Archive pour octobre 2010

Voyage aux plats pays (9/14)

9ème Jour : Hoorn – De Koog.
Expression du jour : ronger son frein (en référence au grincement de mon frein pendant toute cette journée)

Au pays du fromage, on ne pourrait faire abstraction de la très importante présence des rongeurs naturellement comme des poissons dans l’eau au pays du lait fermenté. Si l’eau peut les effrayer – et donc l’existence de cette foultitude de canaux pourrait en faire fuir plus d’un – l’attirance pour le fromage ne saurait leur être résistable. Le pays a par ailleurs basé sa réputation sur la bicyclette en en faisant un usage intensif jusqu’à en devenir risible parfois. Tous les éléments semblaient donc réunis pour faire naître cette expression «ronger son frein» qui résulte pourtant d’une bien étrange alchimie entre ces différents ingrédients. Nous pouvons d’abord la replacer dans le contexte temporel, à savoir le début du XXème siècle, période de pleine expansion du vélo qui servait dorénavant pour le transport des personnes mais aussi pour celui des marchandises. Le fromage ne faisait pas exception à ce qui devenait donc une règle d’usage. On aménagea alors assez rapidement les charettes qui servaient à transporter ces biens pour pouvoir installer le fromage, lui éviter les intémpéries, des conditions climatiques peu clémentes, bref le choyer comme s’il se trouvait dans une cave à affinage. Sur l’île de Texel – au nord de la Hollande – un fromager faisait une fois par semaine le tour des épiciers afin de leurs livrer les précieux édams qu’il importait du continent (et plus précisément d’Edam). Il lui arrivait également de faire le transport de rongeurs délinquants désormais encagés, qui pareils aux condammés à mort, étaient trimballés et montrés ainsi à toute la populace. Un jour qu’il accomplissait sa double-tournée, traversant une partie déserte de l’île, une tempête, comme il n’en avait jamais vu, se leva. Il ne pouvait en aucune raison abandonner sa mission de transport de rongeur – jusqu’à un centre de réhabilitation situé tout au nord de l’île, centre dans lequel on faisait subir aux petites bêtes à poils toute une batterie de test et d’expérimentation pour les rééduquer – mission qui était, de ce fait, une mission d’ordre public. Or il s’avérait également qu’on lui proposait pour la première fois de prendre part à ces expériences, chose qu’il attendait depuis plusieurs mois déjà et qui serait, il en était sûr, une expérience décisive dans sa vie, lui qui escomptait un jour révolutionner l’éthologie. Compte-tenu de la tempête, il ne pouvait guère filer à toute allure comme il avait coutume de le faire. La seule solution était alors de s’alléger d’un certain poids et notamment de ce frein qu’était pour lui ces meules d’Edam. Apitoyé par le sort des souris, et désirant plus que tout arriver avec sa précieuse cargaison de Muridés, il leur offrit de ronger son frein, quitte à introduire cette variable dans les expériences destinées par la suite à étudier leur comportement.
On aime toujours la Normandie sous la pluie, ses étendues vertes qui se voient recevoir leur aliment nourricier premier, ses vaches qui font ainsi reluire leurs pelages jusqu’à faire concurrence aux moins honéreux marchands de meubles à Narcisse ou vendeurs de «conseiller des grâces» comme le disait élégamment Molière.

Ma Normandie à moi – il y a quelque chose d’affreusement possessif, d’une de ces possessivité enfantine dans un voyage de la sorte où l’on perd le sens des réalités avec une impression que tout nous appartient, d’autant plus que je voyage seul et donc ne partage pas ce que je vois, ce que je vis – celle d’aujourd’hui je l’appréciais bien aussi sous la pluie. Pendant 1h ou 1h15. Au delà, c’était la goutte d’eau qui fait déborder la seringue épidermique, l’overdose tant la pluie s’abbattait en grande quantité sur mon corps pourtant lui aussi normalement à forte teneur garantie en eau. Mais semble-t-il, faire ton sur ton n’est pas recommandé et conserver ses 75% d’eau alors que le taux d’hygrométrie dans l’air est particulièrement important ne fait pas se sentir comme un poisson dans l’eau. Peut-être parce que les poissons ne nagent pas tout habillé. Comme dirait Desproges faire du vélo par ce temps, c’est tout aussi «absurde qu’un poisson sans bicyclette».
La peau mouillée, la chair de poule, l’âme qui pâlit et le plic-ploc qui polit les poches de mon poncho, je peste contre la tempête, ne cessant de me répéter que ce n’est pas l’eau qui me met carpette, de celle que l’on essort sous les mauvais coup du sort, de ceux dont on ne sort qu’indemne si l’on se pince le derme pour mieux y croire. On se demande toujours quoi faire dans ces circonstances. A quel moment faut-il poser pied à terre ? Pendant longtemps on ne se pose pas même la question. On poursuit la litanie des chiffres du lotto à vélo et des fois on tire le gros lot. On doit virer de bord et recevoir le vent dans le pif, la flotte sur tout le reste du corps et la désespérence dans le ciboulot, qui satané ciboulot a son réseau dans tout le corps et peut se permettre des actions-blocus dès qu’il a des revendications à faire passer. Quand les quantités d’eau sont faibles, cela se poursuit avec pour seule conséquence la réduction épisodique de la vitesse. Quand on sent à peine l’humidité dans les pieds, cela se poursuit. Mais quand ce sont désormais des trombes d’eau, que la discipline pratiquée est alors celle du pédalo (avec le ruisellement de l’eau jusqu’aux pieds, la chaussure devient vite un merveilleux réceptacle aquatique alors que les chaussettes, par leur côté hautement absorbant font office de végétation aquatique, on a bien vite l’impression de pédaler dans l’eau). C’est alors que l’on tente de s’arrête. Vaine tentative, car il est bien souvent trop tard à ce moment-là. Aucun abris. Aucune protection. Et puis tiens, voilà venir à notre regard une église, le refuge par excellence. Ce sera seulement le porche, histoire de se rafraîchir les idées, comme si tout ce temps passé sous l’eau ne leur avait pas suffit. On attend que cela cesse, ou au moins que cela se calme, car à ce moment, on croit encore à l’accalmie. Puis les minutes passent et les gouttes n’ont en rien mis un terme à leur comportement hautement grégaire. Dans son esprit, on commence malgré tout à penser à la suite. On ne va quand même pas coucher là ? Il semblerait que la fréquence de chute des gouttes d’eau soit en phase de décéleration. On se dit alors que retourner en arrière vers le «visitor center» devrait permettre de glaner des informations. On s’éxecute et y arrive. On pousse la porte, un peu honteux de venir pareillement accoutré et venant surtout drastiquement faire augmenter le taux d’humidité de l’air. On se renseigne sur un lieu où dormir dans les environs. On ne pense certes pas à dormir, mais quand l’humidité vous atteint à ce point, le repos et le lieu sec deviennent synonyme de sommeil. Il semblerait que ce soit le camping, enfin deux campings, un en arrière, l’autre plus loin sur ma route. On ressort, on tente de changer de vêtement pour passer du K-way au pancho. L’épreuve est délicate et c’est à ce moment-là, moi la tête tentant de trouver une ouverture dans le polyestère du pancho, ouverture bien trop étroite pour ma tête casquée, c’est donc à ce moment de profonde difficulté d’orientation corporelle que la dame du «Visitor Center» rapplique et m’invite à demeurer quelques instants à l’intérieur. C’est dans ce genre de situation que les liens se créent entre les être humains, dans l’adversité la plus totale, quand les forces de la nature nous rappelle à l’ordre et surtout nous ravive la médiocrité de notre existence dans ce putain de système solaire quasi-infini et surpuissant. Mais des fois, c’est plutôt Niet… La dame du «Visitor Centre» est ainsi tranquillement retournée à son boulot (qui doit être bien réduit vue la nullité de la fréquentation du lieu aujourd’hui), moi je finis de revêtir mon habit de lumière. Chaque mouvement devient vite désagréable, donnant l’impression que chaque geste se confond avec le froissement du papier aluminium. Un client au distributeur de billet d’à-côté, tout enkakifié me fera un signe, manifestant de la sorte son amusement de me voir parti en voyage à vélo par un pareil temps mais semblant dans le même temps acquiescer au choix vestimentaire tout fraichement fait. Elle m’aura bien fait rire, cette douce ironie et cette belle dérision sur les coups du sort que nous jette la vie.

