sur le vif #33 : honni désir, déni d’amour
Au reste, allongé sur le lit, qu’en sais-je de ce qui se lit sur son visage ? Je l’aime jusqu’à la lie et si ce soir l’opportunité que je lie mon destin au sien se présentait, je ferais mien ce dessein. Ses seins semblent apaisés, presque soulagés. Sous-pesés qu’ils furent par ces mains les prenant fermement, les pétrissant jusqu’aux sangs, ils s’ancrent de nouveau fixement au centre de la poitrine. La tempête est passée et s’est apaisée. Les cheveux en bataille témoignent de la violence des éléments. La chevelure étincelante à la lumière, rougeoyante comme un rideau de théâtre fermement arrimé, tombant en vagues régulières avec un relief finement calculé, n’est plus qu’un amas de filaments. L’extinction des feux n’apporte plus qu’une pénombre aux cheveux dont on ne saisit que difficilement la teinte exacte. Ils sombrent dans la demie obscurité et l’informité de leurs postures désormais très aléatoires. Dans l’entrelacs de vêtements et de draps, certains semblent même s’être égarés et flottent entre deux eaux, parfois entre deux bras. Dans le détroit de nos bras entrelacés, ils s’amoncellent par endroits. Un patchwork de chair et de tissus aux provenances diverses se dessine. Les traces de l’amour s’essaiment ainsi, sans qu’un sens puisse être donné, sans qu’elles ne révèlent le chemin emprunté, sans qu’elles ne présagent d’un chemin à suivre.
Son corps s’est éloigné. Il est resté demeuré près de moi longtemps. Immobile, corseté dans ses habits d’apparats, dans ce costume des temps d’antan, elle ne pourrait même qu’avec peine bouger le petit doigt. Devant cette robe, mon regard se dérobe. Sous le lustre, elle avait préféré remettre tout son attirail et ainsi recouvrir son poitrail. Elle ne craignait pas le mal de poitrine comme avaient coutume de le faire les tsarines, qui une fois l’acte accompli, se replongeaient dans toutes leurs épaisseurs. Si la décoration, si l’inspiration rappellent des temps où la fadeur des radiateurs ne venait pas polluer ni notre regard ni le sol de déchets nucléaires, l’atmosphère est chaleureuse. Je veux dire, la teneur calorique de l’air l’est. Nos deux corps, eux s’écorcent. Ils ont été dépouillés, lacérés du regard de l’autre, triturés des doigts de l’autre et l’être n’en sort jamais indemne. L’être mis à nu déserte. L’être s’il n’est paraître, se doit aussi d’être mystère. Le regard de l’autre parfois, quelques instants, parfois plus longtemps, enterre l’être. Est-ce pour regagner ses couches d’oignon, qu’elle s’est revêtue sur la couche ? Ensevelie sous les couvertures, son regard est tourné vers moi, et son esprit vers la fenêtre. La lune, à mes yeux, la fait naitre. Elle prend, sous les couleurs de l’astre nocturne aux allures cette nuit ambrées, un autre éclat. Son visage prend un autre relief. Presque seule partie de son corps désormais illuminé, il jaillit en avant, créature issue d’un film en relief. Comme au cinéma, j’aimerais le toucher, mais je sais qu’il est vain de mettre la main sur ce qui se confond avec les papillons volants dans la lumière des projecteurs. Figure désincarnée, elle se détache au lointain, sans dédain mais sans passion.
Assis, le corps dans toute sa chair, être errant sur les mers ou les terres, je suis déjà à rechercher cette sensation première, cette sensation d’un commencement achevé trop tôt, d’un commencement qui ne reviendra pas, mais que je chercherais toujours. Inlassablement, trouver le geste primaire, le geste naïf et innocent, le geste venu du sang et touchant les sens, celui que l’on accomplit inconscient. Il ne reviendra pas avec elle. Figée, elle ne fait plus un geste. Plus bas, à mes pieds, ma veste me rappelle comment je suis venu. Je n’ai pas fait de mystère, la veste en est tombée à terre, elle est redevenue poussière. Au pied du lit, entre deux effets personnels, les cendres se sont déjà envolées. Je ne saurais dire vers où elles se sont dirigées. Je ne saurais même attester que le brasier avait pris place à cet endroit-là. Mais il n’est plus là. Il n’est plus dans la pièce. La pièce a fait place nette et ma mie a fait peau neuve. Tout est lisse et sans anfractuosité. Frêle, un bras se baisse vers la veste. Je m’en saisis pour revêtir le haut du corps. Le maillot de corps, quelques mètres plus loin restera planté dans le décor. Le cœur cède et le corps se lève. Péniblement, les coudes viennent rejoindre le rebord de la fenêtre tandis que mon regard saisit toute la vue qu’offre l’embrasure de l’ouverture. En vain, je ne discerne ce qu’elle voyait à travers la lucarne.