sur le vif #24: place tournante
Il s’est posté debout, devant la sortie. S’il n’est sans doute pas ivre, il n’est pas pour autant sobre. Mais s’il se tient à la barre, ce n’est pas son propre mouvement qui l’exige. C’est surtout que le bus tangue. Il ne cesse d’ailleurs de s’en plaindre, de ce mouvement intempestif du bus. Il aurait sans doute préféré un bus immobile, un bus qui ne transporte pas. Du transport en commun, ce qui importe le plus, c’est sans nul doute le commun. Il est seul, et seul le bus le transporte avec le commun des mortels. Car s’il est fait de chair et de sang comme tout un chacun dans ce bas monde de mortels, ses sangs imbibés et ses chairs odorantes n’en font pas un homme désiré. Il est comme tant d’autres persona non grata. Pourtant si l’on gratte sous la surface, il est bel et bien une personne.
Il grommelle et marmonne dans sa barbe. Peu importe qu’elle soit de trois jours ou plus. Il ne compte plus les jours. Les jours lui sont peut-être d’ailleurs même comptés. Si, in fine, ils le sont pour tous, comme certains mots au scrabbles, pour lui, ils comptent double. Combien d’heures, combien de jours d’un « intégré » font dans la vie des désintégrés ? Le désintérêt, lui, grimpe en flèche, à l’instar du taux d’intérêt de la BCE en période de croissance afin de juguler l’inflation. Si l’on peut faire dire ce que l’on veut aux chiffres de l’économie, lui n’en voit pas la couleur des chiffres et de l’argent qu’ils symbolisent. L’argent n’a pas d’odeur, car à défaut d’en avoir, le corps sent.
S’il parle, s’il laisse échapper un filet d’air de sa bouche amochée, il ne s’adresse pour autant pas à une personne en particulier. Si ce ne sont que griefs du quotidien, inquiétudes sur la conduite du chauffeur, angoisses sanitaires sur l’état de sa jambe, c’est à la société qu’il s’adresse, celle qui ne lui a pas donné d’adresse, celle des barrières qui en son sein se dressent. Il lance ainsi ses phrases timides et faibles à qui voudra bien l’entendre, à qui voudra bien jouer le représentant de la société. Il ne l’accuse d’ailleurs pas véritablement, mais il vient lui faire état de ses doléances qu’elle entendra ou non. Preuve de sa bienveillance, quand un homme vient à passer et que du bus, il souhaite descendre si son arthrose du genoux ne le rendait à la douleur, il lui aurait fait des génuflexions pour s’excuser d’avoir obstrué le passage. Lui, c’est du monde dont il souhaite descendre, alors un passager qui ne souhaite que prendre congé du transport en commun, il comprend tout à fait. D’autant que l’homme qui descend alors a la possibilité, quand il le souhaite, de passer du commun au singulier. Cinglante réalité d’un pluriel à géométrie variable. Si la question est aigüe, lui n’est pas obtus et n’obture le passage qu’à titre exceptionnel. Il le libère donc toujours de bon gré et ne maugrée que quelques excuses. Cet homme n’est pas à sa place et rajuste sa position. Pourtant dans la société, il n’a pas plus trouvé la « bonne » place et où qu’il aille, il fera figure d’épouvantail, d’homme à effrayer les mauvais présages de la société.
Quelques stations plus loin, il descendra à son tour du bus. Sans transport, sans commun, il s’en ira rejoindre les rues désertes, où, bonne cloche, il sonnera l’alerte pour la société. Il redeviendra un peu plus invisible, un peu plus silencieux et un peu plus inodore. Pour être exact, lui ne changera rien, seulement sa place dans la rue et dans un bus n’est pas la même. Le bus est un service public : il déplace les problèmes et nous les place juste sous notre nez.