Quelques minutes plus tard, je repartais encore un peu sous la pluie qui devait voir sa chute s’interrompre quelques instants plus tard. Cela reprit ultérieurement pour quelques minutes de véritable déluge duquel un pont heureusement bien placé me sauva pour partie. Entre ces deux périodes pluvieuses, j’avais pu voir de quoi se nourrissait l’horticulture hollandaise qu’il pleuve ou non. Quelques tulipes et cosmos sortaient encore leur tête de la terre, bien étrangement en cette saison, même si en analysant les senteurs qui emplissaient mon nez, cela n’était pas si anachronique que cela. L’odeur nauséabonde des pesticides était là partout dans l’air. Avec ça, tout pousse, quelque soit le temps, la saison. Tout cela m’amena finalement à Den Helder, la pointe nord de la hollande, enfin porté par le Soleil se frayant un passage parmi la foule de nuage. Là, le bateau pour Texel (prononcer Techel) m’attendait presque. Quelques kilomètres et l’arrivée à De Koog.

Il était bien curieux d’arriver dans ce village. Partant pour ces îles du Nord à priori sauvages et emplies de quiétude, je me retrouve finalement comme à la Grande-Motte. En tout cas, je ne sais combien de campings et d’hôtels au m2 on peut trouver ici, mais la concentration de lieu de vacances est assez impressionnante, bref une véritable station balnéaire pour touristes surtout hollandais et quelques allemands plus éparses. Le lieu attire visiblement tant de vacanciers qu’on peut même trouver un supermarché discount originaire d’Allemagne 22, alors que des craintes m’assaillaient la veille pour savoir si je pourrais trouver de quoi manger à cet endroit. Pour ma part, j’atteris au camping de la plage, où les tentes émergent au milieu des buissons des dunes. Outre qu’il est d’une facilité déconcertante de planter une tante dans du sable – cela allant avec la crainte concommitante que le vent soit dans une même aisance pour l’enlever de son emplacement au moment où il se décidera à se lever – il m’était bien peu commun d’installer mon barda au beau milieu d’une dune, ne pensant pas qu’il était particulièrement conseiller pour la préservation des espaces naturels de réserver de tels espaces aux concentrations humaines nomades estivales 23. Il n’empêche qu’à quelques pas de là, on peut trouver un très beau parc naturel où les dunes retrouvent de leurs superbes et où les bosquets de bruyères ont supplanté les tentes. Je sais en outre désormais où se trouvent les hollandais en vacances quand ils ne sont pas à l’étranger et notamment dans les Landes (il est de ce fait bien amusant de prendre part à cette stupide transhumance qui fait que des hollandais normalement constitués se rendent en vacances du côté de Bordeaux et qu’un bordelais à vélo choississe d’aller à la plage sur l’île de Texel…).

