Archive pour juin 2008

Arbeit macht frei

La montagne ça vous gagne

 

La montagne est
belle. La forêt s’étale délicatement sur les deux versants de celle-ci. Des
forêts immenses. Des pins surtout. Des conifères seulement. Les lacets de la
route ne peuvent que suivre ce que la nature a bâti pendant des millénaires. Un
doux soleil berce toute la vallée. Il n’aurait manqué qu’un lac pour qu’il
puisse s’y refléter et de ce fait s’y brûler lui-même. Il suffirait d’imaginer
alors la promenade en amoureux dans les sous-bois, main dans la main, les doux
cuicuitements d’oiseau pour guider nos pas, les écureuils qui se cacheraient au
fur à mesure de notre progression dans la forêt avant l’apothéose de cette
rencontre avec un authentique daim des Vosges que nous nourririons de nos mains
des douces fraises sauvages que nous avions initialement glanées pour préparer
une délicieuse tarte aux fraises sauvages. Ce magnifique sacrifice de ce qui
devait finir dans ce que l’homme sait faire de mieux sur Terre – autrement dit
la cuisine – pour alimenter la nature aurait été un geste symbolique fort
soudant une relation débutante et reconsolidant à jamais les liens de l’homme
avec la nature. Après cela, il n’aurait plus jamais été possible de rompre un
de ces deux liens. Tout était désormais lié : l’amour de deux être et
celui de la nature pour fonder un nouveau contrat social entre les êtres fondé
sur un respect mutuel des individus dans une totale osmose avec la nature.

 

Seulement,
voilà, dans cette merveilleuses montagne vosgienne, s’est logé un camp. Non pas
un de ces camps de gitan dont on fait peu de cas en Alsace (un bon feu
purificateur et bon débarras), mais un vrai camp, comme de ceux qui fleurissent
aujourd’hui dans tous les pays du tiers-monde[1],
qu’il s’agisse de réfugiés de conflits armés, de réfugiés de la famine, de
réfugiés de catastrophes naturelles et bientôt de réfugiés des changements
climatiques[2]. Oui un de ces camps subi,
un de ces camps où l’on parque des gens qui ne l’ont pas choisi. Celui-ci, à la
différence de ceux du Sud était en dur, avec des bâtiments, des baraquements,
parce que même si le camps est toujours quelque chose temporaire, de changeant,
celui-ci étant construit dans un objectif précis devait conservait une certaine
stabilité temporelle. Oui le Struthof-Natzwiller s’est posé à jamais dans cette
quiétude naturelle. Oui, l’homme est venu de nouveau souiller de son emprunte
indélébile les éléments naturels millénaires.

 

Ceux qui admireront la beauté naturelle de
ce sommet ne pourront croire que cette montagne est maudite parce qu’elle a
abrité l’enfer des hommes libres.

Pourtant, c’est là, dans ce décor mouvant
aux caprices des heures et des saisons, tantôt étincelant de lumière, tantôt
disparaissant dans le brouillard, tantôt balayé par les vents, tantôt recouvert
d’un linceul de neige, que s’est joué un des actes de la tragédie de la
Déportation. Seule la nature, comme suprême consolation, a permis aux mourants
l’ultime vision d’une éternelle grandeur.

Léon Boutbien, déporté au
KL-Natzweiler

 

            Oui,
on a fait passer ce petit écrin de montagne au rang de zone maudite. La zone
aurait pu être désertée comme peuvent l’être les zones maudites des environs de
Tchernobyl, celle-ci sert de lieu de mémoire. La victoire contre le nucléaire
sera peut-être celle du jour où l’on ouvrira un musée de recueillement et de
mémoire pour toutes les victimes de Tchernobyl, de Three Miles Island et Krsko.
On a fait passer cette station de sport d’hiver où les familles huppées des régions
de l’est venait respirer le grand air des montagnes, venait dévaler les pistes
de ski, s’initier à la technique du chasse-neige au statut idéologique de lieu
d’accomplissement d’une politique, expression même de l’étroitesse d’esprit
exacerbée. On est passé du slogan « la montagne, ça vous gagne » au
fameux « Arbeit Macht Frei »qui hantait le ciel à jamais de celui
qui, asservi, franchissant les barrières du lieu, allait vivre avec ce slogan
en ciel de plomb. Changement de slogan, changement de politique commerciale
donc. D’une appropriation de la nature, qu’on peut espérer à ce moment
respectueuse, on est passé à une désappropriation totale du corps, de l’âme, de
l’esprit. Institution totale par excellence allant bien plus loin que ce que
Goffman a pu montrer concernant l’asile, la dépersonnalisation et la mortification
sont ici poussées à leur paroxysme. 

