Archive pour décembre 2009

Halte au front

Des élections approchant à grand pas et les mêmes dangers d’intolérance se faisant toujours plus prégnants dans notre société où l’on débat d’identité nationale, que je me permettais de ressortir ce texte écrit en d’autres circonstances, mais qui me semblent pour autant toujours d’actualité, notamment du fait du sus-mentionné débat.

Chroniques Politico-politiques chroniques :
L’humanité dans toute son animalité.

    Nous sommes aujourd’hui en 2005 (eh oui ça passe vite), laissant derrière nous quelques années d’humanisation depuis la naissance de l’homme à l’état brut (sans les prélèvements obligatoires d’instincts animaux et les revenus de transfert d’intelligence). Toute l’humanité est humanisée…Toute ? Non. Un camp retranché résiste encore et toujours à l’envahisseur : Le camp des Politicus occidentalis  …

Chronique sixième : Ce n’est pas au vieux singe qu’on apprend à faire la grimace

    Bon je préviens tout de suite : je sais pas quoi dire donc je vais meubler. De toute façon comme dirait Bacri (si si vous savez le grincheux qui n’est jamais content) « on passe sa vie à meubler ».Après la question essentielle est de savoir quels meubles on utilise. Soit une table pour ceux qui aiment la convivialité, soit le pieu pour les gros flemmards, soit la bibliothèque pour ceux qui ont l’avidité des livres. Je mets ici de côté tous ces gens étranges qui préfèrent sortir dehors (oui vous allez me dire on sort rarement à l’intérieur mais bon chacun ses contradictions), rencontrer d’autres personnes, en bref être social. Mais bon comme c’est pas mon cas je préfère vous parler de mon petit intérieur. Je préviens tout de suite celui-ci est plutôt rouge mais cela n’implique aucune tendance politique (ou pas). Mais il y a des extrémistes de l’asociabilité, donc pire que moi (si si ça existe). Et bien aujourd’hui je vais vous conter une histoire issue de ma bibliothèque personnelle (en fait ceci est un gros mensonge mais c’est pour donner un peu de cohérence à mon propos et notamment avec ce que j’ai dit au-dessus puisque j’annonçais que j’allais parler de mon petit intérieur et donc comme les politiques (je suis à sciences po quand même) je tiens à tenir mes promesses même si c’est par des moyens détournés), une merveilleuse histoire où il sera question d’asociabilité extrême. Ceci est également pour vous montrer comment les livres c’est vraiment cool : comme disait Renaud (que de citations aujourd’hui. Ah oui j’oubliais j’ai rien à dire donc c’est logique) « l’essentiel à nous apprendre/ c’est l’amour des livres qui fait/ qu’tu peux voyager d’ta chambre autour de l’humanité » :

    Je vous plante le décor (normalement je plante mieux les tentes mais dans la situation actuelle ça sert un peu à rien) : nous sommes au milieu de la forêt amazonienne (ou ce qu’il en reste, je ne vous ferais pas ici une leçon d’écologie ça ne sert plus grand-chose vu l’état dans lequel elle est : il faudrait agir) donc dans une forêt primaire où l’homme n’a pas encore pu laisser son empreinte indélébile. Les différentes espèces animales et végétales vivent dans un microcosme bien réglé, qu’un rien pourrait annihiler à jamais. Parmi ces espèces, on peut observer d’affreuses fourmis, de terrifiantes libellules ainsi que d’horribles lézards d’une taille incroyable (parfois plus de 10cm). Mais on peut aussi compter parmi les espèces animales le terribles rhinoféroces (petite note pédagogique qui appartient à l’espèce des rhinocérotidé). Mais on peut aussi espérer (après avoir réussi à pénétrer (ce qui pour certains est un véritable plaisir) les multiples rideaux de lianes et d’arbres tous plus tordus et plus grands les uns que les autres qui séparent ce havre de paix qu’est la forêt de la civilisation destructrice de bois et de blattes. mais ce havre de paix n’est pas une paix calme, ce n’est pas une paix de silence, toujours la vie est là et partout où grouillera la vie, toujours le bruit sera là. Seule la mort est silencieuse. Quoi qu’il en soit (parce que bon, savoir si la mort est plutôt du genre cadavre exquis ou du genre cadavre dans le placard, c’est pas trop mon sujet du jour), dans cette bruyante paix vivaient aussi des espèces animales un peu supérieures intellectuellement (bon c’est pas pour qu’on se la pète nous espèce humaine mais c’était pas encore ça au niveau intelligence : au maximum ils étaient capable de tuer une dizaine d’autres congénères simultanément alors que nous on est aujourd’hui on est à plus de 6 milliards de congénères en mort simultanée. Ça c’est du progrès) : ceux-ci étaient les singes. Ils dominaient l’ensemble de la forêt du fait de leurs capacités intellectuelles sur-développées et toutes les autres espèces les écoutaient sagement.

    Mais, à l’intérieur, de ce qu’on appellerait dans l’anthropomorphisme le plus outrageux, de cette classe sociale des dominants des dissensions faisaient rages. Les singes étaient divisés sur les solutions à apporter aux différents problèmes auxquels ils étaient confrontés : le manque de nourriture qui obligeait des singes à rester dans l’inactivité, des problèmes d’éducation chez des jeunes singes dans certaines zones isolées (dans tous les sens du terme) et ce qui mit le feu aux poudres (si j’ose dire), ce fut des feux de forêt qui détruisent les lianes de transports, des cabanes à loyer modéré,…Même les singes de l’ordre furent touchés et furent la cible de nombreux jets de noix de coco. La classe politique proposait différentes solutions à ces problèmes de feux de forêts. Les singes au pouvoir, mené par un jeune petit singe plein d’ambition souhaitaient restaurer l’éducation basée sur les coups de lianes en cas de désobéissance. A l’inverse l’opposition qui elle était dirigée par un singe très mou, souhaitait rétablir les échanges de présents entre les singes de l’ordre et les jeunes singes. Mais le jeune singe ambitieux commençait à rompre avec les idées de son camp et commençait à se radicaliser.

Mais j’allais oublier un protagoniste essentiel : il s’agissait d’un vieux singe qui vivait reclus dans la forêt : une partie de la communauté le rejetait entièrement. Pourtant une partie croissante de la forêt le soutenait, notamment déçue par l’immobilisme des singes plus traditionnels. Mais ce singe était particulier : il était particulièrement asocial (j’vous avez dit que j’en parlerais) et a-cosmopolite. Il était en outre connu pour ses frasques médiatiques notamment après avoir déclaré à propos des massacres des moutons par les bergers allemands d’il y a 60 ans : « qu’il s’agissait d’un détail de l’histoire ». Il souhaitait pourtant toujours prendre le pouvoir. Pour lui la solution à tous les problèmes que connaissait la forêt était l’exclusion de toutes les espèces animales étrangères à cet espace naturel et qui de ce fait était pour lui inadaptées. Il ne croyait pas en leur capacité d’adaptation et souhaitait qu’elles partent. Et notre jeune singe ambitieux avait tendance à suivre ces idées, notamment suite à ces feux de forêt puisque ceux-ci seraient du selon lui à des espèces étrangères à la forêt et donc souhaitait qu’elles s’en aillent. Mais en espérant conquérir une plus grande part de la forêt il avait oublié un proverbe fondamental de la forêt «  ce n’est pas au vieux singe qu’on apprend à faire la grimace » : ainsi en suivant les préceptes du vieux singe, il espérait pouvoir combattre ce dernier en lui supprimant ses soutiens. Mais il oubliait de la sorte que les gens préfèrent toujours l’original à la copie, l’original sachant bien faire la grimace, alors que la copie ne peut faire que de bien pâles grimaces. Par contre en suivant ses préceptes en question le jeune singe ambitieux médiatisait des thèmes que le vieux singe maîtrisait à merveille, sans doute mieux que le jeune ambitieux…La créature s’était donc retournée contre son maître puisqu’aux élections suivantes, le vieux pris encore un peu plus de place dans la forêt…

vie brève, brèves de vie

mercredi 23 décembre :

Le coeur en gélatine, trempant dans l’eau, baignant au rythme des courants stagnants de l’eau courante, flasque et mou, il attend de refaire surface, pour se faire battre par quelques émotions, recevoir un coup de fouet et alors se remettre à battre. Une émulsion de sensation serait bien la seule chose qui pourrait faire lever la pâte et gonfler la poitrine. Le cerveau embrumé, le corps et le coeur en grumeaux, les désirs à mi-mot, la préparation n’est même plus au repos, elle a été laissée à l’abandon, la véritable jachère culinaire. Si toute marinade nécessite le temps que les aromates incisent la préparation, la saisissent, la parfument et l’enrobent de leurs saveurs, si la préparation trempe dans son jus trop longtemps, ce n’est plus une macération mais une mortification. Le plat laissé au réfrégirateur, histoire de rafraichir les idées serait presque en train de geler, bloquant toute initiative. Comme au bon vieux de la guerre froide, tout mouvement est impossible, bref, c’est de la viande froide. Pas un nerf actif, pas une radio active, c’est silence radio. On pourrait y placer des électrodes, savoir où est le positif, où est le négatif, aucun fluide ne viendrait troubler la chair, même là, le courant ne passe pas. L’épiderme froid d’être entré en période de glaciation devrait faire se dresser une crête tant la chair de poule est normalement grande à ce degré de température. Mais là non plus, rien de très glorieux, pas de quoi faire cocorico. C’est que la bête semble décidémment inerte, inanimée, désintégrée sans présenter de trace de violence. C’est que la bête est trop esseulée pour ressentir le moindre stimulus. Tous les organes externes, toutes les parties physiquement en correspondance avec l’extérieur ont rompu toute relation diplomatique avec l’étranger. Plus rien ne rentre ni ne sort. La surface extérieure de l’organisme a muté pour devenir lisse et imperméable. Rien ne filtrera. Rien ne sera ressenti, ni peine ou douleur, ni grande veine ou bonheur. Le corps a été refroidi et aucune friction ne semble pouvoir lui rendre la vie.

La confiance en soi n’est pas introspective mais relationnelle. Elle est incorporation ou intériorisation de la confiance et du regard porté par les autres sur soi-même, est dépendante des autres, de ce qu’ils considèrent de soi. On n’a confiance en notre moi que si celui-ci est «validé» par les autres. Si le moi validé par les autres n’est pas le moi qui nous tient, aucune estime de soi n’existera. La confiance de soi est donc une délicate alchimie entre soi et les autres, une délicat dosage entre les ingrédients que l’on intègre à la marinade et les effluves que celle-ci doit émettre en retour. Mais la marinade ne peut s’auto alimenter, sous peine de croupir, ou pire de mourir d’asphyxie.

La vie de Supermarché (1ère partie)

Banalité exceptionnelle (1/3)

Elle est d’une banalité exceptionnelle. Bien loin de ces exceptions banales qui font la une des journaux. Evidemment autant de naturel ne pouvait que le séduire. Tout récemment embauché dans un supermarché encore à échelle humaine, Thomas s’était vu étonné par une telle présence. Né à la ville, toujours habitué à la société de consommation, il avait étrenné nombre de supermarchés et avait pris l’habitude de croiser ces créatures ultra-moderne, gonflées de superflu, d’accessoire, de fictif. Elle, elle n’était pas pareil. Il fallait pas grand chose pour le voir, pour s’en douter. Mais des doutes, il en avait toujours. Le doute incarné. Mais partout, il avait toujours été comme cela. Pas question de dire qu’il s’agit d’une simple absence de confiance en soi. Non il doutait souvent, matin, midi et soir, comme une prescription médicale. Jamais de répit. Même la nuit. Ses rêves étaient l’incarnation, si en fallait un signe plus clair, du doute qui l’habitait. Ses rêves étaient fait de rencontres avec Shakespeare et son « to be or not to be », de longues nuits d’hiver passées en compagnie de Descartes en cours d’élaboration de son doute métaphysique avant d’en arriver à son fameux « cogito ergo sum ». Même dans ses pires cauchemars le doute ne le lâchait pas et en devenait encore plus effroyable : tour à tour bloqué dans un supermarché (cauchemar qu’il faisait à ses débuts dans cette grande surface) parce qu’il ne savait si il devait prendre du sirop à la violette, au cassis ou à la framboise, indécis devant la guichetière du stade de France pour prendre une place au concert des Stones et rué de coup par la foule qui n’en pouvait plus d’attendre, destitué de son poste de juge du tribunal de première instance de Paris parce qu’il n’avait su trancher dans une affaire où un jeune homme se déclarant collectionneur de couteau était en possession d’une lame que la loi ne l’autorisait pas à porter. Alors le doute incertitude fait vivre en créant de l’espoir et du désespoir, des attentes, des envies. Mais le doute certitude, celui que l’on peut avoir alors qu’on a tous les éléments en main, que l’on est quasi omniscient et que seules des informations secondaires sont manquantes, ce doute-là tue. Ce doute-là ralentit, freine, empêche. Ce doute questionne les choses, les situations. Mais à force de questionnements, on trouve forcément une raison de ne rien faire, de ne pas agir. Mais comme cela ne suffisait pas, en plus du doute, Thomas était timide.

