voyage aux plats pays (5/15)
5ème Jour : Dordrecht-Utrecht.
L’expression du jour : prendre un bol d’air.
Cette expression est d’un intérêt tout particulier car elle permet de remonter à de très anciens temps, au Moyen-âge plus précisément. Les spécialistes la date du XIème siècle, en plein moyen-âge hollandais10. Bien entendu, la Hollande de l’époque n’était pas celle que nous connaissons aujourd’hui, notamment sur le plan de son organisation politique. Le pays était divisé en de très nombreuses entités, pour certaines très réduites. Cette division administrative du pays correspondait plus ou moins aux Polders hollandais. Plus ou moins car certains seigneurs, ne pouvant se contenter du leur, avaient débuté des conquêtes sur les terres de leurs voisins. Ainsi avait débuté ce que l’on nommera rétrospectivement « La guerre des Polders » qui durera jusqu’au XIVème siècle. Or à chaque conquête d’un nouveau polder par un seigneur de guerre, une cérémonie de soumission était organisée afin de marquer l’assujettisement de la terre du vaincu – et de ses sujets – au vainqueur de la bataille. Cette cérémonie, qui se tenait dans le moulin principal de la tere vaincue, était notamment marqué par le très symbolique – mais ô combien essentiel – passage du bol d’air. En guise de soumission, pour marquer la puissance désormais transmise au nouvel occupant, puissance notamment sur les éléments (et en l’occurence le vent car il s’agissait bien d’une ressource considérable dans ce pays qui avait fait de celui-ci une véritable énergie), le seigneur vaincu offrait un bol d’air. Plus concrètement, il s’agissait d’un bol, que chaque seigneur conservait dans la remise du moulin et qui en ces circonstances était préalablement plongé avec vigueur dans l’air que brassait le moulin avant d’être offert au seigneur victorieux. Ainsi dans la démarche de conquérir de nouveaux territoires, de sortir de son petit chez-soi, les seigneurs se devaient de prendre des polder, ce qui symboliquement se traduisait par le fait de prendre un bol d’air.
En guise de complément sur la journée d’hier, il pourrait être bon de prolonger quelque peu la playlist alors inaugurée. Ce fut aujourd’hui, compte tenu de la configuration très campagnarde de la journée et de ce fait-là très marquée par la rigueur de canalisation en terres agricoles manifestée par les hollandais, l’occasion de repenser à quelques airs de canaux. Ils ne vinrent pas très nombreux aujourd’hui, mais peut-être les canaux qui ne devraient pas vraiment m’abandonner durant le restant du voyage en Hollande se presseront plus tard sur le perron de mon cerveau. Alors pour l’instant, je songe « Au canal du midi » du très regretté Mano Solo, une merveilleuse chanson sur un très bel air d’accordéon, d’un Parisien perdu dans ce midi mi-paradisiaque mi-honni, commençant finalement par regretter sa lointaine capitale qu’il ne reverra finalement pas, le voyage du retour se terminant au fond du canal. Je pense aussi à ce « Café du Canal », chanson de Pierre Perret reprise également par les Ogres de Barback, une très jolie ritournelle, bien plus guillerette que la précédente, où l’on se rappelle qu’il est bon de se lover à deux au bord d’un canal. Pour continuer sur la playlist du canal, il pourrait être bon d’en rajouter une dans un genre tout à fait différent. Approchant avec une facilité déconcertante – certes le vent était là à me sustenter – d’Utrecht, j’avais un certain doute sur le chemin à emprunter pour m’y rendre. Demandant conseil à un cycliste, celui-ci me dit tout simplement – après m’avoir néanmoins indiqué la direction au rond-point où je me trouvais alors – «Follow the dyke ». Laquelle de digue ? La digue du cul ? Il y en a quand même un certain nombre dans les parages des digues, il faudrait voir à se montrer plus précis dans les indications !
