaine.

C’est l’heure de pointe du matin, et c’est sur la pointe des pieds qu’elle demeurera pendant presque toute la durée du voyage. La condition d’amoureuse transie dans un couple aux mensurations relatives déséquilibrées est difficile. Le cœur, organe dual se partageant entre une raison d’Etat de gardien du temple sacré en tant qu’animateur des débats de l’organisme et un entreprenariat à tout crin, ne sait plus où donner de la tête. Il peut néanmoins arriver que le cavalier, monture docile, mette un genou à terre afin de fouetter le sang de la chevauchée en laissant la cavalière, pour quelques instants, reposer ses pieds, en les plaçant dans les étriers. Mais dès les premiers galops, le cavalier se cabrera, faisant perdre pieds à sa cavalière, de nouveau contrainte de faire la concurrence aux plus grandes danseuses de ballets classiques. Elle sautillera gaiement pour se renfermer un peu plus entre ses deux pattes velues, du Velcro en dix languettes accrochant sa robe pour ne pas la lâcher. Il pourrait bien la scotcher à lui, l’accrocher, la ligoter, la menotter, elle n’en serait que ravie. Atteinte du syndrome de Stockholm, jusqu’au fin fond des viscères, elle est amoureuse de son ravisseur. Il peut même bien se permettre de lui casser les pieds, elle continuera de mettre ses pas dans les siens.

Certes, Ils n’ont pas encore de pied-à-terre à eux. Ils n’ont tout bonnement pas encore posé pied à terre. Ils naviguent encore entre deux eaux. Mais le cœur n’a pas le pied marin et s’il peut supporter quelques avis de tempête, il attrape vite le mal de mer. Il lui faut savoir sur quel pied danser. Ils ont pourtant dansé toute la nuit dernière, avant que leurs corps enlacés s’en soient lassés, préférant les déglacer à la chaleur de leurs baisers. Avant d’être entrés dans la danse et avant d’être rentrés en transe, ils étaient inconnus l’un pour l’autre. Maintenant, ils se croient faits l’un pour l’autre. Il serait naïf de croire que la danse, sous couvert de rapprocher les corps, scelle les cœurs. La danse n’y est pour rien, tout juste un prétexte, précédent le texte de leurs mots d’amour. Mais dans leur cas, nul ne sait même s’ils se sont dits quelque chose. Rêverie de l’esprit de se dire que l’amour n’a pas de mot. La mièvrerie, comme les façades, se ravale et la réalité est sans doute plus triviale. Qu’ont-ils à se dire ces deux tourtereaux en tête-à-tête? L’évidence saute au yeux : rien. D’ailleurs, ils ne se disent rien, la preuve est sous nos yeux. S’ils n’ont d’yeux que pour eux, c’est que des regards leur suffisent. Cela frise ses cheveux et le superflu. Leurs intentions sont floues et la tête du cavalier plongée dans le flot de ses cheveux complètement ébouriffés, ce ne serait sous le conseil de ses cheveux qu’il trouverait un chemin. Dans ce labyrinthe, un fil d’Ariane qu’il n’arrive à trouver parmi l’écheveau de cheveux. Il ne sait pas ce qu’il veut.

Plus tard, dans la nuit noire, loin d’elle, il lui fit ses adieux. Ils ne s’étaient pour ainsi dire, rien promis, ils eurent raison, ç’eut été risquer le mensonge. Il ne lui en voulait pas, mais il ne la voulait pas. Il ne sera ainsi jamais question un jour d’échanges de vœux, ni de vieux jours. Le jour neuf était venu et ce n’était plus sa meuf, cela l’avait été neuf heures tout au plus. A l’arrêt suivant, comme convenu il était descendu, la laissant sans ses bras, les bras ballants, mais avec tout l’allant des instants passés encore présents. Une passante, voilà ce qu’elle était.