Même si il sentait bien que par moments ses ventricules ressentaient un regain d’activité, il n’était pas sûr des sentiments qui assaillaient son cerveau, comme jadis les romains sur le plateau de Gergovie, c’est-à-dire, violemment et par surprise. Du coup, il fallait en avoir le cœur net et enfin se lancer dans ce cœur à cœur. Mais c’était bien là que sa deuxième tare entrait en jeu : sa timidité l’avait elle aussi bien souvent bloqué. Sa timidité s’était bien vite liguée avec la première difformité de personnalité, celle de son doute quasi métaphysique, pour empêcher toute évolution sociale dans l’organisme. Tout semblait ainsi sclérosé. La timidité décidait qu’il valait mieux rester discret, ne pas tenter de vains mots, rester à l’écart, ne pas montrer les dents trop souvent et le doute passait derrière pour légitimer cette attitude en affirmant qu’en l’absence de plus d’informations, on ne pouvait être sûr de tout et que toute initiative engendrerait trop de risques. Tout cela formait un cercle vicieux, qui plus est conservateur, empêchant toute prise de risque. Comble de malchance Thomas vivait en société : quoiqu’il ne soit pas asocial, il souffrait de cette situation collective : par sa timidité, il ressentait les affres de la société : être timide en société, par définition – non qu’il soit purement question de notre société actuelle – c’est se confronter à la rapide assimilation à un comportement d’anormalité : lorsque l’on accepte de vivre en société, comment peut on être atteint de cette peur de rencontrer les autres, de leur parler comme peuvent l’être les timides ? la société est le plus grand mal des timides. Pour peu que les autres êtres de la société ne soit pas d’une ouverture incroyable et le timide sera bien vite pris pour un être anormal, en marge de la société justement, il pourra même être pris pour un détraqué, un être bizarre, quelqu’un qu’il faudra éviter. Un phénomène finalement proche de la prophétie autoréalisatrice puisque le timide se sachant tel, ne se sentira pas attiré vers les autres, qui du fait de cette faible propension au rapprochement avec eux le rejetteront pour de bon. Parce que le timide est conscient de sa situation, le timide sait qu’il est timide mais il sait tout aussi bien qu’il ne pourra que changer son comportement à la marge. Alors, il s’adapte et peut adopter des attitudes parfois étranges. Mais surtout parce qu’il parle peu, communique peu, comme il a des comportements difficiles à comprendre par les autres, il se met en porte-à-faux avec le concept même de société, encore plus d’ailleurs avec le concept moderne de société qui veut de la transparence, de la clarté, du mélange public-privé là où le timide cultive son carré de terrain avec du mystère, de la discrétion. Il est donc bien logique de voir bon nombres de timides être des incompris.

Thomas, en plus d’être timide, est quelque peu maladroit en société. Chose qui va souvent avec, d’ailleurs. Etre timide, c’est déjà en soi une forme de maladresse sociale, celle qui fait qu’on évite justement le contact social, pour éviter la maladresse sociale en général,  mais aussi pour éviter l’erreur, par peur d’en dire trop, par peur d’être de trop. Malheureusement, même si la timidité de ce fait là empêche a priori le sujet atteint de ce mal infâme d’être coupable de maladresse sociale, l’empêche d’être un de ceux qui, font d’un incipit un véritable roman, le timide est généralement aussi, à l’instar de Thomas, socialement maladroit. Le timide parce qu’il est devenu être social par défaut, parce qu’il est membre de la société, entretien des rapports sociaux avec ses congénères. Mais donc il ne sait rarement comment s’y prendre. La société est un apprentissage à plein temps. Du fait du refus – relatif – des autres, le timide a subi en la matière un apprentissage accéléré et donc n’a pas toutes les notions. Il ne sait donc pas toujours comment il doit agir, se comporter. Thomas, quand il était enfant, recevait régulièrement des conseils maternels quant à ses relations sociales, du genre « tiens, Thomas, tu devrais peut-être appeler ton grand-père pour le remercier de l’argent qu’il t’a donné » ou « Thomas, t’as envoyé un e-mail à ta correspondante allemande depuis qu’elle est rentrée de France ? » ou « tu voudrais pas inviter ton cousin pour ton anniversaire, ça lui ferait plaisir de te voir ». Tout cela n’était pas une simple immixtion d’une mère-poule dans la vie de son enfant. Non, c’était bien des conseils de savoir-vivre en société que Thomas n’avait pas automatiquement en tête et qu’il devait apprendre comme on apprend le théorème de Pythagore, même si parfois pour lui les deux ne servaient à rien – encore plus le théorème de Pythagore, qui le révulsait profondément comme nombres de neurones qu’il occupait à retenir d’autres inutilités mathématiques, alors qu’il ne se voyait pas vraiment misanthrope et pas encore assez connaisseur de Trust pour chanter « antisocial » à tue-tête. Mais donc, il avait rapidement pris conscience de son manque d’aptitude à vivre bien avec les autres, à savoir ce qu’il faut dire en telle circonstance – ce qu’il ne faut pas dire, en général il l’avait bien compris parce qu’il est très humain et sait ce qui blesse quelqu’un mais avait plus de mal à savoir ce qui peut le toucher, l’être humain en général ou en particulier surtout. Et si le silence peut parfois toucher, bien souvent il est lourd et écrase tout sentiment. Souvent il ne savait pas quoi dire. Il était là dans des discussions agitées, attisées, tout le monde en plein émoi, et lui « et moi et moi », parce qu’il ne savait pas quoi dire dans cette discussion. Il aurait bien pu meubler, ajouter quelques éléments dans le débat, mais il avait peur de ne rien apporter de plus, il avait peur de déranger ce qui se disait, il avait peur de déranger les phrases, les mots qui se disaient, lui qui aimaient tant changer la syntaxe, la grammaire et tutti quanti. Des fois, c’est bien vrai, il avait quelque chose à ajouter, il le savait en plus. Mais il n’osait pas. C’est bien là, la vraie timidité, celle de celui qui n’ose pas agir en société alors qu’il pourrait tout à fait le faire, une sorte de peur irrationnelle de la société. Certains sont arachnophobes, agoraphobes, militairophobes, lui est sociophobe. Il ne faudrait pas non plus faire de Thomas un autiste, un muet volontaire qui stupidement se serait imposé le silence par dogme, par refus du monde contemporain jugé décadent, dégradé. Non, juste timide. Une maladie pas congénitale, pas vraiment dangereuse, pas contagieuse, areligieuse, qui rend l’âme spongieuse, et qui peut même faire prestigieuse quand on s’appelle Lancelot.

Mais Thomas n’est pas Lancelot. Il n’est qu’étudiant. En plus en vacances. Donc il travaille. Dans un supermarché en plus. Vous imaginez Lancelot bossant dans un supermarché ? non, moi non plus. Ça tombe bien alors. Il tombe bien ainsi Thomas, juste la personne qu’il fallait pour cette histoire. Ça lui donne des côtés très simples et banals. Ce Lancelot qui s’ignore, il est donc bien maladroit et peu communicant. Les gens ne connaissent pas les légendes de la table ronde et ne peuvent savoir qu’il est chevalier au cœur pur. Certes ils le trouvent gentils. Mais rien de plus. Remarquez, ce serait beaucoup leur en demander de lui trouver autre chose que cela. Oui, c’est bien vrai il est gentil – et encore, de part sa maladresse timidative, il lui arrive de ne pas dire bonjour, pas par impolitesse, non, juste parce qu’il n’ose pas dire bonjour des fois, qu’il attend aussi que l’autre lui dise d’abord bonjour, qu’il ne veut pas déranger, qu’il, qu’il… oui des raisons multiples pour un problème unique, celui de sa timidité, mais rien de plus. Pas du genre à blaguer, à plaisanter, à rendre l’atmosphère encore chargée des ombres de la nuit un peu plus transparente et légère, pas non plus du genre à bavasser, pour rien dire, juste pour parler, se réveiller un peu. Il est là, travaille, plus ou moins consciencieusement – ça dépend des jours, de l’humeur, de son réveil –, échange quelques mots, de-ci de-là, surtout en réaction à ceux des autres – ah non, il n’oserait pas prendre l’initiative –, sourit aux bons – et moins bons – mots des autres. Il est là, travaille dans sa tête plus ou moins intellectuellement – ça dépend de ses pensées, de son humeur, de ses envies –, échange quelques idées, de ci de là, surtout en complément des autres – ah oui, il aime mélanger les idées –, sourit aux beaux – et moins beaux – rêves. Au petit matin, entre chien et loup, finalement, ça se tient.

   Ainsi, Thomas, timide et maladroit, avec la peur constante de l’être encore plus, à un tel point qu’il prend toujours des tonnes de pincettes quand il parle, un nombre si élevé qu’on aurait pu se dire qu’il aurait du faire manucure, ainsi donc, il avait du, un jour de cette première semaine de boulot, croiser au détour d’un rayon, ou d’un diamètre, à moins que ce n’était une caisse, cette fille qu’il lui paraissait si banale mais du coup si belle. Banale, pour lui, ça le gênait comme mot, parce que justement il ne la trouvait pas banal comme on trouve une situation banale, de celles qu’on vit tous les jours, il la trouvait pas banale comme l’habitude et son cortège d’ennuis. Mais pourtant, c’était ce mot qu’il avait eu en tête en la voyant, mot certes immédiatement accolé « d’exceptionnel », comme si il avait cherché à se rattraper en trouvant un joli mot en complément, un joli mot en compliment. Mais en fait, il ne servait bien qu’à expliquer le premier, à donner le sens qu’il avait choisi du « banal ». Ce banal est exceptionnel parce qu’il trouvait dans ce banal, quelque chose de familier, comme ci, ce visage, il l’avait déjà vu des dizaines, des centaines de fois qu’il lui en était devenu familier, le familier apaisant, le familier agréable, celui de son foyer que l’on trouve après l’avoir délaissé quelques temps, le banal de l’Ithaque qu’Ulysse escomptait retrouver après son long périple maritime et auquel il aimait songer lorsque le sort lui était défavorable. Ce visage avait ce côté rassurant du familier. Il avait de banal, l’impression d’avoir déjà été vu tout en étant bien conscient qu’il ne l’avait jamais vu. Une sorte de banalité de l’esprit, de banalité du rêve qui fait qu’on voit des visages, des figures dans nos songes. Ce visage en quelque sorte venait de là. En même temps, il était aussi banal parce qu’il n’avait pas un trait particulier qui saillait, qui sautait aux yeux, qui en aurait fait baver les collègues à se dire « t’as vu les yeux qu’elle a, oh là là, si avec cette paire là, elle en rend pas un ou deux marteaux, je les lui crève ». Non, il y avait une grande harmonie, une unité qui donnait à l’ensemble une grâce certaine quoique surprenante. Tout cela rendait ainsi cette banalité exceptionnelle. Surtout, il lui attribuait sans vergogne un grand naturel, en quelque sorte, le naturel du banal, le naturel de ce qui survient normalement, fréquemment, assez logiquement, sans emphase, sans complexité puisque c’est quelque chose – le naturel – qui fait que les choses coulent de source, viennent bien, qu’on sent aller et venir les choses. C’était aussi le naturel eschatologique qui fait espérer que la chose considérée persiste de la sorte, sous cet aspect-ci pour une durée illimitée.

    Face au naturel, il ne voulait pas en faire de trop, se lancer dans de longues tirades, en de longs discours enflammés, dans des récits palpitants ponctués d’anecdotes et d’histoires cocasses ou drôles. Du coup il s’est vite contenté de brefs échanges. Pas pour dire des banalités comme on le fait souvent dans ce genre de situations. Juste des préliminaires de conversations, des préfaces à des dialogues jamais terminés, jamais vraiment débutés non plus d’ailleurs parce qu’ils avaient bien conscience de l’impossibilité d’établir de vrais dialogues en ces moments consacrés au labeur. Thomas n’avait donc que pour bête ambition que celle de pouvoir la voir, pouvoir échanger un sourire, un salut. Il suffisait que la chose fut accomplie et il pouvait se réjouir et considérer la journée comme bénie et comme presque déjà finie. Quelques mots, quelques échantillons de sourires, un morceau de pupille et il pouvait être satisfait de sa journée. Il en venait donc à trouver de l’intérêt à son travail : c’était le lieu où il était sûr de la voir. Quoique, sûr n’était pas le mot. N’ayant pas les mêmes horaires, les mêmes fonctions, les possibilités de rencontre étaient rares. Thomas cherchait donc à comprendre son emploi du temps, à probabiliser sa présence tel jour. Il cherchait aussi à mettre toutes les chances de son côté en modifiant ses trajets au sein même de l’enseigne, en faisant un crochet par l’allée des caisses dès qu’il en avait la possibilité, à se rendre disponible pour un rayon plus proche des caisses que celui des liquides (celui où il travaillait), situé évidemment aux confins extrêmes du magasin et donc bien loin de la ligne de caisse. De nature ambitieuse et perfectionniste, il s’était habitué au fil du temps à n’être rien de cela dans les domaines sociaux et émotionnels, réussir à se satisfaire d’un bref regard, d’un rapide contact, d’un court dialogue. Pire encore était le fait qu’il n’ambitionnait plus que cela: il n’espérait pas comme certains le feraient de la séduire, lui proposer un rendez-vous galant auquel elle ne pourrait résister. Non il espérait seulement avoir la possibilité de la croiser dans la journée. Question ambition, on fait quand même mieux…

