Archive pour septembre 2011

sur le vif #33 : honni désir, déni d’amour

Au reste, allongé sur le lit, qu’en sais-je de ce qui se lit sur son visage ? Je l’aime jusqu’à la lie et si ce soir l’opportunité que je lie mon destin au sien se présentait, je ferais mien ce dessein. Ses seins semblent apaisés, presque soulagés. Sous-pesés qu’ils furent par ces mains les prenant fermement, les pétrissant jusqu’aux sangs, ils s’ancrent de nouveau fixement au centre de la poitrine. La tempête est passée et s’est apaisée. Les cheveux en bataille témoignent de la violence des éléments. La chevelure étincelante à la lumière, rougeoyante comme un rideau de théâtre fermement arrimé, tombant en vagues régulières avec un relief finement calculé, n’est plus qu’un amas de filaments. L’extinction des feux n’apporte plus qu’une pénombre aux cheveux dont on ne saisit que difficilement la teinte exacte. Ils sombrent dans la demie obscurité et l’informité de leurs postures désormais très aléatoires. Dans l’entrelacs de vêtements et de draps, certains semblent même s’être égarés et flottent entre deux eaux, parfois entre deux bras. Dans le détroit de nos bras entrelacés, ils s’amoncellent par endroits. Un patchwork de chair et de tissus aux provenances diverses se dessine. Les traces de l’amour s’essaiment ainsi, sans qu’un sens puisse être donné, sans qu’elles ne révèlent le chemin emprunté, sans qu’elles ne présagent d’un chemin à suivre.

Son corps s’est éloigné. Il est resté demeuré près de moi longtemps. Immobile, corseté dans ses habits d’apparats, dans ce costume des temps d’antan, elle ne pourrait même qu’avec peine bouger le petit doigt. Devant cette robe, mon regard se dérobe. Sous le lustre, elle avait préféré remettre tout son attirail et ainsi recouvrir son poitrail. Elle ne craignait pas le mal de poitrine comme avaient coutume de le faire les tsarines, qui une fois l’acte accompli, se replongeaient dans toutes leurs épaisseurs. Si la décoration, si l’inspiration rappellent des temps où la fadeur des radiateurs ne venait pas polluer ni notre regard ni le sol de déchets nucléaires, l’atmosphère est chaleureuse. Je veux dire, la teneur calorique de l’air l’est. Nos deux corps, eux s’écorcent. Ils ont été dépouillés, lacérés du regard de l’autre, triturés des doigts de l’autre et l’être n’en sort jamais indemne. L’être mis à nu déserte. L’être s’il n’est paraître, se doit aussi d’être mystère. Le regard de l’autre parfois, quelques instants, parfois plus longtemps, enterre l’être. Est-ce pour regagner ses couches d’oignon, qu’elle s’est revêtue sur la couche ? Ensevelie sous les couvertures, son regard est tourné vers moi, et son esprit vers la fenêtre. La lune, à mes yeux, la fait naitre. Elle prend, sous les couleurs de l’astre nocturne aux allures cette nuit ambrées, un autre éclat. Son visage prend un autre relief. Presque seule partie de son corps désormais illuminé, il jaillit en avant, créature issue d’un film en relief. Comme au cinéma, j’aimerais le toucher, mais je sais qu’il est vain de mettre la main sur ce qui se confond avec les papillons volants dans la lumière des projecteurs. Figure désincarnée, elle se détache au lointain, sans dédain mais sans passion.

Assis, le corps dans toute sa chair, être errant sur les mers ou les terres, je suis déjà à rechercher cette sensation première, cette sensation d’un commencement achevé trop tôt, d’un commencement qui ne reviendra pas, mais que je chercherais toujours. Inlassablement, trouver le geste primaire, le geste naïf et innocent, le geste venu du sang et touchant les sens, celui que l’on accomplit inconscient. Il ne reviendra pas avec elle. Figée, elle ne fait plus un geste. Plus bas, à mes pieds, ma veste me rappelle comment je suis venu. Je n’ai pas fait de mystère, la veste en est tombée à terre, elle est redevenue poussière. Au pied du lit, entre deux effets personnels, les cendres se sont déjà envolées. Je ne saurais dire vers où elles se sont dirigées. Je ne saurais même attester que le brasier avait pris place à cet endroit-là. Mais il n’est plus là. Il n’est plus dans la pièce. La pièce a fait place nette et ma mie a fait peau neuve. Tout est lisse et sans anfractuosité. Frêle, un bras se baisse vers la veste. Je m’en saisis pour revêtir le haut du corps. Le maillot de corps, quelques mètres plus loin restera planté dans le décor. Le cœur cède et le corps se lève. Péniblement, les coudes viennent rejoindre le rebord de la fenêtre tandis que mon regard saisit toute la vue qu’offre l’embrasure de l’ouverture. En vain, je ne discerne ce qu’elle voyait à travers la lucarne.