A se retrouver sur cette île, avec l’idée initiale d’être au bout du monde, dans un endroit désolé et se retrouver avec une si importante compagnie, il m’est de nouveau revenu quelques pensées sur le sens de ce voyage. Il n’est pas certain qu’il ait été accompli dans une optique de performance, mais il y a indéniablement quelque chose de très égotique, ou pour masquer le négatif  et le péjoratif de ce terme, de très personnel. Ce carnet est en bien la preuve et surtout l’importance qu’il prend tant dans mes affaires que dans mon esprit. L’idée de partir seul et d’en retirer quelque chose personnellement, d’en livrer quelques expressions est quasiment consubstantielle à ce voyage. Il n’y a pas forcément une logique de consumérisme à chercher derrière ce voyage – car je suis plus qu’actif dans sa réalisation, effectuant des choix et les mettant au concret par la suite -, mais l’idée de partage ne coincide pas avec le temps du voyage. Cela s’effectuera dans un second temps. Il faut sans nul doute voir cela comme une expérience personnelle, une expérience dont on parle ensuite. Pour poursuivre sur ces réflexions de voyage et comme j’évoquais indirectement le sort réservé aux gens du voyage, il semble hautement m’importer dans ce voyage qu’il constitue une redécouverte du nomadisme. Celui-ci n’implique pas forcément de déménager tous les jours mais sur un temps relativement court comme l’est le mien pour ces vacances, afin de ressentir les effets du nomadisme 24, le sentiment de ne pas «avoir d’attache», il est nécessaire de changer de lieu tous les jours ou presques, ne jamais avoir aucune habitude, que tout lieu, que tout geste soit nouveau et inédit. C’est d’ailleurs une sensation très agréable de partir le matin en emmenant tout ce que l’on possède avec soi, comme si l’on pouvait porter une vie sur un vélo pour aller la déposer ailleurs. On a le sentiment très agréable – en tout cas quand il s’agit d’un temps très court – de passer son temps à déserter, à fuir. Il faut alors que cette fuite soit choisie, non comme celle de Ferdinand dans «Le voyage au bout de la Nuit», âme perdu dans la noirceur du monde, fuyant de Charybde en Scylla. Il est donc bon ici de rompre avec nos vies de sédentaires, car même si l’on part des fois en week-end, même si l’on part en vacances, il s’agit d’un voyage d’un point vers un autre, ne prenant pas en compte tous les points intermédiaires, comme si le voyage ne comptait pas, seule la destination primant. Ce n’est pas sombrer dans la condescendance, mais il me semble que cette vision du voyage n’est pas partagée par mes voisins de camping. Ils se sont installés avec leur télévision, leur parabole. Il est certes plus agréable de mater la TV les pieds dans le sable – à défaut d’être «les pieds dans l’eau» comme le diraient les Deschiens – , mais il est parfois bon de changer de mode de vie. Je suis en tout cas pleinenement content de cette journée qui fait retrouver le plaisir des choses simples, le seul contentement de contempler de beaux paysages, d’attérir sur une île et d’y découvrir des choses inconnues, de se questionner sur ces étranges bergeries au mur tronqué. Cette journée était aussi celle de l’abnégation, rappelant qu’il est bon de se fixer certains objectifs, même s’ils n’ont aucun sens – surtout s’ils n’en ont pas d’ailleurs – pour ensuite s’y tenir. Se rappeler que nous nous fixons nos propres limites et que c’est cette condition seule qui nous permettra de nous y tenir. Ce sont ces limites que l’on doit respecter dans les deux sens, des limites à atteindre, d’autres à ne pas franchir. S’il est ainsi bon de replanifier un voyage pour des raisons médicales, il est bien de se tenir à l’accomplissement d’une étape, même si on doit avaler la météo de travers. Cela donne le sentiment de se sentir vivant, une vitalité que l’on trouve dans la capacité à persévérer et ne pas céder face à la contingence, une vitalité à se dire que l’on peut faire son propre monde, une vitalité à sentir que l’on peut soi-même accomplir quelque chose, poser des actes, poser une tente, ne pas poser pied à terre, poser son regard sur des paysages, sur le monde, avant un jour, de pouvoir le poser sur quelqu’un et alors tout transposer pour qu’un nouveau regard naisse et repose tout le monde autrement.

 

22 ne pas donner de nom de marque exige toujours une substitution par la périphrase, parfois aux airs un peu lourds.
23 qui sont à distinguer des concentrations humaines nomades annuelles des gens du voyage qui sont désirables… nulle part. Même pour les Roms en Roumanie ou en Bulgarie… La mondialisation, c’est la mobilité, mais pas n’importe quoi, ni n’importe qui. La mondialisation qui fait que la Terre devient un espace de liberté ne l’est pas pour tous et pour tout le monde. Le libéralisme n’est pas si libre et surtout n’enlève pas toute hiérarchie. Pour paraphraser Orwell : « tous les hommes sont libres mais certains le sont plus que d’autres ».
24 les études indépendantes effectuées par le labo «ta peau c’est pas du pipeau» atteste que le nomadisme permet de resserrer les pores de la peau, qu’il évite le vieillissement des cellules de l’épiderme, qu’il favorise la protection naturelle de la peau contre les rayonnements UVA et UVB, qu’il contribue à la résistance épidermique aux changements thermiques et qu’il protège la peau des attaques de matraque dans les manifestations. Étude effectuée sur un échantillon de 1243 individus dont on s’est assuré au préalable la non-appartenance au groupe des Roms, de celui des Tzigane ou de celui des gens du voyage.

Voyage aux plats pays (8/14)

8ème Jour : Amsterdam-Hoorn

L’expression du jour : de but en blanc.

L’expression «de but en blanc» est d’un intérêt tout particulier pour la linguistique puisqu’elle nous vient d’une évolution de la langue. Car cette expression est l’apocope de «de but en blanc point», expression du moyen-âge où un des concours de tir à l’arc opposait plusieurs personnes en même temps, visant sur plusieurs cibles. Une blanche, en forme de point, ne pouvait être atteinte que par une personne avec le droit d’user d’une seule flèche. Elle était tout particulièrement difficile à atteindre. Elle était donc l’objet de toutes les attentions au coup de sifflet signifiant le début de la joute. Tous les arcs se tendaient en sa direction et les flèches tentaient de l’atteindre dès les premières secondes. Le but était donc devenu dans ce jeu, à force de réflexion stratégique, d’atteindre ce blanc point qui exigeait avant tout de la rapidité (même s’il ne fallait la confondre avec de la précipitation car une seule flèche pour l’atteindre était autorisée). À force d’usage – comme cette joute était aussi courante que l’eau aujourd’hui – on ne parla plus que de cette stratégie sous la forme «de but en blanc». Elle passa dans le langage courant comme une action brusque, sans détour, par le biais d’un récit de ménestrel qui narra comment un des plus grand archer de ces temps éloignés et donc un des plus fervents adepte de cette compétition, usait de la même spontanéité quand il faisait la cour aux dames.

