la cage thoracique de l'escalier © Pierre Miglioretti
En posant le pied sur la fière et rigide pierre, la solidité s’inscrit dans notre esprit. Il n’est qu’à poser la main sur l’alanguie langue de bois s’étirant jusqu’au fond de la gorge, jusqu’à en haut de la glotte du quatrième étage, pour se remémorer à la fragilité des repères. Posant ma main sur la rambarde branlante, je m’élève à travers les étages, faisant mien l’équilibre entre la stabilité des marches de pierre et la mouvance de la main courante. Le pas délicat se fait discret, se posant presque insensiblement, rompant avec la dureté de la pierre. Cet escalier, qui eut pu accueillir à sa surface le velours rouge des beaux palais, ne tient plus le haut du pavé, même s’il résiste encore et toujours et fait montre d’une consistance sans commune mesure. Il ne faudrait pour autant pas nier les fissures qui y sont nées, ces quelques lézardes, qui au hasard de la pierre, se font leur place au soleil. De ces quelques fêlures naissantes se dessinent, dans la pénombre qui nimbe souvent la cage, des formes mouvantes au grés de notre propre mouvement dans les courses ascendantes et descendantes que l’on accomplit en son sein.
Il y monte si souvent de suaves effluves, les parfums des voisins, les odeurs et les sensations de l’alimentation. Il n’est qu’à prête gare à de nouvelles odeurs pour comprendre soit l’arrivée de nouveaux voisins soit l’irruption d’une nouvelle personne dans un ménage. L’odeur du curry ne vient pas d’elle-même mais ne peut être détachée de sa cuisinière, fraichement arrivée dans l’immeuble. Dans la spirale de l’escalier, dans cette hélice se mêlent les mets et les délices, se mélangent les senteurs, qui, sans pesanteur, flottent entre les étages. Cette colonne est le lieu où s’établissent les nouveaux pigments, là où les ingrédients font fusion, diffusion de parfums d’ici ou là. Il n’est qu’à se poster sur une marche – peu importe laquelle, les parfums sont volatiles – pour s’imprégner de leurs forces respectives, et, en notre sein composer le cosmopolitisme culinaire. Mais souvent un parfum vient se frayer au milieu de ces fumets, une fragrance inconnue, une émanation en errance, venue d’ailleurs que le fait-tout du cuisinier. Le parfum cosmétique, l’artifice de l’odorat nous trompe et se décèle difficilement dans le maelström d’arômes. Lui lorsqu’isolé si aisément identifiable, que l’on en déduit très rapidement un plan olfactif de l’immeuble composé des différents propriétaires de parfums et parfois même des locataires pour ceux empruntant celui d’un(e) autre, devient méconnaissable au cœur des odeurs de girofle, de paprika ou de basilic.
Il est parfois des traces plus tangibles de ce passage des corps à travers les différentes hauteurs du bâti. L’arbrisseau, presque calciné de n’avoir reçu ses rations quotidiennes d’eau, trôna ainsi sur un palier des semaines durant, s’imposant comme un repère aux êtres égarés, comme un cairn de balisage sur un chemin de grande randonnée, rendant la confusion entre les étages, habituellement indifférenciés, presque impossible. Il a bien fallu qu’un jour le pot de terre arborant son maigre feuillage d’un noir que Soulage eût aimé peindre, rejoigne les ordures, au risque de désordonner les repères des habitants, confondant les étages et les appartements. Il est parfois quelques ingénieux locataires créant de nouveaux repères, qui entreposant quelques instants un sac d’ordure, qui stockant quelques cartons encombrants. Il en est d’autres qui, inspirés de quelques contes, se mettent aux semailles de leurs victuailles. Parfois s’agit-il de tous frais aliments encore emplis de leurs oligoéléments. En d’autres circonstances, ils ne sont plus l’ombre d’eux-mêmes et s’apprêtent à finir leur course dans la benne. Seulement, dans un souci d’itinéraire à ne pas oublier, il n’est pas rare qu’un habitant dissémine de quoi conserver la piste du retour, à moins que, dans ces restes déposés à-même le sol, il faille plutôt déceler les restes d’instincts animaliers à marquer son territoire.
En cet autre lieu, contraint et forcé par les équipementiers, je pénètre dans le sas gris anthracite de l’ascenseur. Sans senteurs et sans aspérités, je m’élève dans la pesanteur de cet habitacle sans saveurs.