A la croisée du verre © Pierre Miglioretti
La nuit sera froide ce soir. Le froid se pose sur le carreau bleuissant. Il souffre lui aussi, affichant ses gerçures comme une main blessée par la neige trop froide serrée au fond des pognes. La main tient. Elle serre fort entre ses lignes le monticule de neige, subissant ainsi son test de résistance. Il est bien peu concluant, il est vrai. Mais la neige s’en fiche, elle a fait son effet et s’est laissée s’imprégner dans le creux de la main. La trace restera. Le carreau subit un assaut prolongé. Il sait qu’il n’aura pas de répit. Ce sera pour toute la nuit. Et ce n’est pas le vent matinal qui viendra lui souffler de jolis mots. Il viendra encore une fois lui souffler dans les bronches et décoller encore un peu plus ces branches de bois qui le serre en tout point pour le faire tenir en place, pour le quadriller comme une ville américaine, pour le strier comme une gare de triage, l’enserrant, camisole de force et de bois, entre intérieur et extérieur.
De l’autre côté du carreau, elle est là, sa bougie finissante. Immobile, blottie dans une de ces couvertures écossaises aussi chaude que bariolée. Le poêle moderne ne chauffe qu’à peine. Encore le fruit d’un inventeur sans scrupule qui n’a fait que mettre au point une nouvelle technique marketing visant à vendre un produit inefficient. L’inefficacité se voit jusque sur la vitre où une fine pellicule de buée prend la pose. La tasse de thé, à moitié vide, ne fume plus. Le liquide ambré, mer d’huile la cuillère ôtée, se sombre sous la lumière tamisée. Le chat pose sa pate sur la table de bois et se joue de la boule de thé. Presque maboule, il sort ses griffes millimètres après millimètres, se crée une emprise sur l’objet, qu’il saisit, avant que la griffe prise, il se trimballe la boule au bout de la pate. Il lui faudra œuvrer tout le restant de la soirée pour s’en dépêtrer.
De l’autre côté du carreau, les feuilles ont envahi la rue. Plus nombreuses que lors des dernières manifestations de la fonction publique, mais tout aussi peu entendues. Sous la pluie fine, elles s’écornent et se recroquevillent. Instinct de survie de la feuille, qui tente de préserver son cœur, limitant sa surface d’exposition à la pluie. Ses extrémités se mouillent pour garder le cœur au sec. Sous les lampadaires, elles scintillent. Cillant un peu plus au fil de la nuit, à se murer du monde, elles regrettent de ne pas avoir atterri au bas d’un mur. A-même le pavé, elles ne font pas les braves et si les personnes venues braver l’averse sont rares, les feuilles les ont en aversion. Pourquoi, planeur végétal, n’ont-elles pas réussi à atteindre le recoin d’une fenêtre, la pierre d’un balcon, qui sait même le rebord d’une terrasse où l’enfant malicieux les aurait sauvées des éléments pour les mettre au chaud au fond d’un livre, entre deux pages, doux corps au fond des draps ?
Je resterais du même côté du carreau. Je n’y poserais pas le son de mon doigt recourbé, je préfère me ronger les sangs, que m’offrir à ses sens. Le souci de la décence m’embrume les sens et serre de loin ses deux seins. Ses bras s’échappent, filent au loin vers d’autres rivages. Rivé à sa fenêtre, j’attendrais en vain qu’elle l’ouvre, enfant en admiration devant un tableau du Louvre. Une femme en pèlerine passe à ma hauteur, se retourne vers moi, s’interroge, s’intrigue sur ma figure immobile et fixe. Je ne détourne pas la tête, la clenche imprimée sur mes rétines ferme ma vue et mon attention. Depuis qu’elle s’est close, quand de nouveau mon regard s’y pose, se dessine son mouvement. Le loquet qui s’abaisse, le grincement qui rugit dans la nuit calme que vient apaiser son chuchotement, le mouvement lent et solennel des battants de la fenêtre, les effluves de l’air qui fusionnent, son parfum filant doux dans le froid, le froid s’engouffrant dans son antre, l’entre-deux du rebord, refuge entre deux mondes, ses lèvres carmins qui jaillissent entre les carreaux, un carré de chair qui se détache et s’attache à ma vue et vide mon esprit, tout entier absorbé.
Je ne toucherais pas à la clenche, pas plus qu’à la vitre. Bientôt, j’abandonnerais la pose. Les yeux braqués, le regard s’use et jamais les yeux ne durent. Il faut savoir détourner les yeux pour mieux regarder. Qu’il est dur de n’en rien garder.
Le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant, Marcel Proust.