sur le vif #3 : les oiseaux sont des cons
Chaval avait raison : «les oiseaux sont des cons». J’en ai vu un l’autre jour qui lui rendait un vibrant hommage dans son plus grand entêtement illusoire. Peut-être est-ce l’entêtement de toute forme vivante face à l’adversité et l’arbitraire de la vie. Celui-ci manifestait quoiqu’il en soit une forme aigüe de détermination pour la stupidité du monde. Profitant d’une porte ouverte et de ses ailes, il s’était installé tranquillement au sein d’un de ces espaces modernes où les murs à défaut d’avoir des oreilles sont transparents. Un espace vitré, si vous préférez. Il trônait bien fièrement sur une pile du canard du matin qui n’allait pas tarder à se retrouver entre toutes les mains étudiantes qui passeraient en ce lieu qui leur est normalement destiné 8. Venant à passer à proximité du volatile, je ne m’inquiétais pas outre mesure de sa présence ici, ne souffrant pas de syndrome post-hitchkockien faisant craindre pour la sûreté de sa vie en cas de proximité avérée avec un ou plusieurs représentants de la classe des Aves. Je notais seulement l’incongruité de sa présence, essayant de ne pas songer à la suite qui allait inéluctablement arriver, au tragique à venir, n’osant concevoir même en esprit ce qui allait advenir. Je le saluais donc d’un regard souriant – n’étant pas ornithophobe, je préfère néanmoins me montrer jovial avec les volatiles urbains – avant de passer mon chemin. Je ne saurais su dire s’il me vit véritablement. Le regard de l’oiseau a ceci de commun avec celui du bovin qu’est sa formidable expressivité de vacuité. Le bovin dispose néanmoins d’un avantage de taille sur son très éloigné cousin piaf, qui est justement la grosseur de ses orbites pouvant magnifier à merveille la vacuité de la vie. Ainsi donc, ce pigeon – car il faudrait bien le dénommer comme il se doit – aperçut sans nul doute ma silhouette gracile passer à quelques pas de lui avant de dépasser quelques tables pour rejoindre des escaliers malicieusement créés pour monter à l’étage. Je ne saurais dire quel fût le signal déclencheur pour le volatile pour lui indiquer de prendre son envol – si seulement lui-même pouvait le savoir ! – mais de battre, son coeur fit battre ses ailes. Néanmoins, sa tête de piaf fit vite «paf». Trop petite, sa tête n’avait pas conçu la vitre comme une barrière insurmontable. Mais là où le bébé humain, le singe ou le stagiaire surexploité apprennent de leurs erreurs pour ne plus jamais, ô grand jamais, la reproduire, lui rééditait son erreur d’appréciation de l’environnement et se jetait de nouveau à l’assaut de la glace. Toujours en vain. Il essaya même en d’autres endroits de la surface vitrée peut-être dans l’espoir que des aérations invisibles aient été ménagées dans cette opacité de verre. Mais il en n’était rien et la paroi était aussi close que la maison. Sans doute dépité par ces échecs répétés, l’oiseau repris sa station assise sur les journaux. Il est fort à parier qu’il ne cherchait pas ainsi à prendre du recul afin de mieux analyser la situation, mais uniquement à prendre du recul afin de mieux lancer sa fronde et son corps contre le pouvoir du verre. Envers et contre tous, il se dépasserait et dépasserait même cette muraille.
Ébahi par cette persévérance, il ne me semblait pas concevable de ne pas venir porter secours à la bestiole. Cette dernière avait repris son envol pour s’attaquer à une autre paroi. Tel un alpiniste qui, selon la difficulté, sait varier les parois d’accès aux plus hauts sommets du globe, l’oiseau sait aussi varier les parois par lesquelles se faire rembarrer. Il avait néanmoins choisi là, l’accès le plus difficile, s’éloignant de la porte toute aussi transparente que les parois mais ouverte. Je me précipitais en bas, courant, sautant, presque m’envolant dans l’entrain qui m’habitait à venir secourir la bête en perdition pour tenter un appel d’air en ouvrant une porte supplémentaire, à proximité de l’actuelle localisation de la bête. Pestant véhémentement contre cette porte qui refusait sous mes doigts adroits de me laisser l’accès à l’air libre, je contemplais mon pigeon qui s’évertuait à contredire les lois de la nature dans ce qu’elles ont de plus cloisonnant. Il est bien vrai qu’il n’y a que les fleurs et les légumes qui n’ont à ce jour pas manifesté d’hostilité pour tout ce qui ressemble de près ou de loin à une serre. Ce pigeon-ci semble être à l’avant-garde de la lutte, révolutionnaire éclairé, pionnier du combat, maquisard invétéré, kamikaze convaincu, il se battra seul bec et ongles pour faire tomber le verre.
Obtenant enfin un résultat favorable à mon acharnement sur le loquet de la porte, je parviens à faire communiquer l’intérieur et l’extérieur comme le veut l’usage des portes-fenêtres. Il ne reste plus qu’à indiquer la marche à suivre – ou plus exactement le vol à suivre – à notre ami pigeon tout en tenant la porte ouverte celle-ci, comme le militant d’extrême-droite ou l’huitre, ayant la fâcheuse tendance naturelle à se refermer du monde. L’ouverture ne semble pas lui avoir caressé les plumes car il poursuit son travail de sape contre la glace. L’agent d’entretien des lieux ne semble pas marquer une envie irrépressible de me venir en aide et redonner le goût des nuages au volatile. Immobile au fond du couloir, il observe ce drôle de manège. Il faudra l’intervention d’un étudiant pour faire comprendre à la bornée bestiole comment retrouver ses congénères à l’air libre, lui pressant l’arrière-train d’un pas ferme et alerte. J’ai conscience en écrivant ces quelques lignes d’avoir brisé une vie, une vocation, celle d’un trublion de pigeon qui pensait pouvoir faire bouger les lignes du verre.