histoire de voyages #2 : Vienne sous la pluie

l'oeil de Vienne © Pierre Miglioretti

L’eau triche sous les ponts du Danube au point où les valsent deviennent. Les courbes du Danube et ses canaux écharpent la ville et s’emparent d’elle. Si le liquide parfois semble lointain, il n’est pourtant jamais loin. Le fleuve marque le territoire et la ville. Parfois, il se fait absent. Il nous manque alors. Le corps ne peut se défaire du liquide dont toujours il a besoin. Le retour au stade fœtal sans quoi la vie est létale. S’il peut souvent dans les villes, s’agir de simples repères topographiques, les cours d’eau savent toujours nous dire où notre corps doit faire la cour. Instinctivement, il s’oriente soit vers lui, soit en fonction de lui. Si souvent, le corps perdu, il retrouvera les quais, pour lui jamais fermés, n’officiant jamais comme loquet. Si le corps imbibé, le hoquet prenant à la gorge, à la proximité du cours d’eau, l’homme n’est plus tout à fait à court d’eau. S’il ne se jettera pas forcément dans son lit, il aura trouvé là, de quoi reposer son esprit. Le Danube et ses canaux ainsi enserre la ville et dessine de multiples anneaux. Quelques attaches, quelques fils tissés pour coudre la ville, quelques voies sans péages, filant comme les nuages au dessus des plaines désertes. Les villes et leurs hauteurs cèdent sous les éléments. Les nuages leur passent dessus à leur guise, ils les écrasent et parfois, dans la crasse de leurs rues, ils se renforcent de quelques pollutions. Seules les montagnes s’imposent et obligent les nuages à la pose. Flottant au milieu des pics, ils se reposent. Les gens de la plaine, de loin les contemplent, pendant qu’avec eux, les poètes composent. Mais les villes n’ont pas ce pouvoir de les retenir. Aujourd’hui, n’y tenant plus, les nuages incontinents sèment sur leur passage ce qu’ils ont glanés au dessus des océans. Les lumières se taisent tandis que les gouttes étreignent les corps. Le sol imbibé de la chaleur des jours passés, ruisselant des résidus de mazout des Mazda locales, mouille de plaisir. Faisant durer la jouissance de cette eau qui lui coule sur la peau, il n’en absorbe que quelques particules. Le reste demeure sur l’épiderme et laisse les profondeurs indemnes du passage de l’eau. Mais bientôt n’y tenant plus, l’eau s’écoule dans le sein du sol.

Klimt n’est pas venu. Schiele était bien présent. Pourtant l’un ne va pas sans l’autre. La pluie a remplacé le fleuve. Il pleut sur la belle Vienne. Les nuages veillent au grain et le ciel se rebelle. Impassibles, les palais et demeures attenantes se font une toilette. Il pleut sur mes attentes, il pleut sur mes tempes. Il pleut sur mes espoirs, il pleut sur les pas de l’histoire. Il pleut et mouille, si la grenouille s’en moque, s’en fait une fête, s’en réjouit, je m’enfuis. L’instinct du sucre ne fait pas mon lucre, il n’est pourtant pas de meilleur état que celui du glucose lentement envahi et saisi par le café. Un à un les grains cèdent du terrain. Quelques instants encore et ils s’étalent. Affalés, tombés en pamoison sous le poison de caféine, ils sombrent en extase au dernier suçon. Certains déjà font sécession et bientôt se retrouveront totalement dissous dans le Golfe Stream de café. L’iceberg n’est presque plus que de l’histoire ancienne, une vieille antienne que l’on psalmodie religieusement, les mains au-dessus de la tasse, comme s’il y brûlait le feu sacré à-même de nous réchauffer l’âme.

L’avenir ne se lit pas dans le marc du café et encore bien moins dans un café démarqué. Il ne faudrait pas trop longtemps resté en face à face avec ce petit œilleton noirâtre. Devant la table, le corps se tasse. Il lui faut retrouver l’extase de la station debout et débouler au plus vite hors du café. Il pleut toujours. Rien n’y fera. Vienne se fera sous la pluie, la ville s’y fera. Mieux vaut s’y résigner dès à présent et repartir plus en avant pour voir tout ce qu’ici luit. Les joyaux de la couronne ou les dorures feraient bien pâle figure sous la pluie, s’oxydant même en serrant les dents. Seule la ville se révèle sous la pluie. Seule la ville se dénude sous les nuées. L’eau glisse sur les apparats et n’apparaît plus que ce qu’elle est véritablement. Noble et séductrice, dans le fond d’orage, elle m’électrise. Sous la pluie, il n’y a aucune traitrise. Mon maigre parapluie ne me protège qu’à peine dans les rues où je traîne. Elles m’étreignent, juste à temps avant que les lumières ne s’éteignent.

histoires de voyage #1: lettre de retour

Le temps s’écoule et se coulent sous les ponts les grains qui défilent. Un grain de beauté, un grain de bonté, un souffle d’air déposé sur les étamines que le temps féconde, surplombant ces vastes champs, dodelinant de la tête aux épis qui s’hérissent ici ou là, ceux qui ne veulent pas rentrer dans le

