Imperceptiblement, plaqué au dos de son fauteuil de rotin, il attache son regard au moindre détail. Dans son immobilité, qui en paraitrait effarante, pour ne pas dire inquiétante, au premier médecin venu, il zyeute en tout lieu. Ses yeux usés et fatigués, plissés par les rides qui ont pris le dessus depuis belle lurette, n’en gardent pas moins une vigueur impressionnante. Sans lunettes, il ne fait confiance qu’à son matériel personnel, celui qui lui fut livré à la naissance. La science, certes connut des progrès et des inventions grandioses, mais elles ne furent toutes heureuses. Quand il put se passer du fruit du travail des géniaux ingénieurs, il ne s’en priva guère. Et son actuelle observation des plus minutieuses des moindres mouvements d’une mouche, à quelques mètres de distance, semble lui donner raison. Il n’est que le bruit de la pièce voisine pour empêcher à son ouï de lui faire donner à jouir du battement des ailes si insupportable à tant de ses contemporains. Impatients qu’ils sont et tout aussi incapables de s’immiscer au sein de leur environnement, ils ne peuvent saisir la frénésie enchanteresse de l’insecte, pense-t-il. Souvent songe-t-il à cette vitesse sidérante du mouvement de ces deux membranes à propulsion et s’entend penser, sans que la chose soit exacte, que Cronenberg était dans le vrai: la mouche est l’avenir de l’homme.
Dans la pièce adjacente un homme désormais d’âge mûr s’active derrière ses machines. Il ne songe qu’à son présent ouvrage, mais pourtant, sous le masque du labeur et de l’attention portée à son paroxysme, se déploie l’agacement. La forme sur son visage semble atténuée. Rien de plus qu’une ride, une balafre de l’âme qui se dessine sur sa face, mais tirant sur tous les traits de la peau, il peut s’en extraire et s’exprimer, pourtant presque indiscernable. Difficile de tirer un trait sur cet énervement persistant. Car rien n’y fait, la marque s’imprime régulièrement sur lui, pas tous les jours certes, mais la régularité comme l’habitude ont ceci d’inquiétant, c’est qu’on ne les maitrise finalement pas. Elles ne sauraient être naturelles, car la nature n’a trouvé de chose plus abjecte que l’uniformité. Si le masque est souvent celui du théâtre, on n’oublie qu’il ne put être inventé qu’en vertu de cette capacité naturelle que possède l’homme à cette métamorphose des sens pour voiler l’esprit.
Du brouhaha de ces machines qui s’ébrouent, il bout dans son cœur. Guère de différences pour lui si son palpitant se trouvait précisément sous les plaques de tôles qui pressent les livres. Le rotin a pour lui odeur de sapin. La mécanique lui sert le cœur, de peur que vienne le cercueil. Pourtant le cœur, comme le reste est vaillant. La carcasse serait d’ailleurs elle aussi à l’avenant et si elle ne résisterait au choc des tôles, elle n’aurait guère à rougir face à un sémillant jeune homme. Elle tiendrait ce qu’une carcasse compressée par une force à l’effet décuplée par le poids peut endurer. Mais le son, le mouvement qu’il n’aperçoit mais se figure pour l’avoir vu tant de fois, les formes-mêmes de la machine, lui serrent la poitrine, pendant que sous sa poigne, l’accoudoir se ratatine.
Ce seul silence de la machine en action, c’est cela aussi qui le mine. Ce silence, venu d’à côté, ce silence qui ne se prononce pas à moitié et qui ne se confond pas même dans l’ennui, vient lui souffler dans le cou comme le mauvais vent lointain, celui dont on ne se calfeutre pas même à l’intérieur, qui, fourbe et fugace, se fraye toujours un chemin. Quand le chemin n’est en rien délicat, il ne se contente pas de pénétrer les lieux, bien au contraire, il les envahit, les habite. Autour de la presse, sa présence est partout. Les rouages, tout droit provenant d’un autre âge, l’auraient pour ainsi dire fait naître. Les tôles qui, n’ont pourtant depuis longtemps cessé de changer, en ont gardé l’empreinte et à maintes et maintes reprises ne se privent d’en délester quelques similis. La bécane, n’aura guère, il faut lui rendre cette gloire, connu de pannes. Est-ce là la raison de son immersion en tous temps, en toute époque, toujours gardant les signes d’antan ?
Tous deux, d’un côté ou de l’autre de la cloison, invectivent la presse qui pour toute tâche presse ce qu’on lui soumet. Elle se soumet et si souvent sans même fumer. « La machine est ma chose et ma chose s’échine » pense-t-on d’un côté. « la machine est peu de chose, presqu’une chose qu’on chine » croit-on plutôt de l’autre. Le méfait lui ne se soumet guère. Faudrait-il déjà l’en déceler de l’écheveau qui s’amoncelle sous la ferraille. Le fil de fer devenu barbelé à s’en tordre sur lui-même, s’est fait fil acerbe qui tranche dès qu’il se dresse. Chacun à son tour s’en munit devant l’autre et plus encore le lacère. Le nœud gordien du fil de fer ne se tranche sans jugement. Le nœud gordien du fils et du père s’ancre ineffablement.
la machine infernale © Pierre Miglioretti