Archive pour octobre 2011

mieux vaut court que jamais #5

Il était un petit homme, pirouette cacahuète, qui avait une drôle de maison. Sa maison est en carton, pirouette cacahuète. Il était un petit homme, pirouette cacahouète, qui respectait l’environnement, pirouette cacahouète. Il était un petit homme, pirouette cacahouète, quand le cureton fit sa funèbre oraison, Pirouette cacahouète, son cercueil était en carton.

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Certes le carton c’est positif, me disait mon voisin croque-mort, mais il ne faudrait pas voir à prendre les termites pour des cons : ce n’est pas le carton qu’ils vont se mettre sous la dent.

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Les mystiques, en revanche, risquent de s’offusquer de cette protection amoindrie. Avec des parois de bois, être mort-vivant et revenir sur terre n’était pas à la portée du premier macchabée venu. Il est probable qu’avec le développement du carton, nous notions, dans nos calmes cimetières, une recrudescence de zombies.

sur le vif #38 : elle gisait sur le pavé

Elle a été blessée. Sans doute mortellement. L’extrême-onction semble proche. Il n’est que peu de chances pour qu’elle revienne à la vie. La cathédrale à proximité n’y fera rien. Pourtant elle ne semble pas vouloir abdiquer. Elle n’a mis qu’un genou à terre et exerce encore quelques mouvements, quelques spasmes, ceux d’un organisme faiblement animé. C’est la méthode Coué du corps : continuer à se mouvoir et ainsi signifier au cerveau que « tout va bien, juste une petite éraflure, rien de grave. Pardon ? Le sang là ? Trois fois rien, n’allez pas vous traumatiser pour quelques gouttes. Ne louchez pas du cerveau, cher ami. Qu’y-a-t-il ? Cela vous fait tourner de l’œil ? N’y pensez plus et regardez ailleurs. ». Il faut prouver au cerveau que le corps ne s’est pas métamorphosé en décor, qu’il est encore acteur, qu’il peut prendre la vie à bras le corps, même si, présentement, souffrant, il conserve le bras près du corps. Par instinct de protection, pour masquer la réalité. Le corps, dans certaines circonstances, se materne tout seul. Si les bras lui font défaut pour s’y prendre, les siens feront l’affaire.

Seule l’autopsie permettra de dire si son décès est la suite d’une longue hémorragie ou si elle a été touchée en plein cœur, entrainant une mort immédiate, une  mort à laquelle les badauds ont assisté, impuissants pour certains mais surtout indifférents pour la plupart. Son agonie en pleine rue n’a ému personne. Le corps sombrant lentement sur le bitume n’a semble-t-il pas su arracher les quelques larmes nécessaires à l’âme pour donner l’alarme. L’habitude de ces tragédies urbaines a sans doute ses effets sur ces organismes vivants dans les villes, insensibles à l’autre, à sa souffrance, à sa douleur. Le corps inanimé sur le pavé se fond bien vite dans le décor, rien qui ne nous écoeure. Rien qui ne dégoute le goutte à goutte des passants, passant d’une poche de perfusion à une autre. Si on n’y voit clair, rien ne transparait et tout demeure opaque. La mort au carrefour est une mort sans secours, le décès dans la rue échappe aux pleurs en crue.

Quand se décidera-t-on à enfin enlever de la route cette barrière automatique régulièrement percutée qui par un tramway, qui par une voiture, si elle n’est tout simplement pas délibérément détériorée par quelques apprentis techniciens qui veulent en connaître plus sur le fonctionnement au concret de la domotique dont on leur rabâche les oreilles à longueurs de cours ? Ce matin, elle gisait de nouveau au sol, bougeant faiblement son bras, comme pour être secourue par une main généreuse. Son œil vitreux et jaunâtre d’avertisseur lumineux clignait, comme un dernier appel, un dernier geste avant la fin. Elle a hoqueté quelques instants encore, le cerveau envoyant encore un flot d’électricité faisant sursauter le bras. Le cerveau n’avait visiblement pas reçu d’influx nerveux lui signifiant que le bras avait rendu l’âme, qu’il faudrait, pour la énième fois l’amputer pour l’équiper d’un nouveau bras articulé. Qu’avaient-ils donc dans le crâne ces géniaux ingénieurs qui l’avaient conçu ? Si certes le monstre de Frankenstein avait des bras de chair et de sang, vulnérables à la première bombe thermonucléaire venue, il avait surtout la capacité de se mouvoir, car tout aussi équipé de jambes, certes faites de cette même matière putrescible qu’est la carne. « Que puis-je faire pour me défaire de l’emprise du sol et fuir à la première furie venue ? Je ne peux rien. Engoncé dans le sol, pris dans les pavés, je ne peux pas même me saisir d’un seul. Je suis dans le coaltar, jusqu’au cou », la lamentation, était bien la seule arme de la barrière automatique, elle qui n’était équipée que d’un bras, pas même contondant…c’est confondant…