Friedrich Hundertwasser, INSEL DER VERLORENEN WÜNSCHE / ISLAND OF LOST DESIRE / ILE DES DESIRS PERDUS

rang et préfèrent garder la tête dans les nuages, là où les nues nagent, filant bien plus au bord de la Terre que les étoiles. Le temps fend les nues et s’étire avec la dérive des continents. Pour peu qu’on en traverse un, on le voit filant avec soi ou à contre-courant. Quand on se décide à partir à contretemps, on le sent tout contre son être, à se frayer un chemin dans ses bras câlins. Car le temps s’apprivoise et même à temps de face, il ne s’efface, ni ne s’enlace. On ne lutte pas contre, sans qu’il ne nous pousse pour autant. Il est là, à nos côtés sur le chemin, s’en frayant un, chargé pourtant qu’il est de ces présents ramenés du passé qu’il transporte au futur. Ici ou là, il se déleste.

A l’est de l’Europe, il fait halte à l’ombre des arcades du Pont Charles, où ruelles méconnues peu s’y pressent préférant enjamber la Vltava pour rejoindre le flot du tout venant qui s’en va. Plus près de nous, il défie les cafés et chine les musées viennois où Klimt et Schiele règnent en maîtres. Eschyle est loin quoiqu’à tout coin ici aussi les chats sont rois. Les recoins ne se comptent plus à Budapest, les cours d’immeubles ont en toutes quatre et dans la multitude, les coins se multiplient. Jadis on multipliait les pains, les coins ont pris leur place, bien calés qu’ils sont entre deux murs. A moins qu’Hundertwasser vienne à passer par là et abroge la ligne droite. Tout est courbe, le temps se fait plus fourbe à tourner en rond, il nous fait tourner en bourrique. Qu’on souhaite lui faire la nique, il aura toujours le dernier mot, qu’on souhaite le devancer, il a plus d’un tour dans son sac et surtout un tour d’avance, de quoi donner un coup de semonce pour ceux qui le prennent pour une simple semence. Le temps ne se sème pas, ni lièvre, ni tortue, donnant le tempo, il a toujours une longueur d’avance. On le sent parfois nous souffler dans les bronches dès qu’on lui fait la tronche, mais il se peut qu’il nous porte pour peu qu’il nous importe.

Il est aussi à quelques encablures de là, parfois sensible, parfois distant, pour peu que l’on s’éloigne de son cours normal. Il s’étire, se distend, se dilate. On s’en frotte les mains de le voir ainsi, à côté de soi, presque négligemment filer à son propre train, sentant que pour quelques instants, il ne nous colle plus au train. Comme une voiture vue au loin depuis le wagon, que l’on distance sans jamais perdre de vue. C’est la douce heure de contempler la douceur du temps cotonneux et endoloris qui nous file entre les doigts, dissertant sur ce qu’il devient loin de notre emprise, loin de nos doigts. Le temps d’un voyage, le temps suit une autre courbe.

Où est-elle cette courbe aujourd’hui ? On l’oublierait presque, mais elle n’est, en fait, jamais loin, toujours nous accompagnant dans nos pas, toujours trottant dans nos pensées. La silhouette du temps bat des cils et en mouette, elle tournoie au-dessus des âmes qui se noient. Où est-elle ta silhouette ? Bat-elle des ailes à fouetter les nuages, blancs en neige pour îles flottantes célestes ? File-t-elle à tire-d’aile vers quelques cieux que l’on aimerait porter en bretelles, nous remontant la tête dans les nuages, ascenseur vers les cieux ? Les mots blancs se nuagent, s’estompent. Ils se discontinuent et pourtant se disent contigus. Les uns à côté des autres, ils s’étalent au tableau noir. Quelques traces des nuages retombées sur le macadam, quelques singeries d’oiseaux pour mademoiselle.

 Les nuages filent. Parfois, on les contemple. Ils n’attendent pas d’être étreints. Ils se contentent de passer.

sur le vif #32 : nuits

Hier, au sol, j’ai trouvé un billet de cinq euros. Dans mon rêve, cette nuit, c’était un billet de cinquante euros. La nuit est décidément plus généreuse que le jour. La nuit a les mains pleines et les ouvre grandes pour en laisser s’échapper ce que recèlent nos poings fermés au fond des poches. Il suffit que nos yeux se closent sous les poches pour que franchissent sous le porche de l’existence ceux que le jour met à la porte. il est parfois de ces mortes qui nous reviennent dès la fermeture des persiennes. Quelques sommaires phénomènes mis à l’index par un cerveau à la rationalité bien trop développée qu’il est nécessaire de temps à autre d’alliter afin que des faces refassent surface. Monstres des abysses, créatures incertaines, fruits incestueux d’amours réprouvés viennent peupler l’immensité nocturne. Sur le drap noir étendu de bric et de broc, les formes s’étalent dès que les neurones détalent. Ensembles, elles s’entrechoquent, quelqu’en soit le sens, mieux vaut que l’on s’en moque. Elles emplissent les plis du drap et prennent appui sur lui, elles tirent quelques peluches de la lumière du jour passé, un jour passé au tamis et déjà dépassé par les éléments, elles dévident le fil de la journée que laborieusement le cerveau et le psychanaliste, le lendemain, tenteront de rembobiner, en vain. Exhutoire d’un cerveau clos en isoloir, la nuit souffle dans les voiles.

