Je le guettais depuis quelques heures déjà. Enfin, il avait pressé le pas et se retrouvait presque au seuil de la porte. Bien avant d’y arriver, il s’attarda pourtant au milieu de la chaussée détrempée. La pluie qui continuait de s’abattre sur lui, au point que ce qui n’étaient quelques instants plus tôt qu’auréoles discrètes sur son imperméable, étaient devenues vastes zones aussi humides et moites que la forêt congolaise. L’imperméable n’avait jamais aussi bien porté son nom. Etonnamment, lui, portait bien l’imperméable humidifié. Cela lui donnait une prestance qu’il n’avait coutume d’avoir par temps sec. Surtout, le connaissant, la sérénité qu’il conservait en pareille situation, détonnait avec son impétuosité habituelle et qu’il manifestait sans retenue à la moindre contrariété. Combien se seraient offusqués de ce temps de chien qui venait lui pisser dessus en plein mois d’août ? Impassible, pas même à froncer les épaules, il savourait la pluie, comme s’il en était lui-même responsable. Surtout, le halo de lumière provenant du bar et nageant dans les flots tombés au sol et que le mauvais état du tout à l’égout de cette rue délabrée ne parvenait à évacuer, venait donner une grâce sans commune mesure au macadam inondé. Les formes se dessinaient au sol, des profondeurs se créaient dans les chaos de la route, tandis que, ici ou là, des monticules de goudrons surnageaient au-dessus des eaux du déluge.
Etait-ce l’humidité qui faisait des siennes en venant mettre hors-service le lettrage de néon de l’enseigne du bar ? Il faudrait en douter. Je ne me rappelle pas avoir vu une journée le texte intégral du Titanik Bar. Ce soir-là, les trois premières lettres semblaient scintiller de feux nouveaux. Les seins ressortaient pour ainsi dire. Quelques mètres plus bas, la coccinelle du patron n’avait pas bougé d’un poil. La pluie ne l’avait pas fait frémir, malgré la toile du toit devenue avec le temps aussi étanche que du coton. Il n’y avait, quoiqu’il en soit, pas grand chose à faire, ces épisodes pluvieux ne prennent pas de forfait à la journée. On en avait pour la semaine, pour sûr. Et ce n’était là que le début. Bientôt de toute façon, l’homme à l’imper, allait entrer. Le grabuge et tout ce qui s’en suit, de quoi oublier la météorologie capricieuse des Carpates. Pourtant, il n’avait l’air de rien, planté au milieu de la rue. Presque perdu, aurait-on pu penser. Un étranger se serait-on même dit. Etranger, certes l’était-il pour certains, ceux qui ont préféré l’oublier, ceux qui l’ont fait étranger. On n’est l’étranger de quelqu’un que s’il le veut bien.
Le retour aux sources, le flot de la pluie tombant drue, les flaques se formant et se rejoignant sous ses yeux, cela le revigorait. Les gouttes qui coulaient sur son visage, celles qui déjà, sous l’imperméable avaient rejoint ses bras et son torse lui fournissaient les conditions idéales pour revenir. Sous le soleil, la chair se racornit et se froisse. Sous la pluie, elle frissonne et résonne. Le cœur palpitant, le corps encore patientant, la contradiction devenait intenable. La tête fixée sur le sol rendu mouvant et incertain par l’étendue d’eau, il se décida finalement à avancer en direction de l’entrée. Ce soir dans la perdition de la première, une seconde vie naitrait. Laissant échouer son corps dans ce bastringue, pour sa dernière tournée, dans les derniers effluves, qui seraient à coup sûr virulents, il laisserait déjà filer un souffle nouveau.
Et pourtant trois ans que jour après jour, se trouve-t-il là, rongé par le même flot de pensées, rongé par le même flot d’alcool.
D’après l’affiche du film éponyme, de Béla Tarr.