Il devenait temps de quitter l’agitation urbaine d’Amsterdam pour retrouver le grand air. Pourtant Amsterdam fait sans nul doute partie de ces grandes villes européennes qui arrivent à s’acoquiner à une certaine quiétude. Mais il ne s’y trouve pas que des Amsterdamois et les quelques personnes partageant mon dortoir d’auberge de jeunesse ne semblait, de toute évidence, pas être nés au pays des Tulipe, du Gouda et de l’Edam (où je suis d’ailleurs passé aujourd’hui). Il est bien évident qu’on ne peut avoir des rythmes de vie identiques et notamment des heures de coucher pouvant tendre vers une certaine harmonie. Mais la décence et les bonnes manières élémentaires – sans vouloir se montrer rétrograde et d’une austérité toute mormone – voudraient que l’on tâche de réveiller le moins possible ses camarades de chambrée (vous me direz, on réveille ou on ne réveille pas quelqu’un, il n’y pas vraiment de demi-mesure possible, en dehors de l’état comateux de léthargie avancée. Tout est avant tout question de manière finalement). On pourrait ainsi éviter de faire son lit au beau milieu de la nuit, demandant alors de sortir le matelas de son enclos pour le vêtir d’un drap et se départir de l’odieuse sensation provoquée par le fait de dormir à-même le protège matelas tout de plastique. On pourrait veiller à ranger délicatement ses affaires (et non à se comporter comme un éléphant dans un magasin de porcelaine). On pourrait surveiller le débit de l’eau et ainsi éviter de laisser couler l’eau du robinet pendant des minutes entières, pour qui sait, arroser une plante imaginaire (même si, pour peu que la personne en question ait consommé de l’herbe dans la soirée, cela pourrait sembler tout à fait légitime). La question de la douche de minuit reste posée. Les avis divergent considérablement sur la question et il n’est pas de mon ressort de statuer sur cette épineuse question, car si la douche se pratique bien dans un endroit clos et réduit, qui plus est plus isolé du reste de l’habitation, il n’en demeure pas moins que les déambulations unidirectionnelles effectuées du haut vers le bas par de nombreuses gouttes d’eau exercent une nuisance sonore dense et prolongée durant plusieurs minutes qui peut venir soit troubler un sommeil qui était encore existant soit proroger la durée d’une phase nocturne d’état comateux de léthargie avancée pouvant même aboutir à une irritation considérable du sus-décrit sujet le faisant alors passer à l’état d’éveil quasi-complet.

Il était donc bon de « revoir ma Normandie » comme le disait le chanteur Gérard Blanchard, car cette Normandie finalement, c’est une Normandie métaphysique, à l’instar de la Jérusalem céleste, une quête effrenée d’un territoire imaginaire et en l’occurence une sorte de terre métaphorique du grand air, un espace de pâturage et de bon temps rempli de quiétude et de vaches au regard stupide mais attachant. Et la Normandie pour moi, elle n’était pas bien loin. Il suffisait de traverser Amsterdam du Sud au Nord, passer la gare centrale, prendre un bateau et hop on la rencontrait, la prenant par le bras, lui faisant les plus apaisantes promesses d’avenir. On embarque alors pour un nouveau départ au bord des canaux, au milieu des champs, à retraverser cours et places de villages. Il semblerait d’ailleurs que ce Nord hollandais fasse figure de Normandie pour beaucoup de hollandais, beaucoup le choisissant en destination de vacances, venant occuper les emplacements des très nombreux campings (qui fonctionnent d’ailleurs assez étrangement par grappes de deux ou trois, peut-être pour laisser, à chaque endroit, une possibilité de choix au touriste, qu’il ne puisse se sentir pris en otage – comme cette situation a été galvaudée et s’utilise désormais dans toutes les circonstances (et généralement sans accompagnement de syndrôme de Stockholm car il s’agit souvent d’usagers de services publics voire parfois de touristes, deux catégories d’êtres humains peu enclins à la compassion et à l’indulgence) – je me permets de surfer sur cette vague d’euphémisation lexicale autour de ce qui est, du coup, devenue une véritable expression, dotée d’un sens figuré très usité et d’un sens propre qui tend s’estomper).

Comme il n’y avait rien de particulièrement trépidant dans cette journée – hormis le très agréable détour sur l’île de Marken, qui semblerait au premier abord être une île de pêcheurs aux très enchanteresses et non moins traditionnelles maisons de bois et la découverte de cette jolie ville de Hoorn où je fais étape – il est peut-être intéressant, maintenant que démarre la seconde phase de ce voyage, maintenant qu’un virage a été pris (avec la décision de ne pas poursuivre vers Copenhague 20 pour raisons médicales) de revenir sur l’idée même de voyage, de ce qui pousse des hollandais à venir passer du temps dans un camping à De Hulk (à côté de Hoorn) et ce qui a pu amener un français esseulé dans ce même lieu. Le voyage résiderait avant tout dans une autre manière d’appréhender le temps, constituant une véritable rupture temporelle car si le voyage signifie déplacement géographique, il est surtout lié aux vacances, à ce temps restreint dans l’année, bien déterminé et encadré, qui se voient de ce fait dotées d’attentes spécifiques de la part de celui qui en jouit. De ce fait, le fait d’accomplir le voyage à vélo contribue à cette autre relation au temps, ce nouveau «time management», où le temps est à la fois tout à fait palpable – car on se rend compte à vélo du temps qu’il faut pour passer d’un endroit à un endroit, cela n’étant pas instantané d’autant plus qu’il y a du vent et de la pluie – et indéfini – car ne disposant pas de montre, ne regardant pas l’heure pendant que je pédale, je n’ai pas une impression précise et exacte du temps écoulé, juste un sentiment vague et presque imaginaire -, cela rompant véritablement avec cette omniprésence d’un temps objectif dans la société contemporaine. On en revient à la constitution du temps subjectif, un temps que l’on ne peut pas dénombrer ou quantifier mais qui réside avant tout dans une perception intime de l’écoulement du temps. De la même manière, le rapport au lieu est tout fait modifié par ce type de voyage. Si on demeure dans l’éphémère et le passager comme dans tout voyage par étape – qu’il soit en train, en voiture ou effectué par tout autre moyen de locomotion – les choses ont une saveur un peu plus durable et le voyage conserve toute sa continuité de même que le rapport au lieu (qui est discontinu dans les autres cas de voyage où le temps où l’on remonte en voiture, par exemple, le lieu n’existe plus, où le non-lieu de l’espace vitré et asceptisé reprend ses droits). A vélo, on ressent le lieu, jusque dans les fesses, au plus profond des narines, l’iris de la pupille s’agitant à la vue de chaque détail de la route – et parfois s’effrayant trop tard à la vue d’un nid de poule dans le morceau de route qui se trouve alors au devant de la roue avant – et les oreilles s’émoustillant au son du carillon, à celui du rire d’enfants jouant sur la place de l’église ou à celui de la sonnette d’un cycliste nous dépassant en trombe.

