ami mot
Un terre-plein, une Terre pleine.
Quand le
dédain s’immisce dans l’anodin des gourgandins de la grande consommation, on
passe bel et bien de la cour au jardin, mais côté jardin, pas de quoi faire le
baladin, ce n’est pas ici que le fumier fait éclore la rose. Parce qu’ici, il
n’y pas d’ailleurs, il n’y a pas de réminiscence d’une vie d’ailleurs, il n’y a
pas même de la mini-science des jardiniers qui, de la vie issue de la poussière,
font pousser la terre sans frontière. Parce qu’ici, il n’y a pas d’ailleurs,
tout simplement, parce que c’est ici que tout se perd, ni place pour
l’orpailleur, ni pour le trifouilleur, en quête d’un éventuel trésor, d’une
éventuelle résurrection matérielle et alimentaire, la modernité veille
d’ailleurs au grain, pour qu’aucun ne se perde, pour qu’aucun n’enraye ni
mécanisme, ni pratiques alimentaires onanistes, pour qu’aucun ne se retrouve
dans ce capharnaüm qui foutrait le cafard à n’importe quel homme. La modernité,
ce sont ces yeux veilleurs qui guettent et épient pour que le moindre épi ne
soit épépiné par qui que ce soit, ce sont ces regards numériques, bien plus
furtif que Derrick, qui tentent de faire face au moindre hic, à la moindre
mimique qui en voudrait à ce système inique. Inique pour Monique ? inique
pour Eric ? Non, inique pour Gaia. Quand tous ces pleins que l’on crée et
qui s’achèvent dans un vide bien plus béant que le vide interstellaire, bien
plus criant et flagrant, c’est elle que l’on vide et qu’on oublie de
re-remplir, c’est elle que l’on fait pâtir. Manque de chance pour elle, elle ne
peut partir, comme une femme battue qui ne peut que plier l’échine face aux
coups qui s’abattent sur elle. Ici, il est question d’échine évidemment, mais
tous les morceaux sont, en quelque sorte, bons à prendre et bon à pendre :
le jarret, la poitrine, les abats (rien à voir avec les suédois pas d’ici-bas),
mais aussi les morceaux cachés, les « bonus tracks » comme on dit
pour les CD: les légumes, les fruits qu’on nous vante tant (mais que le vent
tant s’en emporte), les yaourts et produits laitiers. Evidemment tous les
morceaux, même ceux cuisinés au Meursault, s’amoncellent dans l’escarcelle des
ordures à travers ces grandes opérations d’évidement des pleins.
Ce sont les
dates qui rythment ces opérations de soldes alimentaires dont personne ne tire
profit. A croire qu’il n’est question que de temps et que personne n’est
responsable, sauf cette entité métaphysique derrière laquelle on ne cesse de
courir. Même les produits alimentaires courent donc après. Pour être précis,
ils sont devancés par le temps. Mais ils courent quand même. Une course moderne
puisqu’ils font du surplace, comme tous ces sportifs d’intérieur à savourer les
plaisirs du tapis roulant. Si Ford savait que l’exercice du tapis roulant était
devenu un plaisir, il n’aurait pas tant augmenté comme il l’a fait tous ses
ouvriers… toujours est-il qu’ils courent à leur perte. Triste raccourci de la
tragédie du temps qui nous pousse tous vers la sortie. Mais ici, ce n’est pas
la sortie des artistes, ni la sortie par la grande porte. Ni même la sortie par
le petit bout de la lorgnette, la sortie par une porte dérobée. Non cette
sortie n’est pas des plus discrètes, des plus inconnues. Elle se fait sous les
sifflets de tous, sous les jets de produits qui auraient dû eux aussi sortir
par cette même porte, mais se refont une santé en étant projetés à la face des
responsables de pareils agissements.
La faute à qui
et à quoi alors ? on ne peut éviter de jeter l’anathème sur le système.
Dans ce grand tout, où tout est si grand, dans ce grand plein où l’on ne se
plaint du grand, on se refuse au vide alors que du parachute (doré ou non) au
saut à l’élastique, on s’y jette si facilement. Parce qu’impavide, on est
devenu si avide de ces vides qui nous semblent des pleins tellement ils nous
rappellent à notre existence et notre intrinsèque mortelle défaillance. Mais
ces vides s’intègrent à l’abondance et
ne peuvent marquer une constance. On les sait temporaire, on les connaît non
durable, on les voit « rupture de stock ». Mais le stock, in fine,
qui est-ce ? la Terre. La Terre en stock ou la Terre en toc ? Pour
elle, ce n’est plus « rupture de stock », mais un véritable coup
d’estoc qui pourrait se finir en rupture d’anévrisme. Pour l’instant, on en est
à la rupture de l’équilibre. Mais la Terre est pleine et l’anévrisme du sang
des hommes qui se déverse en elle peut rompre à tout moment. Pour l’instant, la
Terre en a plein le dos. Heureusement pour nous, elle a bon dos. Mais à un
moment elle pourrait bien renvoyer les hommes dos à dos, alors obligés de faire
face à leurs actes, difficile contorsion que cet aveux sans tact. Mais a-t-on
eu nous du tact dans cette histoire ? pas même de talc pour éviter que nos
activités humaines ne transpirent à la peau de la planète, qui, un peu à fleur de
peau, aujourd’hui pleure de toutes ses larmes, comme si, elle, composée de
multiples couches à l’image d’un oignon, lâchait ses sanglots dès les premières
écorchures.
On doit bien
se dire que le dialogue s’est construit de silences. En l’occurrence, le vide
était présent. Il y en avait plein. Mais ce dernier n’a jamais été livide. Et
pour cause, personne pour le dire intrinsèquement avide, à exiger un plein
toujours plus plein. Mais c’est en faisant le plein, qu’un jour l’on a réalisé
que la coupe était pleine et la pompe vide et que bientôt on devrait renoncer
au monde et à ses pompes. Mais c’est en voyant que le rayon n’était pas plein,
que la quadrature du cercle est bien paru matricide. Parce que « c’est pas
nous qu’on décide », c’est elle qu’on trucide, mais nous qu’on suicide. D’un
coup, on était bel et bien juste au pied du vide, au pied de notre propre vide.
Et pas question de « grand bond en avant » comme certains l’ont tenté
dans le passé, toute fuite en avant ne nous ferait que plus chuter. Et pourtant
n’ayant pas la marche à suivre, c’est une marche arrière qu’il nous faut
opérer. Mais une marche arrière qui nous fasse avancer. C’est donc bien un
saut dans l’inconnu et dans le vide qui nous attend. Il faudra alors enfin
accepter le vertige du vide, des vestiges et des rides d’un humanisme lucide
nous faisant office de tremplin vers un nouveau terre-plein, cette fois-ci, à
moitié vide…
jeudi
28 août 2008