Invictus and Disgrace
Il se saisit du ballon que l’avant avait déposé derrière lui après l’impact. Il a à peine le temps de prendre ses appuis avant d’être stoppé par le trois quart centre de l’équipe adversaire. Il s’affale lourdement comme une de ces bêtes de la savane que l’on abat d’un coup de doigt appuyé au bon endroit. Mais il est conquérant, alors il refuse de poser genoux à terre, il joue des coudes, donne des coups, car c’est toute une nation qu’il recoud. Car il reste encore quelques secondes dans ce match qui bientôt sera considéré comme historique. On fixe l’arbitre, ou plus exactement le cadran de sa montre. La tension n’est même plus palpable, elle est dans chacun et chacun est en elle. Et puis, l’arbitre lève le bras, sort son sifflet de sa poche avant, le dépose sur ses lèvres. Ses poumons se gonflent, la cage thoracique se soulève et d’un coup, comme une vague brisée sur la plage, le souffle retombe sec, emportant avec elle les cris des enfants qui se jouent d’elle et de sa force. L’Afrique du Sud vient de remporter la coupe du monde de Rugby sur son sol, c’est la fin de l’Apartheid. Ou presque…
Il (noir) la (blanche) hèle au loin pour lui demander de l’aide. Sa femme est en train d’accoucher, elle souffre terriblement. Elle doit lui ouvrir et lui fournir de l’aide. Elle accepte. Elle lui ouvre la porte et il la suit. Mais il referme aussitôt derrière lui et les amis qui l’accompagnaient accourent pour s’assurer de l’étanchéité de la porte, empêcher le père de la dite blanche de pénétrer dans la maison. Ils le frappent à plusieurs reprises. Mais il est conquérant, il se relève, donne des coups, mais surtout en reçoit car c’est toute un nation qui en découd. Bientôt il ne pourra que se fixer sur les bruits, sur ce jeune homme, à peine adulte, qui martyrise pour toujours sa fille. Il n’attend plus que cela finisse. La tension est palpable pour lui aussi, elle est en son sein, sur son crâne meurtri, sur ses jambes amochées. Il est désormais enfermé dans les toilettes, impuissant, blessé, misérable. Sa fille vient de se faire violer. L’apartheid – et ses séquelles – est toujours d’actualité. Ou presque…
Si Disgrace montre les choses dans une telle brutalité, c’est pour rappeler que les plaies ne se referment pas seulement avec des jolis passes sautées et que les choses ne sont sans nul doute pas aussi simple que voudrait le faire croire Clint Eastwood et son Invictus. Si le malheur tombé sur cette jeune fille est particulier car il correspond à la situation délicate de régions isolées qui ont été désertées par les cohortes de descendants d’Afrikaners à la suite de la fin de l’Apartheid, il n’en demeure pas moins une des réalités de l’Afrique du Sud. Elle n’est peut-être pas celle ni des villes, ni des ghetto. Mais entre ce qu’elle endure et ce que cela ravive chez son père qui fut responsable d’agissements faiblement plus reluisants, on décèle toute l’ambiguité et la complexité du processus de normalisation. Le proverbe arménien qui rappelle que « Celui qui cherche à se venger est comme une mouche qui se cogne contre la vitre sans voir que la porte est grande ouverte» nous souligne qu’après un charnier – matériel ou immatériel – de nombreuses mouches seront toujours là à voler autour, déréglées par l’odeur du sang et incapables d’aller voler plus loin. Si la symbolique du sport dans la construction d’une nation – et en négatif il est intéressant de voir que les sifflets de l’hymne national en France sont symptomatiques d’une crise identitaire1 – est importante, si la reconstruction d’une unité nationale peut être favorisée par l’acceptation de la communauté noire des symboles des Afrikaners – et donc au premier chef pour ce film du rugby – on ne peut réduire la fin de l’apartheid à ces symboles. C’est pourtant un raccourci du film, notamment lorsque l’équipe nationale se rend dans les township pour proposer des séances d’entrainement de rugby avec les gamins qui mettent toute leur rancoeur de côté pour se ranger en ligne et faire de jolis enchainement de passes. C’est surtout spectaculariser un processus de normalisation qui ne peut se comprendre qu’avec un certain recul. La performance de Morgan Freeman n’est certes pas anecdotique, mais peut-être eut-il mieux valu une piètre performance d’acteur. D’autant qu’Eastwood ne lésine pas à côté de cela sur les effets spéciaux tape-à-l’oeil et notamment lors des matchs de rugby. La dernière et ultime rencontre en devient une caricature où tous les impacts des joueurs sont filmés en gros plan – avec les goutes de sueurs ou de sang que l’on voit lentement s’extraire du corps percuté pour atterrir au mieux sur la pelouse au pire sur le joueur adversaire2 – les sons sont amplifiés, les travellings ralentis, les séquences de jeu bien trop scénarisées, les gros plans sur l’arbitre dans les dernières secondes bien trop nombreux (sans même considérer, avant le match, cet avion qui fait du rase-motte au dessus du stade juste pour saluer l’équipe et le président de la République). Le paternalisme ou le néo-colonialisme n’est pas non plus particulièrement loin, notamment lorsque la famille du capitaine de l’équipe des Springbok se réjouit que son fils ait également songé à la place au stade pour leur servante noire alors même qu’ils n’avaient pas plus de considération pour elle que pour leur chien quelques instants auparavant.
Disgrace ne s’en réduit pas pour autant à la cruauté (et la crudité) de ces rapports entre les deux communautés. Des mains sont tendus, des initiatives sont prises pour instaurer un climat de confiance. Mais surtout des questions sont posées par les personnages, qui sont loin de disposer de solutions clé en main, qui engagent de réelles reconsidérations de leurs jugements, qui tentent, parfois en vain, de modifier leurs comportement.
Les sciences politiques ont fait évoluer leurs conceptions des politiques publiques s’extrayant de la toute puissance de la décision et des hommes pour faire place à des configurations, à des systèmes d’acteurs ancrés dans une histoire. L’héroisme est désormais relégué au cinéma – que l’on qualifiera en simplifiant d’Hollywoodien – c’est parfois très plaisant, mais l’exercice peut avoir ses limites…
Invictus (2009), Réalisé par Clint Eastwood, avec Morgan Freeman, Matt Damon, Scott Eastwood,… 2h19.
Disgrace (2008) de Steeve Jacobs, d’après le roman éponyme de John Maxwell Coetzee, avec John Malkovitch, Jessica Haines, Eriq Ebouaney,… 1h59
Mercredi 24 février 2010