On voyage aussi pour s’ouvrir au monde (le fameux « Reisen Bilden » des allemands dont ma professeur de Lycée nous a seriné à longueur de cours, traduction de notre « les voyages forment la jeunesse ») et le fait de passer de ville en ville, même si les teintes tendent à se confondre, permet de dresser un panorama varié et complet de régions ou de pays.

Il y a également, pour ma part, un besoin d’expérience solitaire. L’idée même d’expérience est consubstantielle du voyage qui est quelque chose que l’on vit véritablement et que l’on ne sera jamais tout à fait en mesure de faire partager après coup. La situation de solitude conforte l’expérience et donne surtout ce sentiment de se confronter plus directement aux choses, comme si on ne pouvait plus se dérober face à elles. On ne peut en effet plus que compter sur soi et cela n’est jamais inutile de se trouver en pareille situation où l’on est dans l’obligation de se faire confiance, où l’on ne peut attendre de personnes la motivation et l’envie de réaliser quelque chose. C’est véritablement le sentiment de se retrouver pleinement vivant qui émerge de cela où l’on ne peut que voir que l’on accomplit quelque chose que l’on ne devra qu’à soi-même.

Dans cette même logique de bilan à mi-parcours, il faudrait se demander quel regard l’on peut porter sur ma bécane. Cela faisait malgré tout bien partie du projet de départ que de s’armer de cette bien particulière bicyclette. Je n’ai en tout cas pas eu l’impression à Amsterdam d’être particulièrement remarqué – des vélos de location tout aussi jaune que le mien l’ont sans doute aidé à se confondre dans la masse – entre autres par les français qui visitent en masse la capitale hollandaise. Par contre les hollandais – notamment ceux qui ont opéré Philémon – semblaient avoir bien conscience de la particularité de ce vélo et du coup m’ont affirmé tout leur respect. Suite à ce passage par Amsterdam, je me sentais par ailleurs tout à fait en droit d’émettre des doutes sur la pérennité et la transposabilité du système cyclable amsterdamois. C’est finalement une impression d’anarchie qui me reste suite à ce bref passage, le sentiment qu’il manque clairement des règles plus établies pour mieux réguler certains flux et établir de bonnes relations entre différents acteurs de la voirie – la relation au piéton me semble à cet égard tout particulièrement déséquilibrée. Or il ne s’agissait là que du mois d’août, donc d’une période pendant laquelle de nombreux hollandais ne sont pas chez eux. Je me demande ainsi si le tout-vélo est généralisable 21. Après un jour et demi, je confesse quelques tendances au malthusiannisme cycliste, pensant que la trop grande quantité d’usagers est fatale au système.

Je devrais également ajouter aujourd’hui dans ma playlist de voyage le très rock groupe irlandais « Two door cinema club » dont j’ai pu réentendre une des chansons à Breda ainsi que la chanson  « Holidays » des New Yorkais de Vampire weekend qui m’a trotté dans la tête à trop réfléchir à ces idées de voyage et de vacances. Dans le registre musical, il faudrait aussi que je parle de cette étrange rencontre – qui n’en n’est pas une car je n’ai pas adressé la parole à la personne en question – avec le Robert Horn de Hoorn. Robert Horn est un chanteur de la troupe des Deschiens chantant notammnent dans la très brève reprise de l’opéra « Robin des bois » dans le spectacle « C’est magnifique» auquel je faisais déjà référence il y a peu. Il y avait en tout cas à la terrasse d’un café du port, un homme chantant quelque peu à la manière d’un chanteur d’opéra baryton sur un fond d’accordéon rappelant ces airs tout à fait Deschiens et surtout ce goût du détournement musical en réintrépant des grands airs avec grande dérision, cultivant cet art du décalage, ce mélange de registres musicaux.

20 Il est d’ailleurs intéressant de noter ce lapsus que je fais régulièrement dans mon esprit qui se tourne vers Copenhague quand je pense effectivement à Amsterdam.
21 Tout en sachant bien que le centre de la ville est particulièrement bien desservi en transports en commun (avec bus, tram et métro) et donc que le vélo n’est pas le seul moyen de locomotion utilisé.

Voyage aux plats pays (7/14)

7ème jour : Amsterdam – Sur Place.

L’expression du jour : en faire tout un fromage.

Dans la cité phocéenne revint un jour un homme que l’on disait parti il y a peu pour changer d’air et découvrir le monde. Il était fils unique d’une riche famille de notables des calanques et ne connaissait de la vie que les très nombreuses histoires dont il avait eut des fragments dans les romans qu’il dévorait à longueur de journée. On l’avait envoyé dans les contrées bataves afin de lui faire respirer non plus l’odeur de l’argent mais celle du fumier, afin, espérait-on, l’endurcir aux rigueurs de la vie. Par quelques ramifications artistocratiques de la famille, on put trouver un domaine agricole géré directement par d’authentiques fermiers hollandais. On espérait qu’alors, au contact de cette terre qui ne ment pas, il trouverait un sens nouveau à la vie 17. La propriété était   notamment réputée pour la fabrication de très raffinés fromages qui tenait le pavé à la foire au fromage d’Alkmaar. De retour de sa cure agricole d’un mois, le jeune garçon trimbalait sa valise sous un bras et une immense meule de fromage sous l’autre, meule dont il s’annonçait être l’auteur. Il cria ainsi sur tous les toits ou tout autre point proéminent dans le paysage urbain du XIXème siècle ses talents de fromager, ayant réussi ce tour de force de fabriquer un fromage en quelques jours. Quelques jours après son arrivée, ce fut un télégramme en provenance de Hollande qui débarquait sur la Cannebière. Celui-ci expliquait le retour du fils prodigue d’une toute autre manière: l’enfant terrible n’avait pas été même capable de tirer plus de deux fois d’affilée sur le pie d’une vache sans s’évanouir de peur, s’imaginant tour à tour piétiné, encorné, couvert de bouse  par l’animal. C’est ainsi que de quelques gouttes de lait, il fit un fromage. Outre l’expression, cette anecdote fit la réputation de baratineur des marseillais.