mieux vaut court que jamais #4

Sur mes lunettes, les gouttes perlent. Si elles s’infiltrent dans le coton des vêtements, sur la surface vitrée des verres, elles se posent, prêtes à être analysées au microscope. Aquatropes, sous l’averse nos yeux se télescopent.

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Sous mes doigts, ses perlent s’égouttent. Boulier esthétique, comptant presque les grains de verre lentement, le collier passe à répétition entre mes mains dans un mouvement de va-et-vient, frôlant ici ou là son cou gracile.

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Suivant mes lèvres, je goutte sa peau, l’effleure. Sur le sentier que dessine ma langue, quelques gouttes demeurent puis s’infiltrent.

Qu’il est dur de se défaire de l’humidité, une fois l’automne revenu.

mieux vaut court que jamais #3

Le vent siffle au carreau. La vitre lui fait de l’effet. Le vent se fait dresseur de carreau et lui chatouille les naseaux.

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Il la pousse dans ses derniers retranchements et l’assaille. Comme un amant charmant, il lui fait la scène du balcon, lui susurrant à l’oreille quelques saveurs de son souffle, filant doux et régulièrement : le vent n’a jamais le souffle court, ni de souffle au cœur.

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La vitre n’est pas née de la dernière pluie et ce n’est pas une petite brise qui lui faire peur. Si la pluie s’immisce dans la partie, elle est prête à moisir ici. Fière et digne, elle ne s’en laisse pas compter et renvoie le vent dans les cordes. Ainsi, sur la vitre, le vent se brise.

mieux vaut court que jamais #2

La voiture d’en bas – et surtout son propriétaire – fait collection de papillons délicatement rangés derrière ses essuie-glaces. Les conservant à l’identique, personne ne semble vouloir faire l’échange avec lui.

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Peut-être, profitant des dernières chaleurs post-estivales, fait-il sécher à l’air libre ces créatures de papier, avant que, taxidermiste expert, il ne se décide à les conserver quelques semaines durant entre deux pages d’un dictionnaire, afin de les ré-aplanir.

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Dans quelques mois, comme un fromage bien affiné, il pourra les ressortir de sa cave et attester de la valeur prise par ces beaux-papiers. L’art du collectionneur réside dans cette valorisation du temps qui passe, parfois à profit, parfois à perte.

mieux vaut court que jamais #1

Les visites d’appartement chez les mouches prennent un caractère expéditif. Celle-ci n’a fait qu’entrer, se poser sur l’écran de mon ordinateur avant de repartir. Elle n’a semble-t-il pas trouvé mon domicile à son goût.

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Il est des êtres qui n’ont aucune compassion pour ces insectes, nettoyant leurs carreaux tous les quatre matins, se jouant ainsi de la transparence des vitres et prenant en conséquence au piège ces pauvres mouches s’y cognant à tout va.

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Qui de la sorte songe aux migraines en série subies par les mouches dont l’encéphale est d’une taille très réduite et pour lesquelles un choc de ce type équivaut à une bombe d’Hiroshima ?