 

            Mais
la pesanteur s’est depuis en partie évanouie. Elle est toujours là et le
restera, mais d’une certaine manière, il faut la chercher. Elle n’est pas
systématique. La transcendance des mémoires du temps passé est parfois bien
diffuse. L’immanence de l’horreur se fait alors plus rare. Il n’est plus
toujours chose aisée de sentir cette présence qu’en leur temps les prisonniers
sentaient. Le vide du lieu désormais quasiment dématérialisé laisse échapper
toute la gravité du lieu. Il n’est pas impossible de saisir celle-ci, de se
sentir empli de mémoire, de se sentir plein de compassion pour le sort de ceux
passés assujettis ici mais un certain conditionnement en amont semble
nécessaire, une certaine préparation, un devoir de mémoire déjà constitué. Les
murs qui se dressaient ici en leur temps n’étaient certes pas que visible, pas
que physique. D’ailleurs laisser des barbelés ne fait pas pour autant mieux
comprendre ce qui a pu arriver, ce qui a pu enfermer : les barbelés sont
ouverts d’une certaine manière, transparent, n’empêche pas la lumière de
passer, laisser l’espoir s’instiller dans le camp. Non les murs n’étaient pas
que là. Les murs étaient ceux des baraquements, ceux du four crématoire, ceux
du portail d’entrée, ceux des Kapos, des SS, des chiens, … toutes ces présences
murales ne sont plus reconstituables aujourd’hui, n’étant pas ici question de
créer un parc à thème avec des personnages d’époque. Mais l’absence de tous les
autres murs visibles, physiques, tangibles complique le travail de
reconstitution des murs invisibles, de cette pression humaine, de cette
pression du lieu, de cette pression du temps. La matérialité ne fait pas toute
la mémoire : des sensations, des sentiments, des douleurs ne peuvent s’en
extirper. Mais la matérialité doit plutôt être vu comme une aide de
construction, doit permettre de mettre des matières, parfois un toucher, une
vue sur des sentiments. Cette matérialité doit guider notre pensée, lui donner
un certain balisage. Les connaissances historiques seront un deuxième balisage
parallèle. Le cerveau ne fera alors que croiser ces différentes matérialités,
que des témoignages directs pourront accompagner, pour que l’on recrée
l’histoire, que l’on se représente les faits. Sans matérialité, le sentier
semble beaucoup plus complexe à identifier. L’immanent doit guider vers le
transcendant, le présent vers le passé, le matériel vers l’immatériel, les murs
visibles vers les murs invisibles[3].

 