L’ivresse d’hier, «l’ivresse désordonnées des joies folles » comme disait Desproges, l’ivresse des enfants qui trépignent dans la voiture avant de laisser éclater les cris de joie le bord de mer une fois atteint, une ivresse de la naiveté enfantine, des joies éphémères d’origine inconnue, celle d’hier s’est envolée ce matin. Hier soir, une sorte de pulsion cycliste s’est emparée de mon corps. Étrange quand on se promène déjà depuis plusieurs jours avec cet animal à deux roues. Mais libéré du carcan des bagages, rejoignant ses congénères domestiques hollandais, il se sentait pousser des ailes le cyclo (et du même coup, le cycliste qui le monte). Comme un gamin, je pédalais, comme un fou, dans les rues désertes de la capitale hollandaise. Les ralentisseurs donnant du volume à la promenade, facilitant l’envol, comme si d’un coup, avec la vitesse cela devenait l’impulsion pour décoller. Les passages les mains dans les airs loin des poignées de caoutchouc donnant de la légèreté, l’obscurité scintillante s’installant dans les rues figurait un maëlstrom de mystère et de dangerosité. J’aurais fait dix fois le tour de la ville de la sorte.

Mais ce matin, le quotidien reprenait le dessus. Mais pas le quotidien du jour, celui du futur, celui de la planification à marche forcée pour effectuer le changement de cap décidé sans se prendre la barre en pleine figure, pour faire un emprunt – sans intérêt – au vocable marin. Prévoir les nouveaux trajets en train (avec derrière cela la différence lexicale qui fait que les trajets en vélo, s’ils peuvent être préparés doivent surtout être effectués), prévoir une solution d’hébergement pour le second passage à Amsterdam. Les cordes du ciel qui tombaient venaient m’étreindre au cou, faisant suffoquer le moral. Une asphyxie de contraintes me laissait chancelant, ne sachant plus où laisser ma tête voguer au dessus des nuages, ne laissant plus d’évasion possible. Le ciel était plombé, le moral aussi. Dans ces cas-là, à part accomplir les menues tâches sus-décrites, quelques bons remèdes devaient m’être administrés afin de refaire surface. Au rayon des anxiolytiques de pacotille, de ceux dont on ne nous sert pas en pharmacie, j’ai choisi le mauvais goût, la culture à laquelle je peux toujours me rattacher, la curiosité, savant cocktail que j’ai donc savouré tout au long de la journée pour hisser haut le moral pourtant encore en berne. Une journée passée entre Kitsch Kitchen (un magasin cultivant le kitsch à son paroxysme, osant la collection des plus grandes engeances adressées au bon goût), retour à de bonnes référence culturelles françaises (en découvrant le plus ancien cinéma de la ville, qui outre la projection de « L’illusionniste » s’est lancé dans une rétrospective Tati, le café pris au Café Proust, l’amusement de ce livre consacré à la France et accumulant les images d’Epinal mais dans le cadre si enchanteur d’une librairie / cartothèque de voyage – « Pied-à-terre » – où l’on dispose à la fois de cartes de Baghdad et de tables pour pouvoir regarder les cartes tout en prenant le café), découverte de certains lieux de culture alternative d’Amsterdam (entre le westgas Factory square – une ancienne usine de gaz devenue friche culturelle – et le Smart Project space – ancien laboratoire de psychiatrie transformé en lieu d’expo, de projection et de restauration – c’est une manière de voir le côté Punk d’Amsterdam, après les endroits roots et destroy du red-light district où règnent ici ou là les peintures murales géantes, les ateliers aux allures louches). De quoi se réchauffer l’âme auprès de l’âtre de la découverte.

Il faut bien dire aussi que Philémon était terriblement malade depuis plusieurs jours et son état de santé commençait à me préoccuper sérieusement. Il était donc véritablement temps de s’occuper de lui. Plus que malade, il était blessé, à vrai dire. Depuis trois jours, il traine la patte et pour cause, l’une d’entre elle a été malencontreusement amputée de quelques millimètres, une terrible souffrance pour lui. Sa patte gauche de caoutchouc a effectivement été estropiée accidentellement. Oui mon vélo est amoché. Pour être tout à fait exact, il lui manque donc un morceau de caoutchouc posé au bout d’une des branches de la béquille centrale, sabot de caoutchouc dont il s’est défait de l’emprise. Quand il se trouve chargé, le pauvre Philémon a alors tendance à perdre l’équilibre dès qu’il se trouve simultanément dans une position de repos, celle nécessitant l’appui de ses deux jambes hybrides mi-métal mi-caoutchouc. Après de longues recherches de réparateurs de bicyclettes (c’est finalement une autre manière de découvrir la ville), j’ai enfin pu trouver un chirurgien capable de redonner toute la longueur d’origine à grande jambe élancée de mon Philémon. Un généreux donneur a pu rendre possible l’opération même si le membre greffé a du lui-même être altéré pour être compatible avec le système métallique de Philémon. Mais l’opération s’est bien déroulée et à l’heure qu’il est Philémon gambade dans les prés comme un jouvanceau. Il me restera à surveiller les jours à venir que la greffe a bien pris et que Philémon ne fera pas de rejet de ce corps étrangers 18. Je devrais néanmoins ici apporter ici quelques précisions quant à ce sobriquet ridicule dont j’ai affublé mon vélo. Il est déjà en soi particulièrement grotesque de nommer un vélo 19 mais pourquoi alors ce prénom dont la désuétude fait une dangereuse concurrence au minitel ? Il s’agit en fait d’un hommage. D’un double-hommage plus précisémment. À un temps révolu et à un homme décédé. Le temps est celui, un peu intemporel – car avant tout mythologique – s’écoulant de l’après-guerre aux années 90, un temps qui n’était pas encore dominé par la technologie, un temps où un vélo du type de celui-ci avait encore sa place, un temps où en parallèle, on pouvait rencontrer des illusionnistes plus ou moins amateurs, des ventriloques sillonnants les villes, passants de boui-boui en kermesse, animant les intermèdes de music-hall. Car Philémon est le nom donné à un pantin de ventriloque mis sur le carreau par une société qui ne rit plus de cela, nom donné par Pierre Desproges. C’est donc également un hommage à cet homme et cette très belle chronique consacrée à ce ventriloque devant se résigner à abandonner ce métier qui n’en est pas un pour aller se réfugier chez son frère, qui lui, « a réussi ». 