histoire d’homophonie #3 : l’été rapplique

« Ni le doux, ni l’amer n’existent mais seulement les atomes et le vide entre les atomes[1] » écrivit avec une craie, sa main gauche et des guillemets le professeur Moody avant d’ajouter en gros caractères quelques centimètres plus bas et à droite, en guise de signature « HERACLITE ». Le grand amphi de la Sorbonne était bondé. Pour un examen c’était chose rare. Mais il faudrait bien conserver à l’esprit qu’il s’agissait de l’examen final du cours « Chapiteaux Ioniques, Jeux Olympiques et Philosophie Antique », le fameux cours dispensé par le non moins fameux Professeur et helléniste Monsieur Moody, doyen de la faculté de civilisation grecque. Monsieur Moody avait toujours eu cette démarche un peu désinvolte, quelque peu lunatique qui lui donnait cet air rêveur, d’homme la tête ailleurs, comme absorbé par une pensée absconse dont il ne pouvait se défaire. Ce sujet laconique qui ne respectait en rien les canons universitaires des enseignements transversaux qui font la part belle à l’interdisciplinarité, semblait être le fruit de cet esprit distrait qui oublie les consignes par lui-même élaborées. Mais s’il fallait escompter qu’il se fût levé du bon pied lorsque l’on mettait les pieds dans son exigu bureau dont même un cafard n’aurait voulu, on pouvait être sûr de ses oracles quand venait la saison des examens. A côté, l’énigme du Sphinx se boit comme du petit lait, de brebis de préférence. Il fallait ainsi prendre gare quand venait la saison des évaluations, véritable saison de mousson où les mauvaises notes tombaient à verse. Il faut l’admettre, sa notation avait toujours été sèche et austère mais sans que cela ne remette en cause la validité du jugement émis. Vénéré et respecté, le Professeur Moody faisait office d’institution et pouvait ainsi se permettre de décerner les satisfecit comme bon l’entendait, à faire la pluie et le beau temps, sans même avoir recours à la moindre danse ridicule.

Dans l’amphi, se serrant les uns contre les autres, les candidats arboraient déjà les tenues d’été. Les garçons en bras de chemise laissaient ainsi s’exposer aux premières lueurs véritablement intenses du soleil leurs bras blêmes que les pâles rayons d’hiver n’avaient pu atteindre par l’insignifiante lucarne qui ornait pourtant le plafond de leur chambre de bonne. Les filles, exhibaient leurs épaules dénudées laissant saillir les bras frêles que le port régulier des livres d’hellénistes ne suffisait pas à revigorer. Ces organismes affaiblis étaient tous avachis sur leurs tables, lâchant leurs dernières forces dans la bataille qui les opposait au papier d’examen. Car il est de notoriété publique que le papier fourni aux candidats de toute forme d’épreuve académique est d’une rugosité sans commune mesure. Tous les inspecteurs des ministères de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche réunis se sont toujours refusés à plancher sur le sujet afin de corriger, qui un grammage excédentaire, qui un grain de papier trop rude pour la plume qui trébuche à chaque lettre déposée.

Il était pourtant deux têtes, qui, dans cet alignement, dépassaient. Mais comme le disait lors de la présentation de la loi interdisant le voile intégral à la tribune de l’Assemblée Nationale Jean-François Copé, « il ne faudrait pas se voiler la face » : c’était surtout le sujet qui les dépassait. Avant de découvrir l’intitulé, ces deux tourtereaux n’avaient d’ailleurs qu’une envie, celle de mettre les voiles. Le sujet était tout ce qu’il y a de plus évocateur pour ces deux êtres que le hasard alphabétique avait conduit à un éloignement géographique qui ne leur était plus familier depuis ces dernières semaines d’amour fou. Le vide, ils en faisaient effectivement l’amère expérience, eux qui avaient été poussés si loin l’un de l’autre, loin des doux bras de leur tendre moitié, comme deux être esseulés dans l’immensité des océans. Le garçon, en proie à des questionnements sans fins, seul face à sa feuille vierge, songe à ce hollandais volant et filant seul sur son navire pour l’éternité pour n’avoir pas obtempéré aux éléments déchaînés, mais qui, contraint et forcé, poursuit son labeur d’existence. La moitié masculine de ce juvénile couple, escomptant que sa proposition de vacances à canoter et à Cannes recueille tous les suffrages du couple, dans cette solitude retrouvée, fût pris d’une angoisse sans fin. Ni l’eau douce, ni la mer n’existent se lamentent le capitaine du vaisseau fantôme.