    Mais en chaque être sommeille de l’ambition, du grand espoir, du prince charmant franchissant monts et vaux, du grandiose, du sublime, du rêve parfait. Ainsi Thomas avait lui aussi cette partie de lui, en lui justement. Mais au lieu de clairement l’affirmer au quotidien comme un entrepreneur sans cesse audacieux, toujours en quête de nouveaux marchés, de grandes perspectives pour son entreprise, il avait reclus toute cette partie de lui dans son cerveau, fermé à double tour. Mais il avait conservé le judas de la porte de son cerveau pour observer, tranquillement dans son petit intérieur, tout ce qui se tramait à l’extérieur. De cette drôle de rencontre était né un univers un peu bizarre, un peu en marge de notre monde, un peu à côté de la plaque, un monde venu de l’extérieur – celui que nous connaissons tous – vu sous le prisme tordu de Thomas, vu sous un angle bien particulier, un angle qui plus est fermé – à double tour –, mais pour autant pas un angle mort, parce que dans ce monde extérieur intériorisé par Thomas, tout était bien vivant, tout en mouvement, peut-être trop d’ailleurs. C’est sans doute là que le problème résidait, ce décalage entre un monde dans lequel il était figé et un monde où tout semblait couler de source, tout allait et venait où Démocrite était roi alors que donc la loi de l’inertie régnait à l’extérieur de ce cerveau. Dans ce fécond monde où rien n’était abscons, où tout allait dans le bon sens – ce qui n’empêchait pas les contre-sens, les détours, les sens interdits mais toujours accessibles et jamais contrôlés par la maréchaussée, tous les errements, les questionnements mais dont il sortait toujours une solution miracle, comme une équation à plusieurs inconnues mais qu’il est toujours possible de résoudre, comme un labyrinthe végétal encore en pleine croissance où l’on pouvait donc tricher et regarder entre deux branches encore trop frêles pour empêcher tout regard et laissant la possibilité de trouver la bonne issue, la bonne voie, la porte de sortie –, les choses allaient bon train avec toujours beaucoup d’entrain. Mais le sens de la marche restait semble-t-il à définir. Le train avançait dans une direction puis une autre sans jamais savoir laquelle était la bonne. Mais toujours la destination finale était la même. Tout les chemins menaient à elle et à sa conquête. Comme aux bons vieux temps de la vapeur, il montait sur le marchepied de la micheline, actionnait le sifflet et lançait à toute vapeur la machine. Les roues se mettaient doucement en action, détachant l’immense masse féreuse de son emplacement, l’enlevant de sa position d’inertie. Le frottement avec l’autre fer, celui de l’immobile, celui des rails qui restent toujours là, qui rattachent au sol, est strident, il faut une force considérable pour s’arracher à tout cela. Enfin, le mouvement se relance, presque de lui-même. La rotation des roues semble quasi-inéluctable et naturelle alors que pourtant vu leur poids et les forces de l’attraction terrestre tout cela est bien contre nature. Désormais plus rien ne l’arrêtera. Il est parti. Chargé comme il est en bois, même si ce nouveau mouvement pseudo-naturel s’interrompt, quelques bûches suffiront bien à tout faire repartir. Sur son marche-pied, il faisait des signes à la foule amassée là et faisaient des adieux à tout cela, à toute cette vie pesante et accablante. Il quittait tout cela. Sur cette route dont il ne connaissait que la destination finale, il savait qu’il devait faire un arrêt essentiel. Pour elle. Il la voyait déjà sur le quai de la gare, dans une grande robe blanche avec de discrètes fleurs, un parapluie de tissu tout aussi blanc, une grosse malle avec tout son bardas, prête à embarquer dans ce voyage. Il la voyait déjà lui sautait dans les bras à son arrivée comme si ils ne s’étaient pas vus depuis longtemps, comme s’il revenait du front pour sa brève permission…

    Oui, les choses dans sa tête si souvent étaient si simples que ces habituelles romances vieilles de plus d’un siècle, romances imaginées tel quel après coup, romances romancées à coup d’images d’Epinal. Face à des situations complexes – pour lui seulement car pour tellement d’autres personnes les choses auraient été bien plus simples –, il fallait bien quelque chose de plus aisé. Comme Thomas aimait bien franchir des pas osés, il s’était dit que du simple au simplisme, il n’y avait qu’un pas, qu’il n’avait donc pas hésité à franchir. Et puis il était bien conscient – du moins c’est ce qu’il croyait – que cela n’était que dans sa tête et que la réalité était toute autre, que le pas entre sa réalité interne et la réalité externe était en fait composé de dizaines de pas bien compliqués à aligner. Malgré tout cette réalité interne – qu’il faudrait d’ailleurs ne pas trop souvent appeler « réalité » n’ayant rien d’une réalité puisque n’étant qu’une seule représentation de l’esprit – venait bien parasiter la réalité physique en s’ingérant dans ses comportements et si souvent dans ses absences de comportement : bien trop ancré dans cette représentation, la confrontation avec la tangibilité de la réalité et ses inconvénients le rendait si souvent absent de cette réalité. Encore une raison de se replonger dans sa propre réalité et d’imaginer les choses autrement, loin de cette sordide réalité. Il ne la méprisait pas pour autant cette réalité, il ne la détestait pas vraiment, seulement il ne s’y trouvait pas toujours à sa place. Il n’était pas non plus en dehors de celle-ci au point de vouloir en créer une autre, vouloir raser l’actuelle pour reconstruire sur ses ruines un édifice nouveau. Cahin-caha, il s’était fait à elle et lui trouvait bien souvent des avantages. Mais de temps à autre, quand il s’agissait de lien social, des envies de fuir cette réalité lui venait à l’esprit. Voilà, c’est cela, c’était la réalité sociale qui ne lui convenait pas. Mais il ne voulait pas pour autant la changer, parce qu’il semblait que tant d’autres s’y complaisaient. Alors pourquoi nuire à leurs bonheurs, pourquoi les empêcher de poursuivre leur petite vie si bien intégrée dans cette réalité, au nom d’un seul nom, pour sa seule personne ? d’ailleurs cela montrait sans doute – c’est ce qu’il pensait en tout cas – que le problème venait bien de lui et non de la réalité : quand un problème surgit dans un couple, il faut questionner les deux entités du couple. Comme il semblait que l’autre élément convenait à tous les autres, tout ne pouvait venir que de lui. Il faut savoir se remettre en question de temps en temps tout de même, non ? En même temps, comme bien souvent chez Thomas, cette remise en question était avant tout proclamatoire, avant tout parole – sans pour autant être parole performative – et non acte. Il s’était ainsi lancé dans cette remise en question à sa manière en balayant des apparences, en secouant deux ou trois idées. C’était une de ces remise en question light qui n’engage à rien, même pas utile à remettre en question la remise en question elle-même. En bref, il en venait à remettre en question ses détournements de trajets pour la croiser et n’allait pas beaucoup plus loin.

    Mais à se remettre en question même si on ne fait pas un ménage complet, on perd du temps dans la réflexion, dans son cerveau, au lieu d’agir comme un veau, à l’instinct. Ainsi même sa remise en question lui collait à la peau comme son éternel doute et tous ces autres tics de réflexion, de questionnement qui le rendaient encore un peu plus loin de la réalité et encore un peu plus profond dans les abysses de son cerveau, rendant les deux encore un peu plus éloignés l’un de l’autre, comme si il agrandissait le trou qu’il avait déjà commencé à creuser. Pour peu qu’il ait été morbide ou suicidaire – ou les deux – il se serait probablement dit qu’il creusait là en fait sa propre tombe. Bien loin du chercheur d’or qui creuse pour trouver son trésor, bien plus loin des grands aventuriers de Jules Vernes partis chercher le mystère de la masse terrestre en son tréfonds, il creusait pour rien, il creusait pour creuser, il se creusait les méninges au lieu de faire un grand remue-ménage qui aurait pu peut-être apporter quelque chose. On se dit souvent qu’il vaut mieux réfléchir avant d’agir. Thomas démontrait par toute ses actions, par toute sa vie l’absurdité de ce dicton: à trop réfléchir on agit plus. On trouve toujours un élément qui nous dispensera d’agir, nous en préviendra, nous en déconseillera. La réflexion devient ainsi bien vite stérile, stérile parce qu’elle enlève toute vie, enlève tout élément jugé un tant soit peu dangereux.  Ainsi donc les journées passaient en réflexion, en hypothèses, en supputations. Des scénarii il en avait plein les poches. Mais être scénariste et réalisateur c’est pas le même job. Il aurait vécu quelques siècles plus tôt, il en aurait remplacé Cyrano auprès de Rodrigue pour lui souffler les jolis mots qu’il n’aurait pu avouer à Roxanne.

    Mais peut-on parler de lâcheté en pareille cas ? peut on se dire que Thomas, finalement n’avait rien d’un romantique qui est prêt à attendre le bon moment, à patienter, à ne pas se jeter sur sa proie comme un grand fauve ? est-ce être lâche que de n’oser dire les mots ? est-ce être lâche qu’être hautement timide et emprunt de peur de mal faire, de décevoir ? est-ce manquer de courage que de ne rien dire, de ne rien faire ? Thomas a bien pris soin de ne rien entreprendre jusqu’à cet instant. Mieux vaut-il essayer quelque chose quitte à tomber que de ne rien faire et regretter a posteriori l’inaction ? vous vous doutez effectivement de l’évidence du choix à faire. Seulement voilà, Thomas n’avait rien contre l’action en elle-même mais il aurait préféré dans ces situations qu’on agisse à sa place, qu’on aide à ses agissements, pourvu qu’il agisse in fine. Alors, s’il faut attendre que les autres fassent quelque chose, il paraît difficile d’exonérer Thomas de toute responsabilité dans sa lâcheté sociale. La frontière entre le tendre romantisme et le crétin attentiste n’est pas très épaisse et facile à franchir… du moins dans un sens. Et pourtant ça me fait mal de le qualifier impunément de crétin, sans qu’il puisse en outre y répondre. Et la peur ? et l’échec ? qu’en fait-on de tout cela ? et la manière de montrer ses sentiments sans justement tomber dans le crétinisme ? entre mystère et révélation totale, il faut un juste milieu. Thomas a choisi d’être idéal-type, idéal-type du mystère en l’occurrence. Mystère sur ce qu’il est, ce qu’il ressent. Jamais il aurait pensé – et encore moins agit de la sorte – aller la voir en lui avouant tout de go qu’elle lui plaisait. Non il voulait faire confiance à ces fameux signes avant coureur, avant coureur de jupon, ces signes qui laissent penser qu’à la manière d’une analyse chimique de telle solution, cette dernière est constituée de telle molécule en vertu de sa coloration, de son PH, ces signes qui laissent penser la présence de certains sentiments. Mais Thomas n’était ni bon chimiste ni bon sondeur et n’arrivait à sonder les gens et surtout leurs sentiments, ce qu’ils ressentent. Il essayait malgré tout de détecter dans chaque rencontre avec sa dulcinée les sentiments qu’elle portait sur elle, comme si on portait des sentiments comme on porte une veste, ou un collier de nouille. Ainsi il cherchait dans les rares dialogues qu’ils avaient les mots et les sous-entendus favorables, les sourires révélateurs, les silences qui en disent long. Il semblait en détecter quelques uns de temps en temps, mais dois-je le répéter, Thomas est un éternel dubitatif. Comme un signe est en général quelque chose dont on peut naturellement douter, cela ne pouvait être que plus prégnant pour un tel garçon… la voir faire un détour vers la caisse où il payait son pain du jour à son arrivée l’après-midi était-ce un simple geste amical, un geste de bonne relation dans l’entreprise, une conscience professionnelle poussée à son paroxysme, ou une affection particulière ? en prenant ce simple exemple on peut imaginer que le cerveau de Thomas pouvait sans nul doute bouillir à une température bien plus élevée que l’eau. Une simple situation était prétexte à questionnement bien souvent inutile puisqu’il pouvait au mieux se transformer sur un autre plus général : sur lui-même, ses interrogations, ce qu’il pouvait être et souhaitait être, ce qu’il pouvait montrer, ce qu’il aurait du montrer, sur les relations amoureuses en général et en particulier, les siennes notamment toujours un peu compliquées, toujours hors-normes, sur les relations sociales et leurs difficultés, leur balbutiements, leurs développements et leurs fins – une sorte d’historique de la relation sociale –, sur la vie, ses errements, ses peines et ses joies – oui il se décidait parfois pour des questionnements basiques et communs –, sur la Terre et sa diversité d’êtres humains, sur l’univers et sa grandeur et son absence d’explication existentielle. Ainsi cela pouvait rejoindre des sujets hautement philosophiques et quasi-métaphysiques pour certains et surtout sans lien  avéré avec le problème en question. Au mieux il aurait alors pu résoudre le mystère du big bang ou celui de la disparition des dinosaures mais pas vraiment celui de son étrange idylle. Encore faut-il rappeler que tout ceci n’est que l’issue la plus positive de ces questionnements. Parce qu’il faudrait bien sûr ajouter qu’au pire ce questionnement initial sur une banale situation quotidienne de collègues de supermarché ne se traduira par rien de concret et aucune modification d’attitude, aucun changement de ligne de conduite, aucune nouvelle directive. Même un parti conservateur au pouvoir face à des émeutes populaires aurait été plus réactif.