Hier, j’ai sombré dans l’angoisse sourde de perdre pied, de ne plus savoir où les poser, de ne plus envisager que mes pas ne me portent. Je ne m’imaginais pas paraplégique, mais incapable de poursuivre sur la voie entreprise, de la voir céder sous mes pas pourtant lestes. Le malaise sourd s’est tue dans le premier soupir. Le désert et la traversée qui l’accompagne se sont ouverts sur des rivages chaleureux. Peut-être était-ce la nuit d’un Moïse hydrophile. La nuit est décidément plus cajoleuse que le jour. Jalouse de ce qu’elle ne peut proposer rien de réel et de tangible, elle joue sur la corde sensible et cible nos sensations les plus troubles pour les moudre et les émietter, elle vise nos étreintes manquées, tronquées, moquées pour les élever au pinacle, les consumer jusqu’à la nacre. Tandis qu’au jour les craintes se plantent dans le vide, la nuit, coquille vide entre deux vies, se remplie des restes du jour. Elle amoncelle les morceaux, elle glane ce qui tombe à proximité d’aile et les recrée à sa guise dans un flot tumultueux et imprécis qu’elle transporte au lointain, que même le matin à la lueur d’une glace sans teint, ne nous révélera que partiellement. Naturellement la nuit ment. Elle nous trompe et ce ne sont qu’étranges émoluments qu’au réveil nous récoltons.

Hier, j’avais déjà rejoint le monde cotonneux des rêves où tomber ne crée d’ecchymoses, le paradis des malades des os de verre. Sur le sofa tout aussi douillet venait me retrouver une gracile créature aux charmes fous. Sans doute était-ce l’écho d’un récent film consacré aux maisons closes dont mon cerveau endoloris avait ôté toute caractéristique carcérale pour ne conserver que les joliesses des parties de fesses. Alors que les contacts de nos deux corps se faisaient de plus en plus réguliers et prononcés, l’ouverture de sa bouche laissait évacuer les sonorités des prémices de réjouissance. L’ardeur de nos deux corps croissait aussi irrépressiblement que la dette grecque. Il est des préceptes en amour relatifs à l’obturation des globes oculaires dont on fait parfois loi qu’il nous arrive d’enfreindre. Sans en avoir l’air, mes deux prunelles décidèrent de s’intéresser à leur environnement en exigeant à-qui-de-droit l’ouverture des jalousies ophtalmiques. Ce n’était pas une illusion d’optique. J’étais là, seul, allongé dans mon lit, victime d’une illusion phonique. Les miaulements féminins, préliminaires sonores aux cris de jouissance, m’étaient toujours perceptibles. Par delà la fenêtre, une féline de voisine manifestait là qu’un matou avait su trouver où gratter doux. La nuit parfois seule s’ennuie et si son inspiration s’amenuise, il suffit du souffle des sirènes qui luisent pour qu’en ces sombres heures elle ne s’épuise.

sur le vif #31: c’est ballot

C’est ballot. Le corps balloté comme une balle de foin poussée par les éléments. Elle roule toujours, jamais ne se fixe. Quel est le hic ? Certains, bien hâtivement le croiraient dans la voix hoquetée occasionnée par la consommation de cette bière qu’il tient à la main, quelque soit le temps, conservée comme un précieux trésor, comme un relayeur de la flamme olympique. L’effet semble le même : elle lui donne une lueur dans les yeux, le maintien dans l’espoir, fût-il illusoire.

« C’est ballot », pour lui, l’expression sonne parigot. Pourtant, je suis tourangeau. Je le lui dis tout de go, inutile de lui mentir, la société lui ment, il se ment à lui-même, inutile d’en rajouter une couche. Certes, il en tient une couche, ses jeux de mots peinent à s’élever au-dessus du caniveau. Peut-être est-ce parce qu’il y passe le plus clair de son temps. Ciel sombre jamais ne s’éclaire. Mais là, à traîner sur le pavé – peut-être ne les a-t-il d’ailleurs jamais balancé à la face de qui que ce soit – il n’a plus que cet humour de dépravé, un humour de désespoir, sans doute aussi est-ce l’humour de ceux qui se sont toujours tout pris en pleine poire. Il a foulé des trottoirs, ceux de Paname et d’ailleurs. Il a connu le placard aussi, de fond en comble. L’un ne va pas sans l’autre dans ce cas-là comme dans tant d’autres. A la télévision, la petite maison dans la prairie, ici, la petite prison devant la mairie.

