sur le vif #66 : brève sociologie de la nostalgie

Il y a de ceux qui pratiquent la nostalgie vespérale, le verre de whisky en support auprès de la cheminée l’hiver ou accompagné de pastis sur la terrasse l’été. La nostalgie se porte alors généralement élégamment, presque dignement. Les quelques effluves de l’alcool se mêlent tendrement, presqu’avec compassion, aux quelques souvenirs du passé qui rejaillissent. L’osmose est telle qu’on ne discerne généralement que peu la poule de l’oeuf de cette sensation mêlée. Comme de nombreuses autres formes de nostalgie, celle-ci confine à l’onanisme et n’accepte que rarement le partage. Elle peut toutefois s’interrompre au fil de la soirée de quelques bribes de dialogue avec un vieil ami de passage, ou en cas d’absence d’un individu de ce type, d’un parfait inconnu au coeur d’une soirée animée. Ce dernier trouvera alors un certain réconfort dans la présence discrète d’un homme replié sur son sort et ses turpitudes quant au temps qui passe. Il ne sera pas d’un grand secours pour en sortir, mais pourra allègrement ponctuer cette soirée de nostalgie de quelques contrepoints existentiels plus ou moins pertinents. Dans un cas comme dans l’autre, il n’en sera que d’une plus grande utilité. La bêtise de certaines de ses remarques ne manquera pas de faire relativiser la supposée détresse de sa propre vie tandis que ses traits de spiritualité apporteront de l’eau au moulin de la relativité de nos petites vies dérisoires. Malgré son caractère fortement solitaire, cette nostalgie est également aisément transportable en société et s’accommodera sans difficultés de la présence d’autrui et pourra même facilement se pratiquer en soirée mondaine. Il convient de veiller dans cette dernière perspective à disposer autour de soi d’individus volubiles, sinon extravertis, du moins fort en caractère, de quoi occuper l’espace-temps de la soirée. Les mondanités ne supportent guère le vide et le retrait solitaire sur soi. Mais il s’agit d’un jeu à somme nulle où la présence des uns compense celle des autres.

Il y a ceux qui pratiquent la nostalgie dès le matin. Le cheveu à peine dressé de l’oreiller et le coup de nostalgie se fait sentir sur leurs épaules déjà lourdes. Pour peu qu’ils choisissent alors avant d’ingurgiter quoique ce soit de faire se déplacer leur lourde carcasse vers un miroir et la peine se fait encore plus violente. Si, hasard du calendrier biologique, un de ces matins, l’homme découvre sur son cuir chevelu quelques reflets blancs, la douleur est incommensurable et se fera persistante toute la journée durant. Si cette fière tignasse, un temps longue jusqu’aux hanches, quelques années plus tard, taillée en brosse ou plaquée de quelques gels ou lotions cède le pas sous les coups de l’âge, que reste-t-il alors de la jeunesse ? Alors que le temps bientôt blanchit ses tempes, se gravant en estampe sur son visage, l’homme constate l’inéluctable d’un tableau qui déteint. Dans le bol de café, la pâleur de son reflet – qu’un tiède soleil ne pourrait de toutes les façons pas rehausser – ne saurait que lui renvoyer quelques doutes sur cette existence dont il ne sait s’il prendra plaisir à la boire jusqu’à la lie, lui qui l’avait bue jusqu’alors comme du petit lait. Dans l’estomac, l’afflux du café lui dresse Ulysse sur son mat, cherchant là quelque subterfuge pour un retour dans son Ithaque, comme la recherche d’un âge d’or achevé dans la guerre de Troie. Mais Ulysse ne connaitra jamais plus cette Ithaque. Il en connaitra une autre, aux traits atténués et aux contours flous, une autre dans laquelle il ne retrouvera jamais les mêmes sensations et dans laquelle il ne percevra que quelques lointaines réminiscences du temps d’avant.

Enfin, il y a ceux qui sont de l’après-midi. Souvent la nostalgie est alors balayée d’un revers de la main par quelques préoccupations quotidiennes, quelques activités professionnelles qui retiennent la pensée au plus proche et l’empêche de vagabonder plus loin. Cela ne dure alors généralement que quelques instants et se déclenche autour d’une phrase – parfois d’un mot – autour d’un son ou d’une image renvoyant à un passé révolu et qui nous frappe en plein coeur. Il suffit toutefois que nos activités nous laissent quelques latitudes et nous prenons de l’altitude. Quelques notes d’une chanson nous poussent dans la plongée complète dans toute une discographie de l’enfance ou de l’adolescence. Quelques mots nous renvoient dans l’abîme de textes entiers. Nous pouvons alors allègrement se lover dans ces sensations troubles du passé, sans sombrer dans la mélancolie vespérale. Sont-ce les radieux rayons solaires qui nous renvoient à la vitalité de notre existence et nous retiennent de sombrer totalement ? Sont-ce les exigences de la société qui nous rappellent à notre devoir de productivité et que notre monde n’est plus fait pour les rêveurs qu’ils soient doux ou amers ? Est-ce le tumulte de la vie nous entourant qui nous maintient, par un fil, dans le flot de l’existence ?

Demain, avec les vacances scolaires, une trentième année débute. Avec en fond la voix cassé de Renaud, les vingt-neuf écoulées m’apparaissent encore bien vivantes. Surtout celles autour de la décennie. Cette voix loin d’être omniprésente, était notamment celle de l’été, des vacances, des départs en fanfare en voiture et en famille pour quelques destinations balnéaires ou montagnardes. Sa voix s’est encore plus éraillée pour n’être aujourd’hui plus même ouïe. Elle a été remplacée par d’autre pour porter ses textes. Nulle place ici pour regretter le triste sort qui leur a alors été réservé, car le regard est biaisé et demeure encore dans un âge d’or révolu de mes douze ans. Il serait illusoire d’y vivre, mais pour paraphraser Proust, il faut tâcher de garder un morceau d’âge d’or au-dessus de notre vie.

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