17 Pour tout dire, on espérait surtout qu’il trouve tout simplement un sens à la vie qui n’en avait pas véritablement tant il semblait s’être muré dans un univers fictionnel bien peu susceptible de lui amener un certain sens des réalités. Son cas était en quelque sorte véritablement désespéré.
18 Note de l’Auteur : tapant tout cela de retour en France, je me dis qu’il ne pourra de toutes façons pas de se comporter d’une manière pire que nos actuels ministres en la matière.
19 Il n’empêche que l’on nomme bien des voitures Mégane ou Mercedes alors que des époux sans imagination et en surcroît d’hormones affublent leurs chères et tendres des plus abscons surnoms : « ma poule », « mon rat», « mon chou », «bobonne», « memerre » « ma vieille» (de préférence pour une jeune personne).

Voyage aux plats pays (6/14)

6ème Jour : Utrecht-Amsterdam.

L’expression du jour : mener quelqu’un en bateau.

Pour expliquer cette expression, il faudra en revenir de nouveau à une histoire personnelle. Car la grande histoire se nourrit souvent de la petite histoire des gens
13. C’est donc l’histoire d’un mec,  originaire de Namur, qui voulait voir Anvers, lui qui habitait depuis peu Amsterdam. On lui indiqua que le plus simple était de s’y rendre en bateau. N’ayant aucune notion particulière de géographie, aucune idée précise sur les transports disponibles dans l’une et l’autre ville, il ne put qu’acquiéscer à cette assertion. Sauf que le marin qui la lui soumit et qui par la même occasion était l’armateur du bateau qui pouvait le mener à Anvers, avait derrière la tête une toute autre idée sur la manière de se rendre à Anvers et in fine une toute autre conception du voyage. Il lui fit ainsi faire une dizaine de fois le tour de la ville d’Amsterdam en en sortant de temps à autre, le faisant sans arrêt passer par des endroits différents, n’empruntant jamais le même canal. Ne se démontant pas, le marin le déposa finalement à une autre extrêmité de la ville, lui annonçant qu’il s’agissait ici de la ville d’Anvers. Trouvant cet endroit tout à fait charmant et souhaitant développer le commerce entre Anvers et Amsterdam se dit que cet endroit était tout à fait propice à pareille entreprise. Il s’installa ainsi presque sur le quai où il venait d’être débarqué et commença à démarcher des clients, dans cet endroit qu’il croyait être Anvers, leur promettant de bientôt démarrer un commerce en lien avec Amsterdam. Tout le monde s’aperçut bien vite de la méprise mais le premier comptoir belge d’Amsterdam venait pourtant bien d’être établi.

A Amsterdam, sur la place du palais, c’est la cour des miracles14,
A Amsterdam, c’est le tintetement des sonnettes qui fait résonner la ville,
Et sur le port d’Amsterdam, il y a des marins qui chantent,
A Amsterdam, on rencontre des clochards qui vous orientent et vous parlent en français,
A Amsterdam, les fleurs se vendent en bulbe et s’expédient à travers le monde,
A Amsterdam, les fleurs gagnent du terrain sur les canaux qui se voient être occupées par les bungalows flottants des vendeurs,
A Amsterdam, le palais se refait une beauté, en attendant, il se cache sous les bâches,
A Amsterdam, l’herbe est soit tondue soit fumée, ce qui donne un certain fumet à certains quartiers,
A Amsterdam, on cuisine oriental, mais on bouffe que dalle,
A Amsterdam, les lueurs rouges mènent où les hanches dénudées se bougent, laissant alors le chaland bouche bée.
A Amsterdam, John l’espagnol, pourtant pas le roi de la cambriole, refourgue gratis les substances frivoles,
A Amsterdam, quand on a le vague à l’âme, on peut se rendre au musée de la torture et voir les supplices les plus infames.
A Amsterdam, on peut acheter des champignons magiques quand on sent que sa vie s’étrique.
A Amsterdam, on va dans le « Red light district », quand il n’y a plus que « ça » pour se donner la trique,
A Amsterdam, on rêvasse de longues soirées au bord du canal où la folie mène aux plus grandes Bachanales et le matin ne s’achèvent qu’aux heures matinales,
A Amsterdam, les russes à défaut de faire venir des filles de l’est, déplacent leurs musées. L’hermitage à Amsterdam, si ce n’est pas le bâtiment du quidam n’arrive en rien à la hauteur de son homologue petersbourgeois devant lequel on se pâme.