C’est ballot. Je ne suis pas parigot, mais tourangeau. Pour lui, c’est kif-kif bourricot. Aucune querelle de clocher, aucune terre à défendre, je n’ai cure des appartenances. Alors, il me laisse la possibilité d’accrocher mon vélo à l’arceau. Attaché à la anse d’acier, il lance néanmoins des menaces à l’intégrité dudit vélo. Sans détour, il promet qu’à mon retour, le vélo sera parti pour un autre séjour. Un bon voleur est celui qui dissimule ses intentions. Il ne peut à cet égard pas faire partie de cette guilde des professionnels de la cambriole, il n’est ici qu’une orale cabriole, qu’une facétie de laquelle je ne dois me faire de soucis. Conciliant, il se fait parcmètre vivant, péage ambulant, demandant sa quote-part pour l’occupation de la barre de stationnement vélocipédique. Désargenté, il se montrera conciliant.

C’est ballot. A défaut de boulot, Il lui faudrait au moins la littérature, tant il en semble féru, même s’il voue l’académie aux gémonies. D’après lui, Mauriac c’est de l’argot, du pur bordeluche. Soit, j’entends son jugement, mais ne le partage guère. Tout au plus y-a-t-il ici ou là du patois. La rue Mauriac est dans le pâté de maison à côté. A vivre dans la rue, on retient leurs noms, on se fait une topographie littéraire. Chaque quartier traversé, chaque rue habitée sera bientôt emprunt de la marque de l’auteur du coin.

C’est ballot. Son acolyte semble être issu du même lot. Pas plus à son avantage et tout aussi pratiquant du chantage. Bloquant le passage, il me fourre sous le nez sous poing serré, sur lequel ressort un petit bout d’acier enserré autour d’un doigt. La tête de maure embaguée en exergue devant mon regard, il m’interroge. L’accent corsé est-il corse ou marseillais ? La bague milite pour l’île de beauté. C’est sur sa bague que porte l’interrogatoire. Qu’est-ce que ce visage d’homme au bandeau leste ? Une manière de faire part de son identité, de rappeler qu’avant d’être un homme de la rue, il est un homme de la Corse.

« C’est pas de chance » disait le présentateur télé à cette dame que les déboires familiaux n’avaient pas épargnée. Le ton sans saveur dans le téléviseur frisait l’indifférence et l’indécence. Le silence eut mieux valu que cette parole signe d’un esprit en vacance. « C’est ballot » ou « c’est pas de chance », c’est kif-kif bourricot. Ce sont des oubliés que les feux de projecteurs ne sauraient nous faire conserver en mémoire sur notre rétine. Sous la lumière, ils se ratatinent. Il n’est qu’une attention discrète et sincère qui les réconforte.

sur le vif #30 : brins d’évasion

Qu’est-ce que cette forme informe qui trône sur mon oreiller ? Sont-ce là les pelures d’une vie arrachée ou meurtrie, de la soie du plus bel effet dont les femmes se parent ? Ne serait-ce pas tout simplement quelque extrait d’une crinière de l’une d’entre elle ? Aurais-je fauve sauvage dévoré cette gazelle à l’ombre de l’univers étendant ses ailes sous ce voile d’étoiles de plastique que la nuit réfléchit ?  Qui fût-elle pour venir s’aventurer dans l’antre pour s’y faire éventrer sans autre forme de procès ? Il eut mieux valu qu’il n’en restât rien, rien qui ne laissât penser que quelque chose se fût produit. L’absence et l’oubli pour se sauver, ne disposer d’aucune trace, de quoi se laisser l’esprit libre de se demander ce qui fût ou ne fût pas, avec le secret espoir de ne jamais démêler l’écheveau. Peut-être des cheveux alors ? Ils seraient alors fins et échevelés. La mèche dont il serait question en tout cas. Ils seraient blonds et délicats. Les brins qui demeurent en tout cas. Il faut savoir faire cas de ces brins déposés sur l’oreiller. Sont-ce là les confidences muettes sur l’oreiller d’une mèche qui ne pipera mot, fier rameau du bouquet d’une inconnue ?

Une étoffe d’ange est passée par là. L’ange déplumé n’a plus sa parure. Sans ses ailes, il a perdu de sa superbe. Une mèche sur l’oreiller, c’est tout ce qu’il en reste. L’ange en frôlant de trop près le plumard, s’est brûlé les ailes. Accostant sur l’oreiller, les songes l’ont calciné. Les songes ne sont pas pour les anges. Trop de pulsions nous y démangent. Les anges peuvent néanmoins faire immersion dans quelques songes éveillés ou quelques rêveries mais ils ne s’aventurent pas la nuit. Ils seraient au regret de croiser quelques créatures tout droites sorties des enfers. Sans nul doute, était-ce ici le cas. Voltigeant au-dessus du lit, les moustiques que le sang excite, les démons qui dans le sommeil habitent, ont fait d’elle leur proie.