Malgré cette petite anicroche qui n’eut pas lieu – car je n’eus tout de même pas l’outrecuidance d’invectiver mon interlocuteur qui m’avait malgré tout bien aidé – il reste à noter cette gentilesse démentielle des hollandais qui viennent vous aider même si vous ne leur demandez pas l’assistance (comme ce cycliste, qui me voyant replier ma carte vint à mon aide pour m’orienter dans les faubourgs d’Utrecht, faisant par la suite un brin de chemin en ma compagnie et me mettant sur la bonne piste pour clore cette étape). C’est un petit peu le pays de Oui-Oui ici (« Oui-oui fait du vélo », « Oui-oui fait du bateau », « Oui-oui t’offre le café avant d’ouvrir le magasin»11,…). Il n’en reste pas moins que cette gentillesse n’exclut vraisemblablement pas tout le reste du caractère humain et que derrière ces vies bien rangées, ce sont sans nul doute des personnes très originales que l’on peut découvrir, des gens dotés d’une véritable identité voire même d’une personnalité ! On en ressent pas moins une forme de quiétude généralisée, comme si tout coulait de source et se faisait simplement entre les gens, avec les éléments, comme s’il ne servait à rien de se poser la moindre question, toute réponse étant déjà apportée sur un plateau d’argent, avec en plus le café et le pousse-café, mais sans doute sans le cul de la serveuse, qui ne peut être offert qu’à la suite d’une demande en mariage en bonne et due forme ou d’une cours assidue. Comment pourrait-on ressentir autrement les choses quand des gens viennent spontanément à votre aide pour vous indiquer votre route alors que vous avez à peine eu le temps de vous demandez si vous étiez vraiment perdu ? Quel autre sentiment pourrait-on avoir quand n’importe quel quidam vous dit bonjour dans la rue, au risque de sombrer dans la plus grande cocasserie, le fameux « Bonjour » étant dit en néerlandais, nécessitant alors une intervention de notre part pour expliquer que l’on ne parle pas hollandais et que l’on a pas compris ce qui vient de nous être dit alors qu’il s’agit de la plus simple et amicale attention ? Peut-on demeurer ignorant de la pensée Leibnizienne et se refuser à croire que «tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles » quand on sent une force providentielle supérieure arranger tous les éléments dans une harmonie universelle ? Est-il possible de douter du bon être général du monde, de cet ordonnancement quasi-parfait, quand arrivant au bord d’un canal, se demandant ce qui nous permettra d’en rallier l’autre rive, on se trouve déjà insidieusement sur un bac qui nous transporte déjà sur les flots ? On se dit d’ailleurs à cet égard que l’énergie dépensée, les matériaux assemblés et l’ingéniosité réunis pour rendre la vie des cyclistes meilleure est tout bonnement étonnante. Il faudrait bien vite opérer un recensement de ces manifestations du génie civil mises au profit des deux roues car cela est tout simplement prodigieux. Car il ne faudrait pas se contenter des pistes cyclables mais tous les ponts et autres édifices routiers effectués pour le compte des cyclistes sont ici en nombre si important qu’on en viendrait presque à se dire que cela fait presque trop, que l’on sombre ici dans le gaspillage de l’argent public.
Ayant pu en faire véritablement l’expérience aujourd’hui, je pourrais désormais revenir sur le système des itinéraires cyclistes en Hollande. Ce système est un mélange de quatre jeux différents : le lotto, le tiercé, la chasse au trésor et le jeu pour enfant consistant à relier des points afin de faire un dessin. D’abord le lotto, car le système réside notamment en une succession de points numérotés sur des dizaines de secteurs. On peut voir ainsi sur les cartes un certain de numéros à un et deux chiffres que l’on pourra retrouver sur place. Le tiercé, car il s’agit de déterminer un ordre pour ces numéros que l’on doit suivre. Ainsi une partie d’itinéraire consistait en la suite de nombres suivants : 19 22 23 42 43 49 48 96 97 54 82 83 50 43 42 35 44 32 79 81 92 71 7 3 1). La chasse au trésor, car une fois l’itinéraire numéraire déterminé, il s’agira dans la réalité de dégôter les numéros prévus. Et parfois cela peut être bien plus compliqué que prévu. Il arrivera souvent qu’un numéro qu’on a avait placé en tête ne nous soit pas indiqué, tandis que l’on tombera nez-à-nez avec un numéro en quelques sortes imprévu (la technique consistant alors à savoir où est ce numéro sur la carte et ensuite calculer le temps perdu dans les détours alors effectué, car il est bien rare que cette découverte inoportune ne vienne réduire la distance à réaliser à vélo). Enfin, le jeu consistant à rallier les points entre eux est en quelque sorte un préalable au parcours, regardant les deux points principaux : celui de départ et celui d’arrivée et tentant ensuite de déterminer une figure permettant de les relier. On peut ensuite après coup tenter d’effectuer la comparaison entre la figure prévue et celle effectivement réalisée avec la bicyclette et se rendre compte dans quelle mesure on aura pu effectuer des détours – sans qu’il soit question de savoir si ceux-ci auront été profitables dans une quelconque mesure ou non12. Vous l’aurez donc compris ce système est d’une complexité redoutable et surtout met le cycliste dans une dépendance très pronconcée aux cartes. Il est bien entendu inutile de souligner qu’on ne peut raisonnablement pas espérer se sortir de pareil système sans être muni de cartes. Cela est le revers de la médaille pour des itinéraires sans voiture et qui permet de découvrir toutes les facettes d’un pays, nous faisant passer des champs aux allures les plus bucoliques aux zones commerciales aux airs les plus apocalyptiques en passant par les places de villages anecdotiques, les plus belles zones de loisirs nautiques, les moulins aériens ou hydroliques.
10 Je préfère d’ores et déjà préciser, pour tous les historiens amateurs qui se serraient égarés au milieu de ces lignes, que cette explication n’a rien de scientifique et qu’elle n’est que pure élucubration cérébrale. Nul intérêt à chercher des sources sur une éventuelle guerre des Polders comme il en sera question par la suite.
11 en me rendant ce matin avant de partir vers Utrecht à l’office du tourisme afin de me procurer une carte cycliste, j’ai en effet été accueilli de la sorte. L’employé avait à peine allumé les lumières, n’avait pas encore ouvert sa caisse qu’il m’offrait déjà le café, cherchant également la carte adéquate.
12 Pour ma part, la figure représentera souvent une forme de labyrinthe inextricable, de chemins tortueux faisant bien comprendre à la fois que ce système certes fort agréable pour qui veut sortir des sentiers battus fait naturellement faire des détours, mais aussi que pour peu que la météo soit au temps sombre et les indications mal placées, on peut effectuer des détours supplémentaires.