Sur le mur de la porte, immanquablement la pendule affiche la même heure. Certes elle est cassée et ceci explique cela. Mais surtout, les aiguilles bloquées, le reflet de la lumière sur ces brins de métal immobiles redonnent une fixité au monde. Les bourses montent et descendent – et s’exerçant plus particulièrement au mouvement descendant ces dernières semaines – les gouvernements valsent et pendant que les ministres dansent, les marchés rient. Il n’est pas un instant où le temps ne se rappelle pas à sa propre existence. Dans cet alignement des aiguilles qui éternellement désormais – sauf si vient à tomber sur mon immeuble une bombe thermonucléaire venant, entre autres désagréments dérégler leurs positions – affiche minuit, il est un point du monde qui ne subit plus une onde, un point du monde, flottant et naviguant, loin du temps, suspendu entre deux points indéfinis, une ligne interrompue par ma seule volonté, par ma seule perception du temps. S’il est parfois poussé par des Alizées arides, creusant les sillons dans le sol, instillant dans mon corps quelques rides, il est d’autres instants où le temps se met au Levant, déversant là quelques torrents revigorant, s’instillant dans les crevasses, distillant quelques précieuses liqueurs, quelques parfums de douceurs, de ceux de cette eau ruisselant délicatement sur le visage, nous mettant l’eau à la bouche, le breuvage coulant entre les lèvres, nous faisant connaître l’instant où le temps se retient.
Les rangs désormais bien garnis, bien plus qu’à l’accoutumée, bien plus que pour n’importe quelle conférence ou pour le cours habituel, l’amphi résonnant des piaillements des voix se répercutant sur le plafond boisé, il attend, patiemment dans la pénombre. Pourquoi l’a-t-on fait descendre si tôt ? En bas, le piano, fièrement dressé, l’aile ouverte, est prêt à laisser les notes prendre leur envol. Un officiel, planté devant un décor scénique de bric et de broc, plante le décorum de la soirée. Le jeune pianiste, reclus dans un coin de l’entrée, attend son tour. Sans lumière, il profite de quelques instants de répits. Car ensuite, les marches descendues, le premier salut d’entrée effectué, dès qu’il posera ses mains sur le clavier, le repos ne sera plus de mise. Derrière ses verres, ses yeux ne descellent aucune inquiétude. Son visage fermé n’est pas celui de l’angoissé. Serein, il fait les cents pas dans cents centimètres carrés. Il ne serre pas les dents, cela ne sert à rien. Presque impassible, son visage ne se lasse du temps qui passe, même si celui avant le concert, hélas, presse jusque dans ses pas. Si le pianiste s’est rendu au préalable aux sanitaires, le temps n’en pas les mêmes précautions, ne nous ménageant que rarement une rémission. Pour quelques minutes pourtant, tant bien que mal, le pianiste pourra, avant de dévaler les marches, savourer l’instant où le temps se retient.
Ma grand-mère devenue patraque, se rattrape, comme elle peut, à la manche de son époux, mon pépé. Cahin-caha, ils tentent de s’épauler mutuellement quand bien même la vie s’effrite, le temps dans la lenteur de la vieillesse se presse pourtant. Parfois, il est encore un instant où les émotions du présent s’interrompent. Si l’on s’est toujours promis de vivre au présent, quand le présent ressemble à celui d’une angoisse permanente, d’une confrontation inéluctable et de plein fouet avec la mort dans le miroir, le refuge du passé permet que le temps trop vite ne s’use. On y est convié comme on confie au cordonnier ces jolis souliers que l’on conserve quand bien même on les a usé jusqu’à la corde, au point qu’il n’aurait normalement plus qu’à se mettre la corde au cou, tant ils ne valent plus un clou. Mais qu’importe pour eux comme pour nous. Dans la glace, avec un peu de verni, quelques coutures ici et là, quelques sutures sur les cicatrices, le teint revient, l’ombre s’éteint. Dans ce miroir couvert de verni, où se nie quelques instants du temps, il n’est plus d’affreux reflets à nous être renvoyés, il n’est qu’un choix d’instants déchus du temps, mais que la mémoire conserve. Si le temps, suprême puissance ne se laisse apprivoisé, la mémoire se joue de lui conservant des bribes entières et réinventant celles retombées dans la frêle escarcelle du temps. La mémoire est l’instant où le temps se retient.