Mais les brins se nichent dans mon cerveau et les cheveux artificiels, fils éclectiques font des étincelles. Je divague sur ce qui ne peut, à coup sûr, pas être des algues. Ni cheveux, ni soie, ni filament aquatique, bien vite, la réalité, fidèle destrier de la factualité, fière monture de la nature, revient au galop. L’évidence et l’étoffe sont sous mes yeux : le vulgaire morceau de tissu s’est fait la malle. Broutille de textile, fibule de fibre et attache de fortune pour moustiquaire précaire, les fils ne défient le temps que brièvement. Bientôt, ils cèdent, et dans un dernier souffle, lançant leur chant du cygne, se rappelant à notre bon souvenir, dans un dernier signe, ils s’échouent sur un oreiller. En évidence, il ne sera pas envisageable de nier la sentence du temps. Combien de temps encore les autres fébriles fibres résisteront aux assauts de l’usure avant que les pans de la moustiquaire trônant au dessus de ma couche définitivement se referment ?

sur le vif #29 : être de papier

Etre de papier, être dans les lettres, dans les mots, les expressions, sans trop de pression, celle des autres, tout juste celle de l’espace infini des mots et de la langue, une pression toute en souplesse qui nous éloigne du doute, une pression qu’on peut prendre au bar ou en terrasse, qu’on prend à ras-bord ou à tribord, qu’on prend à ras-le-bol ou dont on se saisit pour le remplir d’air.

Etre de papier pour ne pas casser les pieds ni même éléphant de porcelaine, casser la vaisselle. Etre de papier emmitouflé autour des pieds pour ne pas enfler des chevilles, pour pouvoir partir en vrille comme on le veut, pour partir où l’on veut. Le papier fait perdre pied et partir de ce monde un peu blême pour s’en inventer un autre, souvent loin des autres, loin tout court, loin où l’on court pour s’enfuir, pour ne pas s’en faire, pour ne pas revenir. Lorsque l’on est enfin, arrivé en haut, l’ascenseur jamais ne répond à nos appels, à peine formulés, enfarinés, embourbé de notre propre chair, de notre propre sang. Ce n’est pas qu’on se fasse un sang d’encre à force d’écrire, bien au contraire, comme si on avait enfin trouvé un havre de paix. Mais voyons la réalité en face, c’est une paix des lâches qui préfère un ailleurs à un ici, un lieu sans pareil, un lieu d’empailleur entre deux chaises, indécis pour quelqu’un d’ici qui se refuse tout à la fois à y rester et à le changer.

Etre de papier, un sans-papier de la réalité, un passager clandestin de cet univers, qui migre éternellement vers un ailleurs, où qu’il soit, toujours en train de migrer, sans forcément chercher à faire des simagrées. L’être de papier n’est rien de moins que jamais à sa place. Toujours il la cherche ailleurs, quand ailleurs n’est jamais ici et que tout ici devient vite ailleurs. Il dit toujours « à tout à l’heure » mais jamais à la bonne heure, quel qu’elle soit. Soit dit en passant, comme on le fait dans cet univers, quand on ne peut encastrer toutes ces pendules, qu’on ne les trouve jamais à sa convenance, les estimant toujours déréglées, il faut savoir prendre l’horloge par les aiguilles et remettre à l’heure son horloge interne. Au lieu de cela, l’être de papier se dit qu’il peut s’en échapper, sortir de l’espace-temps, s’espacer de temps en temps, s’espacer de tout temps, qu’il flotte, qu’il neige ou qu’il bruine, s’espacer de tout cela, qu’il vente ou qu’il souffle, créer son propre espace, sa propre place, retrouver son propre souffle. Mais une place se définit par ce qui se passe autour, une place n’est rien sans quelque chose qui l’entoure, on se fait une place parmi les hommes, on crée une place au cœur d’un entrelacs de rues. La place ne peut exister pour elle-même. La place n’a pas d’existence en elle-même, elle a besoin de quelque chose d’autre pour être là. Qui a déjà vu une place au milieu de rien, au milieu du vide ? La pauvre ne saurait où trouver sa place. Perdue, elle ne saurait plus où se mettre, une place à la dérive, à côté de la plaque. Nul besoin de penser qu’il faille de la concurrence pour exister, nulle nécessité de croire que quelqu’un qui va à la chasse perde sa place. Chacun sa place et les moutons seront bien gardés.

Etre de papier, un avion en papier, un avion à réaction ou en carton, un avion comme un cartoon qui s’envole vers les plus beaux cieux, sans cesse à la une, à s’en poser sur la Lune, jamais mal luné, toujours un peu allumé, même quand les moteurs sont au repos, toujours un peu de peau, toujours un coup de peau, jamais un coup pour rien parce qu’un rien de papier c’est toujours beaucoup, surtout que cela ne coûte rien. Ça ne coûte rien de se mettre sur du papier, de se lâcher en papier, ça fait même pas mal et si souvent du bien, si souvent à se lover contre ce papier si doux, comme du papier buvard, pour éponger, non les dettes mais les sentiments, les regrets, les souvenirs, les absorber, les contrôler, éviter qu’ils ne se répandent n’importe où, les canaliser dans la rigole de papier, recueillant les pluies de l’âme. On prend un papier pour s’épancher, pour ne pas se pencher trop près du gouffre et surtout éviter d’y sombrer, un papier pour s’ex-primer et éviter de dé-déprimer, pour s’appliquer à s’expliquer sans toutefois s’impliquer parce que le papier extériorise une part de notre intérieur. L’extérieur de l’être de papier est un autre intérieur, une cour intérieur, une véranda avec fenêtre sur cour, parfois fenêtre sur cœur, un nouvel espace clos, les yeux mi-clos, les œufs mi- cuits, un espace à ne pas trop se mouiller, engoncé dans sa coquille. L’être de papier en crée une nouvelle, plus grande, plus aérienne, faite de verre, une coquille plus fragile, ouverte sur le monde mais encore si proche de son propre monde. Certains y installe des plantes en plastique pour faire comme si, pour faire mieux, pour se reverdir, mais ce n’est que du décor, du décor pour être vu, pour être repéré, pour se cacher aussi, pour les apparences, pour ne pas avoir l’air trop rance, pour ne plus apparaître en errance, montrer qu’on s’est meublé, qu’on s’est installé, qu’on s’est embelli, qu’on sait, qu’on sait quoi au juste ? Qu’on est quoi au juste ? Qu’on est juste au juste ?