Il est inévitable quand on passe par Amsterdam d’en venir à l’évocation de ce qui fait pour partie la réputation sulfureuse de la ville : son quartier-bordel à ciel ouvert, le fameux Red light District ou quartier rouge pour les puristes du français et les communistes un peu désespérés se réjouissant à l’idée que quelque chose encore peut être rouge. Partant le matin même de Utrecht, où en sortant de la ville je dépassais un pont enjambant un canal squatté de nombreuses péniches-bâteau mouche15 multicolores, je m’enquis vite de savoir ce qui pouvait se tramer dans ces très jolis bicoques flottantes dont tout un chacun armé de son côté fleur-bleu plus ou moins assumé, rêverait de faire un nid douillet. Rebroussant chemin pour quelques mètres et ainsi me donner la possibilité de longer le canal pour mieux voir ces batisses des eaux, je m’aperçus bien vite qu’il n’était pas ici question de nid douillet mais du lit des dames effeuillées. Oui, le bordel d’Utrecht est aquatique. Une pute eut le mérite de bien vite me le rappeler, prenant alors des photos de ces bungalows des eaux que je ne prenais encore alors que pour des résidences pour bobos. A moitié dénudée, se recouvrant le corps d’un peignoir, elle sortait sans nul doute du plumard pour me signifier qu’ici on ne faisait usage d’un seul instrument : le braquemart. Le petit oiseau à sortir n’est pas celui du photographe mais celui du pornographe. Lui expliquant, dans un anglais rendus confus par la circonstance embarrassante, que je ne prends pas de clichés d’elle, elle peine à comprendre et ne bégaye que quelques mots anglais, son sens de l’oralité semblant être réservé à d’autres usages. La différence avec le red light district d’Amsterdam fut donc avant tout pour moi le changement de regard et d’approche vis-à-vis des travailleuses du sexe. L’écran ou la vitre n’étaient plus du même côté : à Utrecht, j’avais mis l’écran de l’appareil entre nos deux corps – et quelques mètres de distance également – tandis qu’à Amsterdam, la vitre est celle de la devanture de chaque placard à sexe – car il faut bien l’avouer, ce ne sont pas de grands espaces qu’habitent nuitamment ces dames. De ces deux situations, on ressent une forme d’embarras et de gêne. Si elle était peut-être cocasse dans la première situation, elle est plus sincère dans la seconde. Même si ce quartier amsterdamois se réduit comme peau de chagrin depuis quelques années – avec un but avoué qu’est celui de réduire la criminalité du quartier et un plus officieux qu’est de rendre le quartier plus «politiquement correct» – on en ressent nécessairement une forme de malaise à le traverser. Malaise, naissant d’abord de la simple posture de touriste qui vient visiter ce quartier comme un cabinet de curiosité, comme on visite les belles églises de la ville ou que l’on admire les belles toiles des musées. Or ce lieu n’est pas du patrimoine, on ne visite pas un quartier comme celui-ci. On y vit qu’on le veuille ou non. Pour ceux et celles qui acceptent d’y vivre, on ne jugera pas d’une manière négative son existence, acquiesciant à la vente de l’assouvissements des pulsions les plus intimes et les plus fortes de l’être humain. Cette situation justement de vitrine donne tout particulièrement une étrange impression et surtout le sentiment d’une véritable marchandisation du corps et du sexe. Certes les filles alignées sur le trottoir donnent le même sentiment d’un alignement d’articles différents que le client choisit comme il fait la sélection de ses concombres au supermarché, regardant au plus ferme, au plus vert… Mais la vitrine rend la marchandisation encore plus évidente – et par delà tendrait bien vers une forme de patrimonialisation, les corps figés dans le décor, les mouvements des filles dansantes sur la faible musique émise par leur poste de radio tels ceux d’automates d’horloges mécaniques, le corps tel des statues pétrifiées, mise sous verre telles des oeuvres de musée lorsque l’on vient visiteur ou telles des articles en vitrine lorsque l’on vient client. Toute cette mise en boîte de la prostitution est en parallèle bien synonyme d’une forme de protection et d’institutionnalisation de cette profession qu’il ne faudrait pas nier. Ce qui demeure donc dans l’esprit est l’étrangeté de ce quartier et notamment cette situation déséquilibrée créée entre la prostituée et le client, la fille (ou le mec quand il s’agit de transsexuel) regardée et le client qui mate16.

Il se trouve une curieuse sensation quand on pose une date de fin de voyage, celle de voir la réalité revenir au grand galop, de déjà fixer des projets, d’envisager autre chose que le voyage. Le temps suspendu du voyage et son fil d’Ariane, invisiblement tendu dans les airs nous guidant au dessus du précipice sans jamais nous précipiter, cèdent sous le coup de la gravité. Le quotidien – même celui du voyage n’était pas quotidien malgré qu’il puisse se montrer particulièrement présent en voyage, notamment quand on voyage de la sorte avec une lancinante répétition – celui qui revient, reprend sa suprématie. Cela s’explique notamment du fait que lors de voyages (et sans doute plus généralement en vacances) l’absence de routine, l’exceptionnalité du temps créent une confusion des jours, une perte de repères. Et même si une projection s’initie sur un « après-voyage »je ne savais plus tout à fait aujourd’hui me situer dans le continuum hebdomadaire. L’absence de circulation à l’arrivée dans Amsterdam me faisait pencher vers un repos dominical mais l’ouverture généralisée des magasins et la foule des grands jours m’ont bien vite fait me raviser mettant en doute cette première pensée, me laissant du coup dans une certaine perplexité. Et pourtant nous étions bel et bien aujourd’hui dimanche, mais sans nul doute pas le dimanche de « Volo » ce dimanche que l’on partage en famille, entre amis autour d’un bon repas, d’une ballade en forêt ou de tout lieu éloigner spatialement et philosophiquement de la société de consommation. On avait ici droit à un dimanche bien intégré à sa semaine, pas autiste pour deux sous, ressemblant comme deux gouttes d’eau à ses congénères, adhérant aux mêmes valeurs et fonctionnant sur un principe commun. L’origine chrétienne du dimanche ne m’empêche pas de regretter ce mimétisme temporel, cette absence de rupture dans ce fil hebdomadaire, la création d’un cycle sans fin, sans qu’il n’y ait plus pour ainsi dire, ni début ni de fin dans la semaine, tous les jours se valant également sur le marché des jours disponibles à la consommation.

13 j’aime enfoncer des portes ouvertes comme on enfile les perles, j’aime user de truismes quand il est question de fausse étymologie, car alors tout est permis

14 Car La place du palais – sous-entendu du palais royal – semble s’être reconvertie en place des saltimbanques, de ceux de bas-étages qui ne sont là que pour les clichés, ceux qu’ils prennent avec les passants dans leurs accoutrements. Sur la place du palais, c’est la Sainte Vierge qui accomplit des miracles et gagne sa croûte. La mort ne fait pas recette, Bilbo le Hobit fait chou gras. Pendant ce temps Batman et Superman prennent un verre dans la banalité du quotidien des super-héros.

15 Les bateaux Mouches, dois-je le rappeler, que l’on doit à Jean-Sébastien Mouche, collaborateur du baron Haussmann, et également à l’origine d’un corps de police spécialisé dans le renseignement : les mouchards.

16 A cet égard, l’expérience proposée par le musée historique d’Amsterdam – visité ultérieurement – est particulièrement intéressante. Dans la suite du travail artistique initié par Marina Abramovic – ayant proposé à une des filles du quartier d’inverser les rôles le temps d’une soirée se mettant elle en vitrine tandis que la fille se rendait à un vernissage d’exposition – un dispositif a été conçu par un autre artiste dont le nom m’échappe. Un tabouret similaire à celui des filles est installé devant un écran sur lequel est projeté un film qui a été réalisé depuis une de ces fameuses cabines de prostitution, ne filmant ainsi que les potentiels clients et passants. On se retrouve donc installé sur ce tabouret à voir défiler ces gens pour lesquels on n’est plus qu’une proie, entendant la lancinante question «how much ?». Voilà donc une manière intéressante d’appréhender les choses autrement, de l’autre côté de la vitre et de subir le regard des passants. Car finalement cette vitre est opaque ou en tout cas n’est en rien transparente. C’est un trompe l’oeil qui masque une relation inégalitaire et un regard biaisé.