[1] S’inspirant d’un jeu de l’émission de France Culture « des Papous dans la tête », la contrainte est de débuter une histoire à partir d’un morceau de phrase et de clore l’histoire sur une homophonie – approximative – tout en se ménageant la possibilité d’une homophonie intermédiaire.

sur le vif #37: regard vitreux

A la croisée du verre © Pierre Miglioretti

La nuit sera froide ce soir. Le froid se pose sur le carreau bleuissant. Il souffre lui aussi, affichant ses gerçures comme une main blessée par la neige trop froide serrée au fond des pognes. La main tient. Elle serre fort entre ses lignes le monticule de neige, subissant ainsi son test de résistance. Il est bien peu concluant, il est vrai. Mais la neige s’en fiche, elle a fait son effet et s’est laissée s’imprégner dans le creux de la main. La trace restera. Le carreau subit un assaut prolongé. Il sait qu’il n’aura pas de répit. Ce sera pour toute la nuit. Et ce n’est pas le vent matinal qui viendra lui souffler de jolis mots. Il viendra encore une fois lui souffler dans les bronches et décoller encore un peu plus ces branches de bois qui le serre en tout point pour le faire tenir en place, pour le quadriller comme une ville américaine, pour le strier comme une gare de triage, l’enserrant, camisole de force et de bois, entre intérieur et extérieur.

De l’autre côté du carreau, elle est là, sa bougie finissante. Immobile, blottie dans une de ces couvertures écossaises aussi chaude que bariolée. Le poêle moderne ne chauffe qu’à peine. Encore le fruit d’un inventeur sans scrupule qui n’a fait que mettre au point une nouvelle technique marketing visant à vendre un produit inefficient. L’inefficacité se voit jusque sur la vitre où une fine pellicule de buée prend la pose. La tasse de thé, à moitié vide, ne fume plus. Le liquide ambré, mer d’huile la cuillère ôtée, se sombre sous la lumière tamisée. Le chat pose sa pate sur la table de bois et se joue de la boule de thé. Presque maboule, il sort ses griffes millimètres après millimètres, se crée une emprise sur l’objet, qu’il saisit, avant que la griffe prise, il se trimballe la boule au bout de la pate. Il lui faudra œuvrer tout le restant de la soirée pour s’en dépêtrer.

De l’autre côté du carreau, les feuilles ont envahi la rue. Plus nombreuses que lors des dernières manifestations de la fonction publique, mais tout aussi peu entendues. Sous la pluie fine, elles s’écornent et se recroquevillent. Instinct de survie de la feuille, qui tente de préserver son cœur, limitant sa surface d’exposition à la pluie. Ses extrémités se mouillent pour garder le cœur au sec. Sous les lampadaires, elles scintillent. Cillant un peu plus au fil de la nuit, à se murer du monde, elles regrettent de ne pas avoir atterri au bas d’un mur. A-même le pavé, elles ne font pas les braves et si les personnes venues braver l’averse sont rares, les feuilles les ont en aversion. Pourquoi, planeur végétal, n’ont-elles pas réussi à atteindre le recoin d’une fenêtre, la pierre d’un balcon,  qui sait même le rebord d’une terrasse où l’enfant malicieux les aurait sauvées des éléments pour les mettre au chaud au fond d’un livre, entre deux pages, doux corps au fond des draps ?

Je resterais du même côté du carreau. Je n’y poserais pas le son de mon doigt recourbé, je préfère me ronger les sangs, que m’offrir à ses sens. Le souci de la décence m’embrume les sens et serre de loin ses deux seins. Ses bras s’échappent, filent au loin vers d’autres rivages. Rivé à sa fenêtre, j’attendrais en vain qu’elle l’ouvre, enfant en admiration devant un tableau du Louvre. Une femme en pèlerine passe à ma hauteur, se retourne vers moi, s’interroge, s’intrigue sur ma figure immobile et fixe. Je ne détourne pas la tête, la clenche imprimée sur mes rétines ferme ma vue et mon attention. Depuis qu’elle s’est close, quand de nouveau mon regard s’y pose, se dessine son mouvement. Le loquet qui s’abaisse, le grincement qui rugit dans la nuit calme que vient apaiser son chuchotement, le mouvement lent et solennel des battants de la fenêtre, les effluves de l’air qui fusionnent, son parfum filant doux dans le froid, le froid s’engouffrant dans son antre, l’entre-deux du rebord, refuge entre deux mondes, ses lèvres carmins qui jaillissent entre les carreaux, un carré de chair qui se détache et s’attache à ma vue et vide mon esprit, tout entier absorbé.

Je ne toucherais pas à la clenche, pas plus qu’à la vitre. Bientôt, j’abandonnerais la pose. Les yeux braqués, le regard s’use et jamais les yeux ne durent. Il faut savoir détourner les yeux pour mieux regarder. Qu’il est dur de n’en rien garder.