Etre de papier, un papier que l’on déchire quand on veut, un papier qu’on brûle aussi quand on ne veut pas laisser de traces même si on l’a d’abord souhaité. Un papier qu’on malmène, qu’on amène, qu’on manipule, qu’on triture, qu’on souille de fritures, celles de la vie, ces traces de graisse, ces instants de grâce de la vie, ces traces qui sont indélébiles et restent toujours. Le détachant de la conscience n’y fera rien. Ce sont des tâches si riches qu’on en conserve toujours l’auréole qu’elle soit de ketchup, qu’elle soit histoire de chope, de mayonnaise ou de béarnaise ou de foutaises. L’être manipule un papier qui vibre, un papier qui vit, qu’on cible, un papier risible quand on y repense, quand on y repasse, mais la chemise si souvent s’en brûle les pattes. Parfois il n’est besoin d’aucune précaution, tout nous est permis quand on est de papier, tout est possible, tout est réalisable… du moins, sur le papier… [1]


[1] Remaniement textuel d’un écrit éponyme d’il y a quelques années.

histoire d’homophonie #2 : la merveilleuse journée


saut de dune © Pierre Miglioretti

La merveilleuse journée[1] avait débuté sous un soleil radieux et sous les draps encore tout réchauffé par le soleil matinal et automnal. Les rais de l’astre du jour, que les persiennes mi-closes laissaient venir caresser mes paupières tout aussi mi-closes, profitaient des stries des opercules de bois et de la chambre pour réaliser une sommaire imitation de zèbre à même le matelas. Répugnant à cet animal qui n’a jamais su opérer
de choix entre le Noir et le Blanc, prenant de la graine du kangourou, je me levais d’un bond pour laisser le champ libre au soleil. Ma mie, que la brutalité de la lumière agace, me lança un regard de glace. Il m’eut suffit de coutume que je l’enlace, pour briser la glace et que la pointe émergée de sa colère d’iceberg retourne dans les bas-fonds, où les courants froids, comme les conduits d’un réfrigérateur, viennent insuffler un petit air de Sibérie. Mais si Berry, ma mie aux yeux myrtille, n’a pas froid aux yeux, c’est bien pour son tempérament de feu, la rendant folâtre pour un rien. Un brin d’air, un rien de frais et elle devient de glace à en refroidir les Enfers et sitôt les premières fièvres de l’été, ses sangs s’échauffent à sécher les chérubins. Bref, elle souffle le chaud et le froid. Or ce matin-là, rien n’y fit, des caresses véritable coup d’épée dans le glaçon jusqu’au thé qui devint glacé, une fois que son souffle de zéphyr s’y fit bise. Il n’y eut d’autre alternative que de faire revenir le zèbre, qui, malgré son évident prosélytisme pour la société de consommation, eut le mérite d’apaiser Berry, la ramenant à plus de sérénité. L’incendie était maitrisé et l’incident clos. De nouveau notre amour éclot, pendant que sous l’effet d’un nuage, le zèbre referme ses jambes.

            Entre les rayons des roues du tandem, viennent s’intercaler ceux du soleil. La plage est encore à quelques encablures tandis que l’on carbure sur notre monture commune. Bientôt, à l’approche des dunes nous stoppons le chameau pour mettre pied à terre. A l’approche de la plage, quelques bosquets d’arbrisseaux nous accueillent avant que l’on rejoigne les bambins et leurs seaux. La cocasserie de lilas s’humidifiant dans quelques centimètres d’eau jetés au fond d’un château de plastique en déshérence nous invite à passer notre chemin et ainsi passer notre journée quelques centaines de mètres plus loin. L’abandon de la zone nous rend zen. Quelques moutons de coton blanchâtre font leur arrivée dans le ciel en surplomb de la mer. Mais l’habit ne fait pas le moine et bien vite moutons blancs se font noirs. La mer veille, rieuse, les troubles nuées. Pas amer pour deux sous, l’océan s’ingénie à correspondre à toutes les humeurs du ciel. Sur l’océan, tout ciel est fort séant.