    Mais alors peut-on également le qualifier d’inactif, de fainéant ou même pire de traître au mouvement perpétuel de la vie ? il faut bien dire que le doute l’avait un peu confiné à l’inactivité. Encore pire sa manie d’essayer de détecter les signes et de ne se fier qu’à eux avait une influence sur son mode d’action et sur sa décision de passage à l’action, comme ce soir où il se demandait si il se levait un peu plus tôt pour son jour de congé, espérant la croiser dans les allées du supermarché ou à la caisse quand il irait faire ses courses, justement dans ses horaires – ou dans ce qu’il espérait être ses horaires, le doute en l’occurrence pouvant être accepté tant les variations horaires des hôtesses de caisses font la concurrence aux résultats du PSG. Il s’était d’abord dit, que c’était bien, une bonne décision, qu’il était enfin prêt à agir, à passer à l’acte et qu’il mettrait son réveil pour aller la voir et lui parler si possible. Il avait alors mis l’heure à laquelle il devrait être réveillé pour être sûr de la croiser. Mais d’un coup le doute l’assaillait : était-ce une bonne idée de se lever pour aller lui parler au boulot ? aurait-il la possibilité de lui parler ? et si il n’arrivait pas à l’isoler et lui parler seul à seule ? alors il pensa que les signes parleraient à sa place : s’il se réveillait à temps, il s’y rendrait comme si la spontanéité de son réveil attestait de la nécessité de l’acte et de son futur résultat positif. Si il ne se réveillait que bien plus tard, cela montrait que le destin n’avait pas jugé bon de le réveiller, lui éviter par là-même une nuit trop courte. Seulement voilà, il se réveilla largement dans le timing désiré. Mais juste au réveil une longue et douloureuse crampe lui saisit le mollet. Ainsi il aurait bien dû se lever comme convenu avec les signes. Mais une crampe… n’est-ce pas un signe encore plus évident qu’il ne doit en aucun cas bouger et se lever ? le signe ne pouvait être plus explicite, la crampe symbole de l’inaction, de la douleur qui vous cloue sur place et vous désincite de faire tout mouvement. Dans sa tête, le déchiffrage des signes paraissait vraiment clair et il décida donc de prolonger son sommeil… mais faudrait-il ajouter qu’il cherchait bien souvent une justification à posteriori de ces fameux signes et une excuse à son comportement : ainsi de ce fameux matin où il décida au final de rester sur son lit : le lendemain, en retournant travailler, il apprit que l’activité avait connu une véritable explosion la veille. Ainsi, il avait bien fait de ne pas se lever, il n’aurait à coup sûr pas eu la possibilité de lui parler, absorbée qu’elle aurait été par son travail. En quelque sorte, il se fabriquait au jour le jour, sur l’instant même, son propre horoscope à partir de faits tangibles mais pour le moins anodins et bien souvent dénués de tout rapport avec l’action considérée. Il choisissait les signes, en faisait l’interprétation et suivait à la lettre le petit résumé que tout bon magazine ou journal prend le soin de publier tous les jours, oubliant que dans l’affaire, il avait été l’auteur de tous les éléments: signes, interprétation, rédaction, et que de ce fait les prescriptions devaient être prises avec des pincettes. Je ne veux pas pour autant dire qu’un horoscope réalisé par une personne tierce serait plus fiable et permettrait de se dispenser de toute prudence, non il s’agit d’une seule et même chose, une seule et même arnaque à l’imprévisibilité des événements. Mais dans le cas de Thomas, il faudrait rajouter l’auto-conviction née de l’omniprésence de Thomas dans le processus d’élaboration du fameux horoscope. Il faisait également la relecture à posteriori de l’horoscope et trouvait bien souvent des points d’appui dans les prédictions faites par les signes, points d’appuis bien entendu créés par le phénomène d’auto-conviction.

la vie de supermarché (1ère partie)

Banalité Exceptionnelle (2/3)

Il serait temps, à cet instant où tout doit basculer, à ce moment fatidique – car je ne doute qu’aucun ne ressente à ces circonstances l’imminence du basculement de l’aiguille du destin d’un côté ou de l’autre de la balance – de l’heure où l’on sait si, dans les rangements méthodiques des fils des nornes, on a su engendrer un nouveau tissage un peu moins sage que celui qui semblait reposer sur le métier, il serait donc judicieux de prendre le temps de la méditation, non sur ce qui l’on sait déjà, mais sur ce qui pourrait arriver. Je voudrais initier ici cette méditation par cette phrase de Marx loin de son domaine de prédilection des ouvriers : Marx a un jour rappelé que « si tu aimes sans retour, si ton amour ne provoque pas d’amour chez l’autre et si à travers les manières de ta vie, en tant qu’homme aimant, tu ne peux devenir homme aimé, alors ton amour est impuissant et il est un malheur ». On ne pouvait formuler plus complètement les exigences de l’amour et de son partage, de sa naissance et de sa fusion, de sa confusion avec la vie même et de sa diffusion insidieuse dans ce qui ne doit être qu’une vie sans confusion. Il ne peut se diffuser un amour que l’on aura rusé avec soi-même, que l’on aura arrosé de sorte qu’il ne soit plus blême et ne fasse plus pâle figure face à face avec l’autre. On ne s’invente donc pas amoureux. On devient amoureux en fonction d’où l’on vient. Etre amoureux est donc à cet égard tout autant variable que les individus qui peuplent la planète, sa signification, sa matérialisation seront autant de marqueur de l’identité de chacun. On se figure souvent l’être amoureux comme un être nouveau, transfiguré – à l’usage de ce vocable, on se croirait en URSS dans sa velléité de créer un homme nouveau – qui semble enfin avoir découvert qui il était et ce qu’il devait devenir alors qu’il ne s’agit que d’une interprétations extérieures liées à certaines extériorités de son comportement. Il n’est jamais transfiguré. L’amour n’est pas de l’alchimie qui transforme un cœur de plomb en cœur d’or. L’amour que l’on offre est le fruit d’un seul et même arbre, un arbre avec ses racines bien robuste que le pauvre fruit n’est pas en mesure d’assécher. Mais surtout, ce fruit ne peut être mangé sans risque – non de pêché, il ne faudrait pas dramatiser outre mesure – que si aucun insecticide, aucun engrais, bref aucun artifice ou substance exogène n’a servi à sa croissance, finalement que si il n’est le fruit que de lui-même. De la sorte l’amour est hermaphrodite et ne nait que de lui-même.

 Cette digression arboricole et fruitière, justement du fait de son statut de digression, quelque peu déconnectée des éléments narratifs qui précèdent. Cette appréciation de la parenthèse marxiste serait malgré tout bien décevante compte tenu de la place que l’action – et de manière concomitante la réflexion – prend dans la vie de Thomas. Au-delà de la primauté chronologique bien assurée à la réflexion, celle-ci concentrait une part non négligeable de son temps éveillé – et même endormi par ailleurs. Ce détour par le marxisme sentimental n’est pas donc anodine dans le processus de construction de la vie de Thomas même si l’influence de pareille circonvolution sentimentale ne se fera sentir que plus tard dans le récit.

Thomas avait néanmoins la ferme intention de se montrer plus à son avantage et même de pousser la situation à son avantage. Seulement, des avantages, il n’en avait pas trop, ou en tout cas, de ceux qui sont facilement exploitables car il ne pouvait être question de mensonge de sa part ni même de tromperie quelle qu’elle soit, se refusant même à la tromperie virtuelle qui consisterait à affirmer quelque chose de faux mais qu’il compte accomplir ou réaliser très prochainement et de la sorte se trouver dans une situation d’adéquation avec ses paroles. Bref, il tenait à son intégrité. Pour autant son intégrité vis-à-vis de son boulot semblait revêtir une importance bien moindre. Il se disait ainsi qu’il pourrait vraisemblablement bien trouver une possibilité à partir de son statut d’employé libre-service d’attirer plus souvent sa dulcinée dans les parages du rayon liquide qui était donc l’un des rayons les plus difficile à exploiter à des fins sentimentales. Une variable clé et dénominateur commun – ne connaissant rien d’elle, il pouvait presque oser (mais ce ne serait conforme à la vision qu’il se faisait d’elle, à savoir une quasi âme-sœur) dire qu’il s’agit du plus petit dénominateur commun – entre eux était le système de prix. Effectivement, on pouvait prendre leurs deux fonctions sous toutes les coutures, sans même avoir besoin d’aller s’égarer sous leur vêtements de travail, on se trouvait toujours nez à nez avec le prix, présent dans les deux colonnes. Alors on ne construit pas un temple de l’amour à deux colonne avec un système de prix. Mais il ne serait pas inutile – à chacun d’y réfléchir en son âme et conscience, si cette remarque lui semble opportune – de rappeler que la plupart des appels d’offre des collectivités publiques se font encore aujourd’hui en fonction du critère de prix, n’excluant pas pour autant d’autres critères, mais le prix servant en quelque sorte de guide. Eh bien, Thomas aussi souhaitait faire de ce prix son guide. Ou plus précisément, son guide à elle. Le prix constituerait son fil d’Ariane afin qu’elle puisse se sortir de ce labyrinthique temple de la consommation. Il s’agissait malgré tout, pour ce faire, de transgresser quelque peu sa rigueur au travail, ou tout du moins car il ne s’agissait pas d’un acharné du travail son zèle bien mis en scène.

Que personne ne vienne imaginer des manigances dignes du grand banditisme ou du terrorisme plus ou moins glorieux ou même de ses ascendants corses. Non, il n’était pas question d’une œuvre de grande envergure. Juste de sabotages mineurs sur ce maillon pourtant si important de la chaîne mercantile, chaîne d’autant plus rivée au dérailleur de la grande consommation. Cette opération se devait d’être d’autant plus bénéfique qu’il escomptait qu’elle lui rende son travail plus attrayant. On n’aurait pu alors imaginer plan plus parfait. De toute façon, il n’aurait pu lui-même concevoir de plan plus parfait. Ni même moins parfait par ailleurs car Thomas avait cette fâcheuse tendance – bien commune à nombre d’idéaliste – à construire des plans sur la comète et la fusée qui va avec. Seulement, soit lorsque l’on passait dans le plan réel, il s’avérait que la météo n’était pas au beau fixe et venait compromettre l’expédition, soit lorsque le plan réel venait se poser sur le papier où les traits de crayon avaient merveilleusement dessiné l’habitacle spatial, une collision entre une loi physique et une loi émotionnelle venait à se produire. C’est notamment de ce risque de collision que venait sa crainte à agir. Il avait tout simplement peur que cette collision n’entraîna une réaction en chaîne aux déflagrations des plus puissantes et néfastes pour sa petite galaxie à lui. Seulement, cette fois-ci, il avait, en quelque sorte, prévu les défenses nécessaires pour assurer les arrières – ainsi que les avants et les côtés par la même occasion – de son vaisseau. Défense ? pas tout à fait. Il s’agirait précisément de parler d’une faculté particulière qui serait donné à la boite d’acier interstellaire : celle de redescendre sur Terre sur un claquement de doigt – un claquement de doigt effectué sur Terre, il s’entend, puisque compte tenu de la plus faible gravitation dans l’espace, cette innovation n’aurait pu n’être que pure fantaisie. Ainsi tout risque éventuel – il s’agit ici d’insister sur les anticipations qui donneront lieu à cette éventualité, anticipations effectuées par Thomas lui-même et qu’il s’agit donc dès à présent de mettre en doute compte tenu du manque de distance avec lui-même dont il est capable – serait paré par sa non-existence, à condition donc que les anticipation soient justes – mais on peut tout du moins porter au crédit de Thomas sa prudence naturelle qui devrait lui faire craindre un danger imminent.

Le premier anneau de sa fusée se constituait d’une prise d’autonomie dans son travail, autonomie surlaquelle reposerait le deuxième anneau qui consiste en la véritable entreprise de sabotage qu’il s’apprêtait à mettre en œuvre. Comment devient-on alors autonome dans ce qui constitue le nouveau modèle d’aliénation du prolétariat, autrement dit l’univers des services marchands ? il s’agit d’invoquer la stabilité de cet univers lui-même, rappeler les risques d’extension démesurée ou d’affaissement sur lui-même qui pèsent comme une comète de Damoclès. Bref dans le monde de l’entreprise, dans celui de l’innovation, du mouvement incessant, de ses chefs d’entreprise à l’esprit d’initiative, à l’héritage de Schumpeter, il fallait répondre l’équilibre. Car n’est pas innovant qui veut. Ou plus exactement, revendiquer l’innovation n’est pas une possibilité donnée à tout un chacun. Pour les sphères qui donnent le mouvement au monde et le font tourner, l’innovation et son cortège de nouveauté, pour les sphères souterraines, le cantonnement sur la chaîne et l’attention à ce que celle-ci ne déraille pas semblent la nouvelle division du travail. Le monde moderne tenait sur ce fil entre une classe du mouvement et une classe de la répétition. La lutte des classes ne repose ainsi plus sur la possession des moyens de production mais sur la mobilité quel que soit le niveau auquel cette mobilité est questionnée. Mais là n’est justement pas la question. Celle-ci réside dans la manière dont l’autonomie devait être saisie par Thomas. Son autonomie, il devait la gagner au prix – encore cette notion de prix, à croire que la société d’aujourd’hui est gouvernée par ce principe marchand – d’un gain de souplesse pour la machinerie prise dans son ensemble afin que celle-ci s’en trouve mieux entretenu. Bref, si autonomie il devait y avoir pour Thomas, cela devait se faire dans la perspective d’une extension mesurée et bien calculée du micro-univers marchand qu’est le supermarché où il officie.