            L’humanité
s’est toujours construit des murs : homme social mais avec une contrepartie
de propriété privée, l’homme est disposé à construire la société mais veut
conserver son espace à lui. Qu’il s’appelle « espace vital »,
« espace intime », ou « Lebensraum », il est création d’un
territoire, création d’un « en-soi », d’une frontière visible ou non
et établissement d’un « autre », d’un exclus, d’un
« hors-soi ». Ces murs sont bien souvent modifiables, friables,
s’érodent avec le temps, leur sédiments étant alors la source de nouveaux murs,
de nouveaux territoire d’exclusions et d’inclusions. Ces murs sont bien souvent
tressés de fils invisibles bien plus que de fils barbelés, de briques ou de
pierres. Mais des sociétés ont décidé d’en construire des plus tangibles, ils
ont souhaité des murs manifestes. Que l’on parle du mur de Jérusalem
aujourd’hui, de celui de Berlin hier, de ceux des camps qu’ils soient
Konzentrationslager ou élément du vaste système du Goulag ou bien même camp de
rééducation dans une province reculée de la Chine communiste, tous ces murs ne
sont pas que la simple volonté de rendre manifeste des clivages, des
séparations qui n’étaient alors que symboliques, qu’invisibles. Cette
démarcation physique marque les cœurs et les esprits et de ce fait constitue
une véritable différence de degré. Il n’est pas ici question de dire que les
murs invisibles ne sont que secondaires, que des barrières dont on peut
s’accommoder, mais ces murs tangibles marquent la volonté clairement affichée
d’instituer, normalement pour un certain temps, une certaine démarcation[4].
Certes des camps ont été cachés et restaient dans un certain secret. Mais un
camp de concentration ne peut éternellement rester secret. Quand on prend la
décision d’en faire la construction, on veut montrer ce choix, on, pour me
répéter, le matérialise, on l’institutionnalise. Cette visibilisation n’est
donc pas anecdotique : c’est imposer pour longtemps une délimitation,
c’est l’imposer au regard de tous, c’est l’assumer. Bien souvent les murs
invisibles sont des murs non assumés, construction de l’esprit que l’on
tentera, autant que faire se peut, de nier, de cacher, justement. Ces murs se
doivent donc de rester visibles notamment pour rappeler, que parfois l’homme
qui construira toujours des murs pour recréer cet en-soi dont il a besoin car
il n’est qu’animal semi-grégaire, pourra opérer en certains temps, en certains
lieux, selon certaines circonstances des démarcations claires avec sa socialité
« naturelle ». il choisira de rendre visible, de généraliser,
d’exprimer pleinement des exclusions. Ces murs physiques ne remplacent pas ceux
qui préexistaient dans l’esprit des gens. Ils les renforcent. Parfois les
légitiment. Ils expriment la violence pure et non la violence
« seulement » symbolique.  Ils forcent. Ils excluent de toute alternative.
Ils privatisent pour certains et privent pour d’autres.

 

            Alors,
un camp de concentration que l’on vide de cette matérialité est une sorte de
négation de la privation de liberté, de cette manifestation claire et sans
ambiguïté de volonté d’exclusion. Il ne s’agit pas d’exclure à la légère, de
gêner un peu ceux qui nous dérangent. Il s’agit de parquer, de regrouper, de
cacher à la vue des gens derrière des murs, de les priver eux de liberté et de
privatiser l’espace commun en recréant de l’en-soi. Passer le seuil du portail
et son « Arbeit macht Frei » ne fait pas à lui seul ressentir le
passage de la frontière. Cette frontière est une des plus stricte qu’il soit,
si ce n’est la plus stricte qui n’ait jamais existé. La frontière entre la liberté
et l’oppression. Cette frontière n’est donc pas le simple passage d’un point
dans l’espace à un autre point situé au delà d’une ligne préétablie. Cette
frontière est plus complexe que cela. Cette frontière était tous les jours dans
la tête du détenu, toujours dans ses jambes esquintées, éreintées par ses
travaux, par ces marches du camp sans cesse gravies, par ce froid mordant,
parfois aussi par le chien mordant, déchiquetant, ne lâchant pas sa proie. Oui,
le chien est frontière aussi, il est retour de l’oppression de la nature sur
l’homme, mais une nature pervertie par certains hommes, une nature politisée et
qui exclue elle aussi, à l’image de ces hivers dans la neige, qui, dans ce
cadre concentrationnaires sont politiques. La frontière est aussi mur du
baraquement, elle est encore la paillasse partagée avec tant d’autre, elle est
la soupe claire du matin et même la plus épaisse du dimanche, elle est l’appel
le matin, elle est le gibet qui trône dans la cour du camp, véritable épée de
Damoclès, véritable bras armé du mur, tout comme les miradors, tout comme les
barbelés. Du fait de la multiplicité de cette frontière, on doit la restituer
dans tous ses aspects. Certains ne semblent pas forcément nécessaires et ne
répondraient sans doute qu’à du sentimentalisme, du passionnel exacerbé. Mais
tant d’autres doivent servir de guide pour tenter de comprendre et voire même
de détruire dans nos têtes tous ces murs.

 

PS : merci encore à
Jean-Pierre et Christiane de m’avoir proposé cette visite, de m’y avoir conduit
et accompagné. Sans doute un rien lugubre pour une journée en famille, mais
malgré tout une journée chargée de tant de mémoire.

 

dimanche 8 juin 2008


[1] La
rigueur imposerait la prohibition de cette expression qui n’a plus sens depuis
la fin du 2ème monde soviétique et la totale désunion des dits pays
du tiers monde, mais que voulez vous, des fois, la rigueur nous abandonne…

[2] à
moins que cette dernière catégorie fusionne avec la précédente ce qui
marquerait dans les mots notre manque de prise de conscience du danger du
changement climatique.