            Répugnants à toute baignade, à moins qu’il ne s’agisse de venir aux premières heures du jour se jeter dans la vague et doucement susurrer une aubade à l’océan, nous lui faisons face, sans mot dire, sans bruit faire. Seules les mouettes tournoient au-dessus de la surface où, de temps à autre, quelques poissons font surface. Les hyènes de la mer, de leur cri sournois, guettent leurs proies, sans jamais passer à l’attaque. Le froid doucement nous attaque et Berry, dans mes bras se blottit. Elle plisse les yeux et semble contempler l’écume qui se tisse au fil de chaque vague. Le léger mouvement transversal de son regard laisse quoiqu’il en soit supposer qu’elle balaye du regard l’immensité de la mer.

Bientôt, le ciel sombre avec le jour. La nuit dans quelques instants viendra prendre place dans le ciel. Mais encore sur les terres luit une lueur, qui, asphyxiée par les lourds nuages, se fait timidement une place dans notre dos. Se faufilant entre nos deux corps, elle se reflète dans l’océan qui réverbère cette lumière inattendue. Dans l’inversion lumineuse que nous constatons, entre chien et loup, dans cette atmosphère tamisée, on eut dit la mer en veilleuse retournée.


[1] S’inspirant d’un jeu de l’émission de France Culture « des Papous dans la tête », la contrainte est de débuter une histoire à partir d’un morceau de phrase et de clore l’histoire sur une homophonie – approximative – tout en se ménageant la possibilité d’une homophonie intermédiaire.

sur le vif #28 : corps à quai

Sur les quais, le bateau tangue. Le vent s’engouffre dans la béance des voiles remisées à l’abri du bastingage. Le foc s’en tiendra à la bienséance et ne viendra pas, cette nuit, s’exhiber sous toutes ses coutures. La grand-voile a mis les bouts et à fond de cale, le goémon qui lui colle encore la peau, s’en détache, la chaleur intérieure aidant. Le mat, seul, fièrement, surplombe le navire. Vigie sans vigie, il végète. Sans tunique et dessapé, le moral sapé descend dans les chaussettes. Clapotant les pieds dans l’eau, il attend pour lever l’ancre. Mouillant dans le port, il bouillonne d’impatience et se languit le long de ces quais élagués de la plupart de leurs bateaux. Esseulé, il ne saisit plus le sens de cette escale. En surplomb, le tango tonne, frénétique, les corps pas monotone s’y adonne.

Sur les quais, les corps tanguent. Ce soir, le tango donne le ton. Les corps enlacés s’adonnent à la danse. L’air frais serpente entre les cheveux des femmes à la tignasse profonde et sombre. Les hommes sombrent dans le noir de leurs yeux tandis que leurs âmes baissent les armes et cèdent à l’appel des pas. Ils les posent impétueusement au sol rendu méconnaissable par la nuit. Rien ne vient les troubler, les pas sont sûrs. Ce n’est pas dans la salle des pas perdus, la chose est entendue. Les femmes ne perdent rien pour attendre et si leur cavalier, quelques instants repose sa monture, elles montent à l’assaut et font le siège de leur compagnon de danse, ayant remisé les fesses sur le siège austère des chaises de bois du café. Elles mènent la danse à s’en remplir la panse. Peu importe ce qu’il en pense, le cerveau remisé au placard, n’a pas son mot au dire. Seul son corps compte. Pas après pas, il se laisse entrainer. Tout vient des tripes, d’une énergie qui s’en extirpe et s’instille dans tous les organes. Elle irrigue le corps et le déride, pour le laisser seul maître à bord. A deux pas, les pas de deux sont plus chancelants et chaloupés.

Sur les quais, les bouteilles tanguent. Les verres tintent et s’entrechoquent lourdement dans la moiteur de l’été finissant. La légèreté des corps alanguis par les effluves de l’alcool, que vient raviver la chaleur de l’atmosphère, n’est pas communicative avec les bouteilles. Le verre reste terne et sourd à l’enjouement extérieur. Il tombe brutalement des mains humides et maladroites de ces corps imbibés. Bruit sourd pour les plus résistants et éclatant pour ceux cédant sur la rudesse du sol. Il n’est pas écouté. Seulement parfois se trouve-t-il réverbéré dans le rire perçant de l’extase provoquée par cette chute en inadvertance. Le corps de verre se brise dans l’éclat des rires. Mais bien vite, le bruit s’en fuit dans la nuit et s’enferme dans le silence. Toujours les corps s’élancent les uns vers les autres, des élans incontrôlés et qui s’épanouissent puis s’évanouissent. L’ivresse se confond dans l’évanescence de romances sombrant dès leurs naissances. Ainsi la lenteur se confond avec la vitesse et c’est une autre appréhension du temps qui se développe. Les mouvements et les perceptions se ralentissent tandis que les corps, plus vite, se rapprochent.

Sur les quais, la lune tangue. Exsangue, elle tire la langue. Les abat-jours brillant le long du boulevard des quais, alternant avec les éclairages des façades, la rendent terne. Suspendue dans le lointain, elle n’est pourtant pas hautaine. Le teint pâle qu’elle arbore, ne fait plus recette. Personne ne l’abhorre, mais tous boudent sa triste facette. Sous l’invariable démarche de la Lune, les hommes s’enivrent de la Terre.