Ce matin là, il n’avait pourtant pas la tête des grands jours, ces jours où bien avant que l’on puisse décemment parler de crépuscule, l’image que lui renvoyait le carrelage luisant du supermarché n’était pas brillante. Plutôt mat, pour ainsi dire. Certes le sol carrelé du supermarché, même nettoyé comme un parquet de bowling n’offrait toujours qu’un pâle reflet de soi-même, un reflet bien souvent émaillé d’anfractuosités et de monstruosités que la surface faiblement carrossable – pour les caddies de supermarché il s’entend, un combi volkswagen ou tout véhicule de cet acabit ne rechignerait pas devant la tâche de rouler sur cette surface – faisait malgré elle rejaillir. Heureusement que peu de Narcisse prennent office dans les supermarchés. Mais cela devait être – pour traduire ce qu’un jour Beethoven avait proféré presque sur le ton de la cantonade et que Kant en ode philosophique repris avec plus de gravité et devint donc ce « Es muss sein » à la pesanteur quasi métaphysique. Cela devait être. Aujourd’hui. Précisément. Pour une fois qu’il se tenait à une certaine précision quant à ces impératifs, il serait nécessaire d’en prendre note, et bonne en l’occurrence. Il suffit d’avoir des impératifs – si possible catégoriques pour faire bonne figure et éventuellement briller dans les soirées de gala si l’on souhaite exprimer doctement la force de son engagement 1 – et de n’en tenir compte que lorsque ceux-ci (notamment le capital crédit) sont au plus bas. Alors Thomas s’était donc résolu à prendre son courage à deux mains, ainsi que la machine à faire les prix, car c’était d’elle qu’il allait être question en sa matinée. Il avait remplacé, dans son cerveau obscurci par une nuit qu’il aurait sans doute mieux fait de passer en plein champ à admirer le plafond moucheté de la voie lacté tant son activité nocturne ne lui était guère profitable, la pensée de sa tendre et chère caissière par celle plus prosaïque d’une machine à éditer les prix. Qui a déjà eu dans sa main pareille machine sait pourtant qu’elle, elle n’a véritablement rien de banale. Elle dispose d’un pouvoir que l’on pourrait croire bien limité, mais que, si on le replace dans les conditions socio-économiques de notre temps s’avère tout simplement diabolique. Il s’agit de l’instrument concret de montée des prix. Cette machine n’est rien d’autre que la machine infernale qui participe – certes au plus bas niveau – à l’inflation par la réévalution régulière des prix et affole de ce fait plus d’un dirigeant politique cherchant à se trouver bien sous tout rapport – notamment celui entre les prix alimentaires de l’année en cours et ceux de l’année précédente – avec les banquiers et autres financiers de l’Union Européenne. Il est à cet égard bien étonnant qu’aucune initiative politique n’ait à ce jour été prise afin de supprimer cet outil. A ma connaissance, aucun groupe terroriste n’est intervenu à cette fin de capture technologique. Aucun parti politique ne l’a mentionné dans les contes des milles et unes promesses de campagnes électorales.

Thomas pourrait donc œuvrer en paix ce matin et mettre à profit cette machine infernale non pour son employeur mais pour son seul compte, mais pas en banque. La démarche était donc simple pour lui. Il avait reçu des mains de son chef de rayon la lourde et conséquente responsabilité de préparer les étiquettes pour les nouveaux produits insérés dans le rayon le matin-même afin de participer à cette inflation incessante des besoins humains sans cesse à la recherche de nouvelles sensations faites de sirop litchi-pastèque et de bières aromatisées à la menthe poivrée. Le tout consistait pour lui à ajouter à sa liste de produits présentés en primeur dans son magasin, quelques étiquettes pour des produits déjà en place – et si possible des produits de consommation aussi courante que l’eau du robinet – dont il modifierait insidieusement la tarification – à la baisse – afin non de redonner aux pauvres la plus-value que réalisait l’entreprise sur ce produit quasi-vital mais de créer le décalage avec le prix qui serait affiché en caisse, décalage qui créerait l’ire du client trompé et dupé par les magnats de l’agro-alimentaire, obligeant la caissière à s’extraire de son fauteuil d’époque Mitterrand ou Chirac – tout dépend du renouvellement récent ou non du mobilier de la caisse en question – afin d’aller vérifier la véracité du prix fourni par sa caisse enregistreuse. Toute la rationalité de ce raisonnement devait alors se conjuguer dans un futur plein de possibles, qui méprisait au plus au point le conditionnel, faisant en sorte que la formalité que son astucieux manège tarifaire atterrisse sur le tapis de la caisse désirée, sans avoir à fournir de justificatif quelconque à la caisse située au quatrième étage à gauche, ni même avoir à repasser par l’accueil afin de se voir délivrer le tampon rouge qui, seul, sanctionne valablement la démarche entreprise. Oui effectivement il se risquait de la sorte de s’attirer les foudres d’une autre caissière dont il ne serait que peu ravi de recevoir les reproches de sa négligence tarifaire, sans compter qu’il devrait s’aplatir en excuse pour le sourire qu’il arborerait discrètement à sa venue, croyant de loin et sans binocle, reconnaître celle dont il attendait l’entrée dans son champ de vision.

Il n’est que trop souvent de coutume que ce genre de situations dont le sort semble se jouer sur la tranche d’une pièce de monnaie lancée à pleine vitesse sur la table finisse sur la face où les derniers poils de l’espoir s’épilent. Nul ne pourrait s’être attendu à ce qu’autant de donzelles tenant le siège auprès du tapis ne mette tapis notre homme. Le flot incessant de leurs corps frêles venaient grossir sa rancune envers lui-même. Il n’aurait pu être possible de lancer ses pas plus en avant sur ce sentier tant la terre se faisait petit à petit boue, tant ce qui s’apparentait à une légère ascension se transformait en escalade, tant ce menu effort s’achevait en calvaire. Rien ne pouvait alors tourner plus mal. Il n’avait cessé de manifester ci et là de bonnes volontés, d’offrir ce dont il pouvait se défaire pour mieux saisir la belle affaire. Que d’efforts consentis, d’accumulations d’intentions, de stock d’inventivités – certes gardées pour lui parce qu’il ne s’agirait pas de magnifier son comportement que l’on pourrait bien fustiger pour son réel manque d’initiative prise à l’extérieur de son seul encéphale – de commandes passées vers ses synapses si fécondes mais qui ne purent que bien épisodiquement respecter les délais de fourniture pour que cette fertilité idéelle ne puisse trouver une clientèle. La loi de l’offre ne semblait plus tout à fait efficiente. Il s’agissait qu’une demande existe, et non une demande latente, mais une demande exprimée. Son nouveau stratagème d’offre sentimentale n’avait pas permis de faire s’exprimer la demande mais avait bien par contre laisser s’exprimer de nombreux segments du marché non visés. Parce qu’effectivement cette démarche ne s’était soldée que par les récriminations sus-décrites et l’absence totale de la cible de sa nouvelle démarche marketing. Il en avait été contraint à l’abandon, abandon au sens propre parce qu’il avait du se ressaisir de sa machine à inflation afin de rectifier les prix et éviter d’en venir aux échauffourées entre salariés – ce qui aurait fait, avouons-le plutôt mauvais genre – mais également abandon au sens figuré puisque cela induisit un état de délabrement moral fortement prononcé chez Thomas.

    Pris d’un désespoir à la Calimero, il se prenait à ne plus avoir foi à la mythologie moderne des supermarchés et de son personnage emblématique qu’est la caissière. Car effectivement depuis la naissance de ce nouveau lieu et surtout cette manière de consommer bien particulière, des mythes s’étaient constitués notamment autour de ce lieu tragique des caisses. En effet, à la manière des tragédies grecques, la caisse est le lieu auquel on s’attend forcément passer, point de fin inéluctable de nos errances consommatrices. Que l’on en soit conscient à l’instar d’une Cassandre qui ne pourra rien se cacher ou que l’on veuille se mentir à l’image d’un Œdipe, on finit forcément à en venir à ces rangées de chariots et de paniers, que l’on vide comme son âme devant Saint-Pierre à l’heure du jugement dernier. Alors on essaye de choisir son Saint-Pierre non pour qu’on soit mieux jugé mais pour que l’instant fatidique se déroule au mieux. Dans les potentiels, on tente toujours d’éviter, la vieille acariâtre qui semble avoir été conservé depuis l’ouverture du supermarché, pas l’ouverture du matin-même, non celle, d’il y a 30 ans, celle qui a succédé à la pose de la première pierre. On se demande d’ailleurs, si ce ne fut pas le deuxième élément que l’on a installé sur ce site : la caissière, qui était alors encore jeune et pleine d’espoir et que le temps et l’absence d’évolution de carrière, de mari attendrissant et aimant, de chien doux au poil et facile à nourrir, de canari sifflotant le pont de la rivière Kwaï avaient rendu hargneuse avec la vie, en perte de confiance, neurasthénique et arachnophobe – cette maladie est sans doute du à d’autres éléments de sa vie, mais la présence importante de ces bestioles autour de sa caisse dont elle ne peut s’extraire quand elle le souhaite n’a pas aidé à curer cette phobie. Alors, celle-ci, oui personne ne veut se la coltiner. Pour peu qu’il pleuve quelques gouttes – mais le souci est qu’elle n’en sait fichtrement rien si il pleut, elle ne voit pas l’azur du ciel de toute la journée ce qui l’amène à développer cette fâcheuse tendance à la dépression, cette fois-ci pas humaine mais météorologique – et vous passez la journée – pour peu que vous passiez plusieurs fois dans la journée dans le magasin et choisissiez la même caisse – à discuter de ce temps ingrat qui ne se soucie pas de nos arthrites du genoux et autres maladies humiditaires.

    Dans le même temps, sur cette ligne d’arrivée, on retrouve toujours aussi la gourde tout autant remplie de bonnes intentions que de maladresses manuelles et cérébrales. On ne peut jamais véritablement lui en vouloir : elle veut toujours faire au mieux et servir le client comme il se doit, c’est-à-dire comme un roi. Oui, comme dans tout lieu où la finalité est de vendre – directement ou non car dans des lieux de gratuité, on cherche toujours à vendre quelque chose à l’instar d’un festival artistique gratuit qui sert à vendre la collectivité qui a lancé le fameux événement lui attirant la gageure d’une vie riche et dynamique – le client est toujours roi. On n’est pas tout à fait sûr dans le cas de cette caissière qu’il s’agisse de ce type de dévouement mercantile et on aimerait pencher vers l’hypothèse d’un dévouement sincère et authentique. Mais seul l’examen de l’âme de ce type de caissière permettra de le prouver, une expérience que tout scientifique s’est jusqu’à présent refusé de tenter. Alors elle essaye toujours de se montrer aimable, quitte à faire des commentaires sur les produits qu’elle passe devant son écran bardé de rayons rouges destinés à cohabiter avec les bâtons noirs des codes à barres. Mais ses interventions intempestives sont bien souvent inutiles voire même maladroites quand elle fera remarquer la réduction avantageuse sur des produits à teneur calorique réduite dont l’achat semblait plutôt dû à la surcharge pondérale évidente du client. Le client n’en prend en général pas ombrage mais se dit que la prochaine fois, il ira tout de même bien du côté de la première caisse où se trouve la vieille acariâtre. La caissière dévouée se montrera par contre toujours très compréhensive sur les fruits et légumes et les erreurs de pesée : un client de bonne ou mauvaise foi qui lui présentera des citrons verts pesés alors qu’ils étaient indiqués à l’unité ne se verra pas subir la réprimande de la caissière intègre – caissière intègre qui est d’ailleurs bien souvent la vieille acariâtre, qui malgré le fait que le patron ne lui ait jamais offert d’évolution de carrière digne de ce nom, se montre d’une rigueur intangible quant aux éventuelles fraudes tarifaires, notamment à forte teneur en protéines végétales.
Et puis on a toujours aussi la débutante, dont la question de bonne ou mauvaise volonté ne se pose pas. Elle n’a pas tout à fait été recrutée pour cela. Elle, elle fait cela parce qu’il s’agissait de la seule chose qui se présentait à elle. C’était soit le tapin, soit le tapis. Pour éviter de se prendre des pains, elle s’est dit tant pis.  Elle a mis de côté ses rêves de princesses pour que ne cesse le rêve. Il a juste pris une autre forme et un itinéraire où il n’y a plus de place à l’erreur et où il faudra se mettre au labeur. Alors forcément, c’est un peu moins vendeur comme rêve, mais sans doute elle s’est mise dans l’esprit, qu’un client dénicheur ferait ses courses jusqu’au tapis de caisse et sans piquer la caisse, prendrait celle qui s’en sert. C’est bien pour cela qu’on l’a embauché d’ailleurs. Non pour lui faire miroiter de faux espoirs, mais pour faire miroiter le client. En tout cas, cela fait partie du décor, comme on pourrait ainsi dire.