[3] Des
murs qui semblent s’imposer véritablement partout : et je ne peux
m’empêcher de raconter cette anecdote authentique et rappelle au statut
toujours un peu particulier de l’Alsace, statut législatif particulier, mais
aussi statut mental un peu à part… je suis donc allé visiter le camp du
Struthhof-Natzwiller en compagnie de mon oncle et ma tante résidents
haut-savoyards. En route, on a du s’arrêter 
du côté de Obernai. Mon oncle m’a demandé si je voulais un journal le
temps qu’ils aillent rendre visite à sa mère. Je lui ai demandé
« Libé ». On s’est donc rendu à la presse la plus proche, tournant
alors le présentoir à journal dans tous les sens pour tenter de débusquer le
journal en question. Néant. Pas de Libé. Sans doute rupture de stock. Mon oncle
a dû alors décider de prendre « Aujourd’hui en France ». il demande
en payant à la caissière si ils n’auraient pas par hasard « Libé ».
Elle, le regarde quelque peu interloquée, et lui répond : « 
Libération ? ah non, on a pas ça ici » (je ne garantis pas
l’authentique exactitude des propos mais certifie le sens de ceux-ci)…
heureusement que je voulais pas l’humanité… la caissière aurait sûrement
demandé « l’humanité ? le genre humain vous voulez
dire ? »… d’ailleurs au passage, je pense même pas avoir vu « Le
monde » parmi les titres proposés… il ne s’agissait donc pas du simple
fait que le village était petit et ne pouvait disposer de tous les titres
nationaux…

[4] c’est
véritablement là qu’est le crime du régime nazi que certains seraient tentés
d’excuser par « l’esprit du temps » particulièrement emprunt
d’antisémitisme (considérant par là « seulement » les crimes
antisémites du nazisme et oubliant ses autres cibles). Le régime nazi n’aurait
finalement qu’exprimer à grande échelle ce que beaucoup d’hommes partageaient. Mais
le « simple » fait d’exprimer tout cela révèle toute la gravité de
l’acte nazi, qui, en termes psychologiques, fait passer du refoulé au manifeste.
La généralisation du système et la mise en place particulièrement cruelle
peuvent en outre être rappelés pour souligner la particulière gravité des actes
alors commis.
 

la vie du rail

La vie dérouille, la vie déraille

 

La vie dans la débrouille,

Même si les idées rouillent,

Même les « i » déraillent,

Messie qu’on se dirait aïe.

 

D’une poule qui vadrouille,

Du pain dur qui se mouille,

C’est le vitrail qui s’émaille

Et la vie du rail sans les mailles.

 

Du Rimmel sur les rimes d’ail,

D’arrimer une cohorte d’airelle aux funérailles,

Comme un funambule et sa drôle de bouille

Se débattant tout en oubliant sa propre dépouille.

 

Sur un fil de long en long qui se débraille,

Filon de fil de lin du lignage de notre poitrail,

Qui se brûle et se consume sans qu’il nous brouille,

Qui se brume et censure sans qu’il nous patrouille.

 

D’un chemin de croisade sans toutes les ouailles

Que l’on pave d’une bonne volonté qui ne défaille

Qu’en face d’insondables rancœurs qui souillent

Et saoulent pour faire vaciller jusqu’au talon des Pouilles.

 

On se rue sur les grands boulevards quand le cœur douille

Bercée de Cordoue, d’Andalousie et de jalousie, qu’il bouille

D’effluves de passions et leur précipité de sentiments qui l’assaillent

Et le font sursauter de douceur pour que jamais il ne baille.

 

On coupe à travers champs quand on est sur la paille

Dans l’espoir que l’orée de la forêt ne nous empaille,

Qu’un sentier forestier nous ramène où la vie grouille,

Dans les coins sombres pour savoir si la vie s’y trouille.

 

De ces jours où l’on se voudrait guerrier Masaï

D’un séjour plus ou moins loin dans ce cœur sans écaille

Arpenter sans sandales ce grand dédale que l’on fouille

Il nous en restera toujours plus que quelques grammes de houille.

 

 
samedi 7 juin 2008