Le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant, Marcel Proust.

histoire de voyage # 3 : voyage dans l’histoire #1 – l’Europe des valses

Würtzburg reflection © Pierre Miglioretti

Il avait passé son temps à mener la danse et avait multiplié les conquêtes à une vitesse foudroyante. Les slows n’étaient pas pour lui qui se montrait particulièrement énergique. Serein et fier, il se voulait le conquérant que rien n’arrête. Il intimidait et s’assurait ainsi tous ses succès. Ses rivaux, de crainte d’avoir affaire à lui, préféraient le laisser libre de tout mouvement, lui cédant le champ libre pour passer le bras à toutes les conquêtes qu’il convoitait. Son plus grand adversaire, ne se sentant pas de taille pour lutter, en vint même à conclure un de pacte de non-agression, préférant assurer son intégrité quitte à perdre son âme. Plus personne n’osait faire un geste, tous étaient sous sa coupe. Il arriva le moment où une conquête fut la goutte d’eau qui faisait déborder la coupe. Quelques rivaux se réveillèrent et décidèrent de faire face avant que ne pénètre dans la salle de bal, le cousin américain.

Bientôt vint alors le quart d’heure américain. Le temps de changer les rôles était venu. Celui qui avait menés la danse, allait recevoir la contredanse. Celui qui avait pris les devants dans la valse de l’Europe, allait valser. L’Allemagne avait pris l’Europe à bras le corps, métamorphosant tous les décors qu’ils avaient estampillés de rouge et de croix gammées. Il était désormais temps que le cavalier seul prenne fin. L’attitude plus que cavalière de cette Allemagne foulant aux pieds toutes les valeurs d’humanisme ne pouvait plus durer. Déjà, dans son jeu de danse de séduction avec l’URSS, cette dernière ne s’était pas laisser marcher sur les pieds. A Stalingrad, l’URSS avait éconduit son cavalier. Mais il en fallait plus pour faire déguerpir du parquet de danse européen le corps botté de l’Allemagne. Le pas cadencé, le corps gainé et rigide devait encore régner et imprimer la marque de ses pas fermement posés au sol.

L’Amérique avait débarqué avec ses gros sabots et tout son attirail. C’était à son tour. Un quart d’heure et puis s’en vont. Un quart d’heure comme à Würtzburg. En un quart d’heure tout était pliée. Les immeubles, comme des vulgaires maquettes en carton-pâte étaient pliés. Les bâtiments au sol, esseulés étaient ceux qui avaient tenu sur leurs deux jambes. Les arbres calcinés n’avaient pas tenu plus longtemps que l’on met à brûler une allumette. Les cylindres gris tombés du ciel avaient fait l’effet d’un cyclone et soufflé jusqu’au dernier fil de tapisserie héritées des princes-évêques de la ville.

En à peine un quart de siècle, la ville a été remise sur pied. La salle de bal a été restaurée. Le parquet a été relustré et les pas glissent comme antan. Würtzburg est resplendissante. Elle s’est refaite une beauté et étend langoureusement ses maisons le long du Main. En bordure d’eau, quelques bateaux mouillent. Attentive et impassible, la forteresse de Marienberg surplombe la ville. Plus bas, après avoir franchi la vieille ville, on rejoint la Résidence des prince-évêques de la ville, entourée de jardins aux arts paysagers très classiques. Les caves d’Etat ont été remises en état et les canons ont été remisés. Seuls demeurent, souvenirs de temps belliqueux, une église à la décoration digne d’une caserne militaire où l’évêque sculpté armé de son glaive ne détone pas avec les représentations de scènes de massacres, bien loin de l’esprit de la cène.