    Mais bien évidemment, elle n’était pas de celles-là. Troublante évidence, amère clarté, ténébreuse banalité, pétrifiant quotidien. On eut préféré la tragédie grecque et ses archétypes. Bien trop complexe banalité qui laisse nos synapses perplexes. Elle ne rentrait dans aucune de ces catégories rendant donc bien malaisé tout comportement prédéterminé. Mais bien heureusement pourrions-nous dire car Thomas n’avait pas eu jusqu’à présent tout à fait le comportement qu’on aurait pu attendre de lui ou plutôt d’un sémillant jeune homme dans pareille situation. Avec une désinvolture et une ignorance carabinées, il n’avait eu de cesse de défier les lois sociales alors en vigueur. Il eut été tout autant regrettable que son amateurisme social était grand, qu’il ne puisse être confronté à pareille lourdeur et pesanteur comportementale en société. Mais le hasard, qui s’il n’en fait qu’à sa tête et ne fait pas en fonction de la tête du client – sinon nous ne le nommerions pas hasard mais fortune – a toujours de la suite dans les idées. Et il s’était mis en tête sinon d’aider ces deux être à s’amouracher l’un de l’autre du moins à donner un coup dans la fourmilière qui semblait avoir pris place dans les cœurs des deux patauds qui nous tiennent lieu ici de protagonistes.

    Elle partit du magasin comme on part faire son service, comme quelque chose auquel on s’attend nécessairement. Il partit également quelques temps plus tard. Il n’était que de pauvres saisonniers qui ne restent pas longtemps en place, l’hiver venu. Mais avant cela, ils avaient pris le temps de la rencontre. Oui, aussi bizarre que cela puisse paraître ils avaient réussi à se rencontrer, je veux dire, à échanger des mots et se trouver dans une certaine proximité physique – ce qui ne signifie pas nécessairement un contact physique, il y a des nuances à maîtriser surtout avec des êtres sociaux étranges. Une bizarrerie à comprendre à la vue du comportement de Thomas car ce n’était finalement là qu’un acte banal qui prenait pour lui néanmoins toute une importance voire même une gravité. Oui, des actes sociaux du quotidien prenait pour lui le sens d’actes majeurs. Il avait bien conscience de ce que cela n’était rien de moins que de pures broutilles comme la vie aime nous donner à fourrager pour passer le temps en attendant la mort. Mais pour lui, cela était crucial. Il n’assimilait pas cela pour autant aux phénomènes sociaux couramment considérés comme angoissant et méritant un minimum de gravité voire même de sérieux pour les plus intégristes. Non il ne songeait pas aux mariages ou aux enterrements comme tout un chacun peut habituellement le faire. Ces pareilles manifestations de groupements sociaux étaient d’ailleurs bien trop éloignées de son univers mental pour qu’un de ses neurones aille s’aventurer dans pareille zone de pensée. Mais ces petits riens lui étaient si peu familiers, sortant de l’ordinaire, qu’il ne pouvait les prendre à la légère. Il y mettait ce ton de gravité, car tout simplement, cela n’était pour lui pas banal. Or, face à l’imprévu, face à l’inconnu, on peut reconnaître communément deux réactions possibles : l’excitation ou l’appréhension. Thomas avait choisi l’appréhension, celle-ci même qui conduit à la gravité, alors que l’excitation, bien souvent donne cette dose de légèreté bien familière des hédonistes. Thomas n’était pas un hédoniste mais un cérébral. Quand il doit aller demander des nouvelles de l’indésirable souris de sa voisine du dessous, il réfléchit longuement au moment opportun, aux mots à employer, voire même réfléchit aux réactions de la personne sus-mentionnée. Tout le plaisir qui pourrait être dans la visite rendue à une personne au logement quasiment contigu s’éteint dans sa lourde préparation qui n’a finalement que pour seule finalité, celle de détruire tout imprévu et de prévenir toute surprise. La vie n’est pas une surprise-partie, voilà tout. La vie est quelque chose de sérieux qu’il ne vaudrait mieux pas confier à des vivants. A des militaires, oui, ces gens-là savent quoi en faire.

    Alors c’est tout emprunt de cette gravité, qu’ils s’étaient retrouvés un de ces soirs, quelques jours après qu’elle a quitté le temple de la consommation. Un verre à une terrasse de café, quelques mots échangés. C’était à peu près tout. La promesse d’une carte postale de Sicile, quelques sms en prévision d’un prochain départ dans cette île italienne, c’était guère plus. Mais voilà comme les choses s’acheminaient tranquillement. Sans plus de paroles qu’il n’en faut pour qu’elles soient vécues. Il les laisser doucement filer dans ses doigts avec ce délicat parfum de les sentir lui échapper. Oui, il était content du cours que prenait cette histoire. Cette impossibilité à les retenir, être obligé de se trouver dans cette situation de contemplation lui plaisait tout particulièrement. Il avait passé sa vie, certes encore bien courte et peu prometteuse à observer, à poser son regard sur…. Sur quoi ? tout et rien, sur des gens, des situations, des lieux souvent, des émotions parfois mais rarement, il fallait bien l’avouer. Son œil ne semblait pas être bien acclimaté à des milieux émotionnels. Bon grès malgré, il les collectionnait, non encore à n’en savoir que faire, mais en attendre de prochaines. Il ne pensait pas assez les connaître, les avoir assez visualisées pour à son tour se mettre à produire lui-même ses images. Il était rassurant de les regarder et se disait qu’il se devait d’en connaître plus avant de ne faire quoi que ce soit. C’était pour lui un processus très linéaire d’apprentissage où il fallait passer de ce stade d’observateur attentif à celui de pratiquant confirmé. La transition ne se faisait qu’après la première étape achevée. Fervent défenseur des pratiques nordiques d’éducation où la place de la notation est quasi inexistante, il avait fini par confondre cette pratique avec celle d’une absence d’évaluation. Il se refusait donc à évaluer l’état de ses connaissances, se permettant alors de ne pas envisager de mise en pratique.

    Ils avaient donc pris leur « demi pêche » comme cela se pratique couramment dans les milieux jeunes sans le sou et     aux goûts tout aussi pauvres. Ils avaient échangé des banalités de leurs âges sur la situation difficile du marché de l’emploi, de la difficulté à se situer dans ce monde complexe et de celle de savoir que faire de cette satanée vie dans laquelle où nous a injecté suite à trop-plein d’amour entre deux êtres inconséquents. Ils avaient notamment eu le temps de questionner les modes de fonctionnement du système universitaire, cet écosystème bien étrange qui permet à de nombreux êtres humains de prolonger pendant un certain temps une indécision totale quant aux questions de leur avenir et leur utilité ou non au monde. Ils avaient du aussi bien entendu évoquer leur condition prolétaire temporaire dans ce supermarché mais de la même manière que cela n’était qu’un intermède subi dans leur vie, ils n’avaient pas voulu s’éterniser sur le sujet et avaient bien vite relancé les dés de la conversation pour s’arrêter sur une autre case. Ils l’avaient sans doute regretté d’ailleurs quelques instants après. Car, il fallait bien l’avouer, cette discussion n’était pas un passage obligé pour rien : cela demeurait cet atome crochus entre eux, non qu’ils en soient fiers, mais c’était bien ce qui faisait leur identité de situation. Compte-tenu de l’aridité sociale de Thomas, cela aurait du être le seul sillon qui méritât d’être creusé, étant incapable de détourner les cours d’eau pour dériver sur d’autres flots. Il eut ainsi fallu cultiver ce réduit de terre et escompter des rendements à force de culture et de connaissance des semences appropriées. Car le supermarché n’est pas ce terrain si peu fertile qu’on peut le penser. Entre les carreaux de faïences jaunis par les chutes de nourritures mal nettoyées, les angles petit à petit castrés par le passage récurrent de troupeaux de chariots, les rainures emplies de salissures conséquence de la négligence des concepteurs des nouvelles machines à nettoyer qui ne peuvent atteindre ces endroits du sol, entre ces fameux carreaux de céramiques donc, on peut déceler quelques traces de vie, embryonnaire certes mais, ici gisent des traces d’organismes vivants.  Thomas et sa dulcinée en blouse – même si la blouse ne se porte plus tout fait en milieu commercial généraliste, en dehors des dernières épiceries de quartiers – en sont la preuve. Ils en sont en même temps la limite. Lui trop conscient de cette exceptionnalité pour en saisir toute la finesse et la préciosité. Elle, bien trop intégrée à la vie qui l’attend à côté pour pouvoir profiter de ce semblant ici mais si présent pourtant. Non qu’il faille accabler Thomas de son comportement, mais lui seul avait la capacité de donner cette once de sentiment au milieu du ciment. Bien évidemment, il était seul conscient de cette possibilité, la responsabilité du désastre de l’absence ne pourrait incomber à notre prolétarienne du tapis roulant. Mais comment concrétiser une opportunité rare que l’on souhaite au plus haut point sans la pervertir ? Car à partir du moment où l’on se prend à penser qu’il s’agit d’une opportunité exceptionnelle qu’il serait bon de saisir, on annihile toute l’exceptionnalité de la situation en la réduisant à un vulgaire dilemme quant à la manière de la concrétiser, en transformant ce qui pourrait être simplement assimilé à un acte gratuit en quelque chose de bien plus calculé. Et comment éviter ce processus lorsque l’on attend tout particulièrement que cette opportunité se présente et surtout puisse être concrétisée ? Car Thomas n’attendait que cela. Il n’avait d’ailleurs de cesse d’attendre l’avènement de ce type de circonstances que l’on aurait donc considérées comme peu banales voire peu propices en véritable rencontre. Mais néanmoins, il avait cette faculté d’en sentir le potentiel. Mais sans la capacité de s’en saisir. Trop désireux de conserver la pureté de cette situation, son anachronisme avec l’air du temps, et dans l’impossibilité de passer du stade de désir à celui de sa concrétisation, il ne pouvait tenter de mouvement en avant qui n’entraina soit le recul des troupes adverses par défiance vis-à-vis de cette tentative soit une offensive de leurs parts marquant alors l’acquiescement de cette initiative, le tout se concrétisant alors par quelques tours de langue dans la bouche de l’ennemi.

C’est donc assez logiquement qu’ils se quittèrent ce soir sur de banals impératifs, celui de se lever tôt le lendemain matin pour Thomas qui poursuivait son expérimentation de l’exploitation alimentaire et celui de commencer à préparer ses affaires pour un futur éloignement de la France pour celle qu’il convoitait et qui s’apprêtait donc à convoler vers d’autres cieux. Il n’avait donc rien fait et après le regret apparent et immédiat de cette inaction digne d’un chien paralytique, il se trouvait en son for intérieur fort satisfait de cette situation. Certes si nous le ferions parler à cet instant du récit, il nierait tout en bloc et affirmerait qu’il est rongé par le remord, se trouve un être misérable, incapable d’action, qui passe sa vie à subir les événements, bref – et il finirait ainsi sa diatribe neurasthénique par  cette phrase qu’il croyait bien pensée et qui fit un certain effet sur lui-même pendant quelques instants l’aidant à contrebalancer toutes les insanités qu’il était en train de proférer à son égard – quelqu’un qui passe sa vie à subir la vie. Pas question d’en venir aux vérités profondes sans une petite psychanalyse pour Monsieur Thomas, la lucidité sur ses propres comportements à laquelle il croyait était exceptionnelle ne lui permettait pas cette difficile introspection ou en tout cas, il nécessitait pour l’effectuer un recul temporel dont il ne disposait pas encore. Donc au fond de lui-même cette situation lui plaisait tout particulièrement. Il était seul dans le couple, il était solitaire à deux. La véritable jouissance pour lui ne pouvait être que celle d’un être seul, d’un être qui au musée prendra plus de plaisir à visiter une exposition, à s’arrêter là où bon lui semble, à s’éterniser devant une sculpture de boite d’aluminium compacté – ce que tout autre personne qui aurait pu l’accompagner aurait trouvé complètement stérile – un être qui profitera seulement pleinement de l’air revigorant de la montagne que si il est seul à l’arpenter, conservant en toutes ces situations la phrase de Drieu La Rochelle «dans la solitude, on jouit plus que de toute autre manière, du monde et de la vie», oubliant les épisodes sulfureux de la vie de Drieu La Rochelle et ses fréquentations avec le sous-hydre totalitaire vichyste ainsi que la suite de la pensée de Drieu La Rochelle, qui bon an mal an, concluait sur le point que la solitude n’en mène pas moins à la mort. Il se contentait donc de cette première partie de glorification de la solitude et continuait donc à en profiter à son grès, se laissant la possibilité d’y faire intervenir qui il souhaitait par l’intermédiaire de son imagination. Nécessairement, cette situation ne pouvait que lui paraitre positive : il était libre dans son couple, puisqu’il le fabriquait lui-même sans guide d’instruction Ikéa®. Cela devint d’autant plus facile et confortable pour lui que la demoiselle en question devait prendre la poudre d’escampette à l’étranger et lui reprendre des études dans une ville non moins lointaine. Éloigné de toute contingence matérielle, privé de recours direct à la réalité, il n’avait plus qu’à loisir d’inventer son couple et le modeler. Plus que son couple, c’était aussi elle qu’il pouvait redessiner, suivant les traits que son miroirs intérieur et déformant lui laissait en mémoire.

[1] Mais il s’agit de rester très prudent sur l’impératif catégorique qui se doit d’être manié avec beaucoup de manière, justement et éventuellement avec beaucoup d’à-propos. Il serait regrettable qu’un impératif catégorique tombe comme un cheveu sur la soupe. Il s’agit d’être économe. Nous n’invoquons pas d’impératif catégorique tous les jours, alors à l’instar du mariage, faisons-en bon usage. 

La vie de Supermarché (1ère partie)

Banalité Exceptionnelle (3/3)

Un jour, il rentra dans ce supermarché et après avoir fait les emplettes désirées – et quelques autres parce que le marketing est parfois efficace même sur des êtres matériellement peur influençables – il n’avait d’autres alternatives que d’aller alimenter le compte en banque déjà dodu de la multinationale alimentaire qui se cachait derrière ce simple magasin. Il déposa d’abord ses articles un à un sur le tapis, lentement, non à la manière des personnes âgées qui du fait de leurs arthrites, de l’état déplorable de leurs métacarpes n’ont d’autres possibilités, mais à la manière de l’être nonchalant qui vient en ce lieu, parce qu’«il faut bien manger ma petite dame» 2. Après avoir accompli sa tâche, il releva doucement sa tête et comme à l’accoutumée, il posa son regard sur la tenancière du lieu, autrement dit la caissière. Bien entendu, ce n’était pas celle dont il a été question à présent. Elle n’était même pas gracieuse et ne semblait en rien attirer Thomas, pas même que la réciproque. Mais curieusement, cette apparition dans son esprit ne fit faire qu’un tour à son coeur. L’esprit a en effet cette faculté de pouvoir dans l’organisme qui fait que si il se trouve affecté par un événement extérieur, les conséquences seront ressenti par un autre organisme. En cas de crainte de se faire frapper par le premier loubard venu, ce sera aux jambes de se prendre au cou, s’il (l’esprit) se trouve particulièrement préoccupé, la peau se retrouvera soudainement acculé à l’infection de type herpès – ou d’autres manifestations anxieuses de ce type que l’esprit ne supportera pas directement. L’image de Marion – maintenant qu’elle est parti se dorer la pilule sur les bords de l’Adriatique et qu’elle est sorti de ce récit, nous pouvons bien donner son nom – lui revenait en tête.

    Il revoyait ses yeux larges et en amande, en complète dilatation horizontale, prenant toute la place qu’il était possible de leur accorder sur la partie supérieure du visage, deux immenses vasistas qui scrutaient tout ce qui s’approchait, mais sans mauvaise intention aucune ni attitude belliqueuse, bien plutôt la douce attention de celui qui attend patiemment à sa fenêtre l’arrivée d’un être cher, le guette et met tout en en oeuvre pour que son arrivée dans le champ visuel soit la plus rapide possible. Ces deux béances tenaient séance quand on s’adressait à Marion, faisant preuve d’une fixité très rigoureuse, le moindre mouvement de pupilles – le mouvement des deux se faisant simultanément – se traduisait pas un retour quasi-immédiat au centre du globe oculaire. Quand la prunelle des yeux avait trouvé l’objet sur lequel elle devait se fixer, elle ne le lâchait, pour ainsi dire, pas des yeux. Une fois peut-être une des deux pupilles avait cherché un autre point de référence dans l’horizon – en l’occurrence le corps de Thomas dont elle ne pouvait avoir un plein aperçu en position discursive – avant de se raviser, voyant que sa consoeur s’en tenait aux positions strictement autorisées. La souvenance de cette mouvance oculaire rappela à Thomas, que peut-être avait-ce été un signe, qu’inconsciemment, elle recherchait à sortir du carcan qu’elle s’était fixé dans ses conversations et dans sa vie en général. Un appel de l’oeil d’après Thomas, interprétant le moindre mouvement, la moindre variation dans le comportement habituel, mais si l’on doit commencer à postuler des arrières-pensées à une pupille, la tâche d’analyse des comportements humains risque de sérieusement se compliquer. Il y avait aussi ce nez relativement large pour ce petit bout de femme. Une base bien large, sur laquelle on aurait pu construire les édifices les plus fous. Mais justement, on y avait établi un nez tout ce qu’il y a de plus simple et ce qu’il y a de plus fin. Cet étrange contraste de la base et du sommet donnait une harmonie à l’ensemble doté de pentes aux degrés qui auraient fait pâlir les coureurs du tour de France mais les aurait tout autant ravis. Amateur de cyclisme, Thomas aimait ce nez aux pentes abruptes. Ses traits étaient d’ailleurs très nets et bien définis, donnant une douce harmonie à l’ensemble, n’en faisant pas un objet de foire. De chaque côté, les pommettes n’avaient pas les arrêtes saillantes du nez voisin. Doucement rebondies, les joues donnant une certaine dynamique à ce visage, permettant deux douces proéminences sur chaque côté, deux corps bombés sublimés dans la moue que chacun exerçait vis-à-vis de l’autre. Car on se doutait bien que ces joues eussent aimé être rassemblées comme deux soeurs jumelles passent leur vie à l’espérer, mais étant dans l’impossibilité physique de le faire chacune exerçait un mépris pour l’autre qui n’était dépassé que par celui que l’autre exerçait à son égard, comme les soeurs jumelles passent leur vie à le faire. Et puis, en dessous de tout, la bouche venait se poser avec ses deux membranes externes dont le volume n’était pas négligeable et allait finalement de paire avec les yeux à grande dimension et le nez au gabarit imposant. Cette bouche donc, dispensait de toute superfluité qu’elle soit colorique – apposition de toute texture pâteuse se liquéfiant légèrement au contact de la peau et fournissant une couleur particulière à celle-ci, si possible en harmonie tant avec les alentours de l’endroit considéré qu’avec l’ensemble de la physionomie de la personne – ou mécanico-chimique – injection de toute substance de synthèse permettant d’aboutir à une augmentation permanente et durable du volume de la partie du corps considérée. Une partie buccale qui ne demandait donc qu’à demeurer à l’état naturel, ne considérant pas comme souhaitable toute forme de coquetterie. Le menton quant à lui faisait plutôt pâle figure dans cet ensemble monumentale, il se faisait bien discret, en bas de la figure, une sorte de point de référence, une sorte d’axe des abscisses permettant le repère de la figure, offrant la possibilité de donner les coordonnées de chaque point de celle-ci.

    Oui, elle était jolie de la sorte, en tout cas, le cerveau de Thomas en rupture temporelle d’avec le dernier instant de contemplation la rendait belle. Les exceptionnels caractères du visage avaient pris sous le coup de la banalité, une certaine saveur. Était-ce l’accoutumance ? Était-ce le temps nécessaire d’apprécier les belles choses comme l’on dit banalement? Etait-ce le temps utile à retrouver la beauté ailleurs que dans son origine car comme le disait Proust On ne connaît la beauté d’une chose longtemps après que dans une autre ? Était-ce de l’aveuglement ? Ou n’était-ce pas plutôt le contraire : la grande banalité de ces traits de visage, que l’on retrouvait étrangement compilés sur ce même espace dermatologique  donnait à l’ensemble une idée de la démesure ou tout du moins du rare. En y repensant quelques temps après l’avoir contemplé et désiré, ce visage devenait tout particulièrement remarquable. Il n’avait pas prêté attention autant qu’il venait de le faire à tous ces traits et s’était contenté d’une vue d’ensemble – qui lui donnait néanmoins cette même impression générale d’un visage bien particulier, mais dont il n’avait pu supposer toutes ces nuances et ces richesses.

    En attendant, il n’était pas matériellement bien riche et se devait néanmoins de payer ces quelques achats. Il gratifia la caissière d’un sourire très intense et qu’elle prit pour de vulgaires avances, ignorant que de telles choses étaient tout bonnement inconcevables pour Thomas. Afin de combler sa pauvreté tant matérielle que sentimentale, il se promettait déjà de retourner l’été prochain oeuvrer dans son supermarché où il escomptait retrouver celle qu’il considérait comme sa promise. La rencontre qu’il avait faite dans ce nouveau supermarché et la découverte concomitante dans son esprit de l’émotion que pouvait procurer la seule pensée du visage de Marion l’avait persuadé du bien-fondé de ses pressentiments envers elle. Étrange décalage temporel pour lui : le pressentiment naissait sur l’instant, au moment de la rencontre et le sentiment venait après cette rencontre quand tout était passé. Il n’avait ainsi pas la possibilité de vivre le sentiment sur le moment mais après-coup, comme si le sentiment se confondait avec le souvenir et ne pouvait se vivre, mais ne pouvait être qu’une réminiscence de choses vécues sinon froidement du moins sans le sentiment du sentiment en train d’être vécu. Le sentiment pour lui ne se vivait pas mais survivait aux choses passées, si celles-ci ne méritaient aucun intérêt, ne permettait pas de faire évoluer l’espèce pour se situer dans la suite de Darwin, elles étaient irrémédiablement mises de côté et oubliées, n’atteignant jamais le stade suprême de sentiment. Les sentiments de Thomas naissaient donc d’une étrange symbiose entre passé et présent où ce dernier se permettait d’exercer une totale souveraineté sur le premier, sélectionnant ce qui faisait encore sens et ce qui n’avait plus aucun intérêt à exister, ce qui était trop daté et trop relatif à une période de sa vie. Ses sentiments correspondaient donc à une véritable instrumentalisation du passé par le présent et de fait étaient source de nombreuses révisions et évolutions. Substituant l’absolu du sentiment vécu au présent, il instaurait la relativité de ceux-ci dans un nouveau présent tout puissant sur le présent vécu désormais relégué au rang de passé. Cette conception des sentiments n’avaient rien d’étonnant pour Thomas qui s’évertuait – si l’on considère cela comme une vertu – à adopter une attitude contemplative vis-vis-de la vie, disposant toujours d’une réflexivité sur les événements. Dans cette situation, pourquoi ne pas avoir également cette considération réflexive quant aux sentiments ? Dans sa volonté rationnalisatrice, cela n’était par ailleurs pas moins riche en intérêt, permettant de ne pas subir la loi des sentiments qui nous assaille dans toutes les situations de la vie. Il faisait fi de ceux-ci et reléguait la qualification de ces événements en sentiment à plus tard, quand le temps lui en laisserait le recul nécessaire.

    Seulement, le temps jouait bien souvent en défaveur des sentiments et de leur reconnaissance en tant que tels. Effectivement, plus l’on s’éloignait du moment de la survenance des faits, moins ceux-ci méritaient dans son esprit le qualification de sentiments pour peu qu’aucun autre signe ne soit venu abonder en ce sens. Les situations isolées où, par définition les sentiments en attente de jugement ne peuvent être rattachés à d’autres, étaient d’autant plus sujettes à ce risque. Cette situation de rencontre excentrique, ou tout du moins hors-norme, qu’attendait Thomas ne pouvait en aucun cas se voir prise en considération. De fait, la rencontre du supermarché devient bien vite reléguée au rang des «événements doux, agréables et sans explication», bientôt rejoint par celui d’une rencontre dans un bus de transport suburbain, d’une autre dans un sauna de centre aquatique et même d’une entrevue dans une laverie automatique. Bien des choses à même de former de sincères et forts sentiments mais qui ne réussirent in fine pas à acquérir ce statut dans l’esprit de Thomas. Les sentiments étaient choses trop exceptionnelles pour que l’on puisse négliger leur nomination et l’attribution concomitante des prérogatives qui y étaient attachées. Car que l’on ne s’y trompe pas, si Thomas montrait une défiance toute particulière à la dénomination des sentiments, il se faisait mielleux et doux lorsque leur titre avait été donné. Étonnamment donc, il faisait preuve d’un romantisme forcené et plaçait les sentiments bien plus haut que la raison, la réserve ayant en quelque sorte été formulée au stade de la qualification des faits. Il était néanmoins chose facile d’accorder une grâce démentielle à ceux-ci puisqu’il ne les connaissait lui-même finalement pas, tout du moins pas in concreto. Les bonnes intentions ne valent que si elles sont concrètes mais s’évanouissent dans le vent si elles ne sont que virtuelles. Ainsi avec ses airs penchés, il jouait bien plus souvent la fille de l’air qu’il ne la s’envoyait justement en l’air. Les oeillades à la dérobée qu’il pouvait lancer, carabinées avec sa timidité se terminaient toujours sur du vent. Il pouvait certes trouver du répondant dans ses regards de mélancolique désabusé mais il craignait invariablement de passer du jeu des yeux à celui des à-coups de pieds de table. Les échanges oculaires étant choses trop fugaces pour lui, il les remballait dans sa malle des «événements doux, agréables et sans explication».  Il n’y avait pas alors beaucoup d’alternatives pour lui : soit celle d’un prise de conscience généralisée – suite à de longues heures étendues sur un divan avec à proximité une personne faisant «hum, hum» aux moments les plus judicieux du discours ou suite à un accident qui mettait en péril sa vie-même 3 – soit celle de la prise d’initiative de la partie adverse invité au grand jeu de l’amour et du hasard. Comme il s’était déclarait dès sa plus prime enfance opposé à la charlatanerie psychanalytique – pour de sombres raisons de respect de la souveraineté cérébrale de chaque individu qu’il considérait comme un droit inaliénable de la personne humaine et le faisait interdire toute pratique chirurgicale ou psychologique à l’endroit de son encéphale 4 – l’hypothèse des séances de divan sans partie de jambe en l’air – mais là était bien la finalité, finalement – devait être exclue. Il restait donc soit celle de la survenance d’un accident d’une particulière gravité dont l’origine ne pouvait pas être Thomas lui-même, bien trop prudent pour qu’il se misse dans une situation périlleuse. Restait alors la providence qui viendrait qui mettre une bagnole en furie en travers de sa route, qui une prise d’otage qui tourne mal, qui une fille capable de contrecarrer sa naturelle couardise.