sur le vif #36 : transports du temps

Dans le temps des avions, il y a un temps pour tout. Si ici, même à retirer les sièges, on se dote de vastes espaces de stockages, c’est moins l’espace que le temps que l’on meuble. Il est à se demander si les quelques chorégraphies sécuritaires effectuées en deux temps trois mouvements dans une linéarité qu’envierait Claudia Castellucci, n’ont pas été développées uniquement afin de ménager l’attente des passagers en attendant le grand départ, le vrai celui du moment où les réacteurs se mettent à vrombir avant que la carlingue ne quitte le macadam. La synchronisation est pour le moins troublante. Si les avionneurs n’ont pas cette réputation de laisser les gens penser en rond en attendant la mort, c’est qu’à la différence de leurs homologues des chemins de fer, ils ne sont jamais en reste pour expliquer pourquoi le temps passe. Certes, ne vous avisez pas de demander à une hôtesse de l’air ou un steward la raison métaphysique de l’existence du temps ou la concordance étonnante entre le cycle biologique de l’homme – communément appelé horloge interne – et le temps artificiel développé par l’homme depuis des millénaires et précisément depuis le premier retard de bus entre Louxor et Karnak. Ainsi, si par mégarde un oiseau s’est pris le bec avec le nez de l’appareil, risquant d’engendrer quelques défaillances regrettables pour l’équipage et les passagers, l’opération d’inspection, pour minutieuse qu’elle soit, sera commentée dans ses moindres détails par la sus-décrite hôtesse de l’air. Par souci du temps que l’on envisage déjà de perdu pour tout un chacun monté dans le coucou, elle précise même que la chance est parmi nous car aujourd’hui il se trouve un mécanicien à l’aéroport, ce qui ne semble pas être le cas à chaque fois qu’un oiseau a dû se rendre à l’évidence de l’absence de parenté entre lui et l’avion tant celui-ci n’a pas semblé marqué une quelconque bienveillance à son égard. Dans son souci du détail quant au temps qui passe, elle commentera tous les faits et gestes dudit mécanicien : la formidable chance d’avoir pu le contacter, son transport depuis le centre technique de l’aérogare, son arrivée sur le tarmac, sa montée triomphante dans l’appareil, sa redescente sur le tarmac afin de se rendre inspecter l’extérieur du cockpit, son retour en cabine. Il ne manquera pour nos archives personnelles du temps perdu que les images en direct de la signature conjointe du pilote et du mécanicien du document administratif attestant de la capacité à voler en toute sécurité de l’appareil. Les manœuvres chorégraphiques à usage informatif pourront alors in fine être effectuées. Le cadre de chez EDF n’aura eu le temps que de quelques coups de téléphones à ses clients en attendant le coup de semonce des clignotements sonores interdisant l’usage des appareils électriques. Le maniaque ascendant poisson rouge aura eu tout loisir d’ouvrir une à une les trappes contenant les bagages des voyageurs afin de retrouver le sien et d’y prendre un stylo. Quelques instants plus tard, sans doute n’ayant déjà plus à l’esprit ce qu’il souhaitait écrire, il rééditera sa tournée des tiroirs, poisson rouge oblige.

         Sur les rails, il est des usagers qui, végétant dans le TGV, voient tous les instants du temps passer. Avant leur descente du train, ils deviennent insoutenables. Le paysage, devenu méconnaissable par la nuit tombée, leur ôte toute distraction. Toutes les minutes la lueur de leur téléphone portable, à défaut de redonner une image du paysage, donne une idée précise sur le temps qui passe lentement. Discutant avec son voisin qu’elle bourre de gâteau, lui que seul les câlins bourrent, une de ceux-ci tente d’effacer du temps l’affrontement qu’il représente avec nous-même. Il n’est rien de plus naturel que ce souci de faire face au temps. D’autres préfèrent le décompter au fil de leurs appels téléphoniques. Pas un ne manque à son devoir d’usager du service public et rappelle son horaire d’arrivée à son interlocuteur tout en soulignant l’heure qu’il est actuellement – d’ailleurs généralement assez proche de l’heure d’arrivée. L’usager de la SNCF est d’une grande rentabilité pour ceux qui les appellent : ils leur évitent un appel téléphonique faisant office d’horloge parlante pour donner l’heure qu’il est tout en assurant un service de renseignement de la SNCF indiquant les horaires d’arrivée.

         A Toulouse, la mamie gâteau déguerpit. A Toulouse, les voyageurs se sont fait la malle et le wagon dépérit. A Toulouse, le sablier circulaire de l’horloge s’égrène. Un point lumineux après l’autre. La vitesse de la lumière mesure les secondes. N’a-t-elle pas mieux à faire dans ce monde, qu’à errer sur des quais bientôt déserts de la ville rose ? Le temps se déplie à Toulouse. Tentacule de pieuvre, le temps s’enroule sur lui-même, puis délicatement et voluptueusement, il déroule son tapis rouge le long des rails. Jamais constant, le temps, comme ces membranes du poulpe, se contracte et puis se dilate.