    Donc tout n’était pas perdu, mais rien n’était à priori entre les mains de Thomas, déposé comme un vulgaire paquet, pieds et poings liés devant le canevas tissés par les nornes grecques, petites mains couseuses de nos lignes de la main enchevêtrées, s’évertuant à multiplier le croisement des fils – sinon, il n’y aurait pas tissage – et de rendre cela dans l’ensemble harmonieux. L’harmonie déciderait-elle que Thomas mérite un avenir où les fils se touchent pour utiliser le franc-parler des nornes grecques 5 ?

    Malheureusement, l’harmonie emprunte bien souvent ses mises en scènes à la sagesse populaire. L’oeuvre ici mis en scène étant la suivante : « aide-toi et le ciel t’aidera». Le ciel, la providence, Dieu, la fortune ne sourissent pas à ceux qui leur font la gueule. Sans doute, ce jugement semble bien péremptoire et peu réconfortant pour Thomas et tous ceux dont les prises d’initiatives sont parfois limitées – et d’ailleurs souvent pour de bonnes raisons. C’est pour cette raison que la providence a créée un système B, une sorte de marché noir de l’entraide. Cela ne se présente donc pas tout à fait sous la forme d’un miracle authentifié et attesté et dont personne ne peut raisonnablement douter mais plutôt sous la forme de phénomènes bien ambigus dont il est plus délicat de déterminer la nature précise. Il est ainsi rarement possible de savoir si ces événements nous ont été proposés par la plus grande générosité des Cieux ou si nous les avons nous-même provoqués par un mécanisme dont nous n’arrivons à connaître l’ensemble des rouages. Ce système B est sans doute d’ailleurs la véritable marque des Dieux qui préfèrent agir incognito, laissant le doute persister quant à leur intervention, laissant la perplexité s’emparer de la personne concernée.

    C’est un événement de ce genre-là qui a saisi la vie de Thomas par le bras, l’emmenant dans une direction dont il n’avait pas conçu la possibilité, enfin qui aurait pu l’y conduire s’il s’en était donné la peine. Afin de recevoir ce qui était la raison d’être du temps dépensé dans ce supermarché, à savoir l’argent, Thomas avait du rentrer chez ses parents – même si d’autres raisons semblent avoir poussé ce garçon à ces quelques jours au pays natal et notamment une forme d’affection pour sa famille. Il s’était alors rendu au supermarché afin de venir récupérer son dû. Après avoir écourté les banalités d’usage consistant à saluer les employés qu’il connaissait, à s’apitoyer brièvement sur leur sort tout en minimisant les possibilités d’avenir radieux qui se présentait à lui, du fait des études qu’il faisait et le conduirait à coup sûr vers une situation professionnelle confortable, il passa rapidement aux considérations qui l’intéressaient plus directement : son pognon. La comptable n’était pas là mais tout le monde lui faisait confiance dans le magasin et il n’avait qu’à monter à son bureau et venir récupérer l’enveloppe qui lui revenait et qui se trouvait normalement sur le bureau même. Le pli s’y trouvait effectivement en compagnie de quelques autres qui devaient tout autant concerner des questions pécuniaires. Il faillit ne pas y prêter gare, tant il pouvait se montrer intègre et censurer ses désirs les plus secrets, comme en cette situation, celui de passer en revue très succinctement les enveloppes également disposées sur le bureau. Rien qui ne soit particulièrement répréhensible donc ni même qui ne soit particulièrement excitant pour celui qui aime à s’adonner à des choses risquées. Mais il se refusait à adopter ce type de comportement faiblement incivils mais incivils néanmoins. Après quelques réticences et un début de résignation à ne rien tenter – il avait même commencé à marcher en direction de la porte pour s’en retourner chez lui en toute honnêteté, son argent sous le bras – il s’était risqué à soulever une première enveloppe pour regarder les autres. Car il avait forcément déjà pu voir la première de la pile, mais ça, il ne pouvait rien y faire, étant toute entière dans son champs de vision lorsqu’il s’était saisi de la sienne. Il poursuivit alors l’exploration de la pile d’enveloppes, sans rien trouver d’exceptionnel, ce qui n’a rien d’étonnant, puisqu’il ne s’agissait que d’enveloppes déjà closes. Mais en dessous, il vit des fiches de paye et d’autres documents dont l’enfermement sous enveloppe n’avait pas encore été prononcé. Dans sa grande soif de transgression, Thomas plongea dans l’analyse rapide de ces documents corps et âmes avant de tomber sur ce qu’il cherchait tout en l’ignorant alors:  le CV de sa dulcinée, Marion dont il pouvait à loisir extorquer toutes les informations personnelles sans la moindre effusion de sang ni même de parole. En guise de prime à l’action – à défaut de prime au mérite – , il y avait même un post-it indiquant l’adresse en Italie où l’on pouvait lui faire parvenir sa fiche de paye.

    Il ne lui manquait donc plus aucune information et il eut été fort regrettable qu’il n’agisse désormais pas. La situation était d’autant plus favorable qu’il ne se trouvait pas dans une situation de contact direct et mais disposait du bénéfice de l’éloignement. Cette situation ne lui semblait pas tant un avantage géographique qu’un avantage temporel. Cela lui donnait la possibilité de diluer le temps de la décision. Car Thomas tentait autant que faire se peut de se détacher de cette prédominance de l’action décisionnel, de cette croyance en l’instant qui change tout, de cette idée que tout peut se jouer sur quelques secondes et que l’on pouvait ainsi se retrouver métamorphosé suite à un «moment-clé» ou un «instant décisif». Il ne niait pas le présent et la possibilité offerte par celui-ci d’agir, d’être soudainement en train de changer le cours des choses, mais non par crainte de sa fugacité – peu de temps avant son occurrence encore il était toujours futur et pas plus de temps après il n’était plus que passé – mais plutôt par croyance à la force du temps dans toute sa force, il se sentait l’âme d’un être du durable. L’histoire sur longue période, des aventures au long cours, des études poussées et approfondies,… Il tenait cela, se disait-il en plaisantant au fait qu’il était «bon» en endurance au collège, quand il fallait courir longtemps et que tous s’essoufflaient les uns après les autres et que seul lui et quelques autres savaient gérer la durée de l’effort. Il s’était découvert aussi une grande attirance pour les épreuves scolaires d’une longueur redoutable. Sans doute de bien anecdotiques faits, mais qui semblaient bien significatifs, en tout cas dans son esprit, ce qui est déjà une beaucoup pour fonder une signification. Et puis, il y avait la solitude aussi, cette manière douce et mélancolique qu’il aimait d’être à lui et à lui seul, lui permettait de ralentir le temps. Il pouvait en saisir toutes les excroissances et toutes les anfractuosités, d’en déterrer des cadavres et des trésors, des douceurs et des pudeurs, d’assister à son lent déploiement sans pour autant le dompter, ce sentiment de ne plus prendre part à la vie mais d’y assister. La solitude, elle était celle-ci pour lui: ne plus prendre part à la marche du monde mais se presser derrière les barrières pour voir la parade irriguer toutes les rues et saisir tout le monde. C’était aussi ce qu’il lui plaisait assez logiquement, se retrouver seul devant ces barrières alors que tout le monde marchait. L’étrangeté au monde lui donnait le sentiment de le posséder. Il ne se sentait pourtant pas pousser des ailes de démiurge ni même de prométhée si il voulait être plus modestes, mais il se sentait plus particulièrement attentif à tout et capable de tout mesurer à sa juste valeur, étrange sentiment puisque la valeur est relative et ne se saisit que dans le contexte précis de son invocation. Inactif et incapable d’influer sur le monde, il se considérait sans doute suffisamment heureux de pouvoir le comprendre, sans arrière pensée machiavélique qui voudrait que cette connaissance approfondie permise par une lente observation esseulée lui donnerait ensuite loisir d’agir sans coup férir et sans risquer de se tromper. Il avait cette conscience que l’espèce humaine se divisait en deux : ceux qui agissent et ceux qui gambergent. Il faisait partie de la seconde catégorie et se pensait capable de bien le vivre malgré les injonctions répétées du monde moderne à l’action. Il était en quelque sorte résigné sur l’incapacité d’un homme à occuper les deux fonctions, bref il avait cessé de croire à la perfection humaine et à sa toute puissance. Voilà qui était chose rassurante.

    Toujours est-il qu’il se sentait néanmoins prêt à agir pour tenter sa chance une dernière fois avec Marion. Car si on ne mélange pas les torchons et les serviettes, il arrive bien souvent que de temps à autre l’on permute leur usage, un torchon sur les genoux à l’heure du diner et une serviette dans la main pour sortir la tarte du four, si l’on veut. Les frontières n’existent que pour être franchies, ou pour donner la tentation de son franchissement. Mais on ne franchit pas une frontière comme un péage d’autoroute en s’acquittant de sa cote-part à l’entretien de ces jolis espaces embitumés. Les exigences ne sont pas que monétaires et ne se résument pas à un simple don de sa personne qu’il soit financier ou tout autre. Il s’agit de choisir l’itinéraire adéquat. N’importe qui ne passe pas de l’autre côté du miroir comme bon lui semble, à moins qu’il ne dispose d’une image très précise de lui-même qui le mette en mesure de connaitre cet itinéraire. Sinon, on tâtonne et c’est la loi de l’ajustement par une suite d’échecs et de réussites. Thomas voulant réduire le nombre d’occurrences de cet enchainement avait décidé de prendre un itinéraire à priori très accessible à sa personne. Il ferait donc la conquête de l’âme soeur par voie postale. Mais incognito. Le mystère a toujours, se disait Thomas, beaucoup de charmes pour les femmes qui souhaitent en lever le voile et mieux le porter le moment du cérémonial venu. Il se décidait donc à lui adresser des lettres d’amours à intervalle régulier – pensant que la régularité créerait dans l’esprit de Marion à la fois un sentiment de dépendance et d’envie pour recevoir la suite, donnerait de la cohérence à son projet d’ensemble en même temps qu’une touche de sérieux jamais négligeable dans ces aventures de séduction au long cours. Oui, rien que de l’amour platonique et épistolaire. Rien de tel pour convaincre du bien fondé de sa requête. Il lui parlerait d’elle, de ce qu’il ressent pour sa personne, peut-être bien parlerait-il du supermarché, après tout cela ne le désignait pas nécessairement, de nombreuses autres personnes se sont peut-être bien éprises de sa personne pendant qu’il n’arrivait à la saisir. Il n’avait finalement pas trop d’idées sur les thématiques à évoquer et sur la manière dont il le ferait, ce qui n’était pas sans lui poser de problèmes : et si il n’arrivait pas à achever une lettre dans le rythme prévu ? Et si cela n’avait aucune cohérence avec les propos tenus précédemment ? L’écran qu’il mettait entre elle et lui pour lui «parler» – sans compter qu’elle n’était pas en mesure de lui répondre du simple fait de sa démarche d’anonymat – ne semblait pas en mesure de mettre un terme à son inénarrable couardise sociale.

    Mais qu’importe, face à l’impossibilité de perdre la face par le biais d’une telle procédure amoureuse, il s’apprêtait à la mettre en place. Car effectivement, à moins que la demoiselle ne lance une procédure devant un tribunal italien pour harcèlement épistolaire, qu’Interpol soit mis au courant de cet affaire et décide de lancer une vaste procédure d’enquête en collaboration avec les services postaux français, il était peu probable qu’il fut retrouvé pour les quelques élucubrations qu’il allait lui faire communication. Bien sûr, elle pourrait avoir des suspicions sur l’auteur de ces lettres et trouver une manière de le retrouver une fois son retour effectué en France. Mais cela lui semblait relativement lointain et il espérait que d’ici-là il serait en mesure de faire face à un éventuel affront.

    Bien entendu pour que les choses puissent à un moment donné s’achever sur un bonheur accordé au pluriel, il se devrait de lui donner un moyen de le communiquer, qu’elle puisse émettre un avis, positif ou négatif, sur cette saisine de sa personne, bien conscient que l’amour unilatéral n’existe pas. Comme le disait Karl Marx, qui s’est déjà immiscé dans ce récit, pensa-t-il « si tu aimes sans retour, si ton amour ne provoque pas d’amour chez l’autre et si à travers les manières de ta vie, en tant qu’homme aimant, tu ne peux devenir homme aimé, alors ton amour est impuissant et il est un malheur»6. Il lui restait donc à déterminer un instant où il pourrait lui donner une adresse email, créée pour l’occasion, où elle pourrait lui donner le fond de sa pensée.

    Il s’aménagea donc ainsi un coin de son bureau et de son cerveau afin de se mettre à la tâche. Assez surpris, il se trouva particulièrement en verve et s’en donnait à coeur joie, ce qui était plutôt de bon augure lorsqu’on se lance dans une romance épistolaire. Il était de fait inquiet de cet allant qu’il avait, de cet entrain qui le poussait au train pour rédiger ces courriers. Certes il ne se réveillait tout de même pas en pleine nuit, le front et l’ensemble du corps perlant de gouttes de sueur parce que les mots le rejoignaient dans ses songes, mais loin de rechigner à la tâche, il s’y attelait avec une grande gaieté. Il en venait à être rongé de remords et ce pour deux raisons : au vu d’un tel engouement, n’aurait-il pas mieux fait de lui ouvrir son coeur sur le tapis auto-déroulant de la caisse de supermarché plutôt qu’avoir à lui en déballer des parcelles à chaque lettre ? Cette première raison de se ronger les sangs ne lui semblait que partiellement valable ayant bien à l’esprit que la liberté de son ton cardiaque provenait de la distance qu’il avait mise avec elle. Quant à la seconde raison, elle était plus professionnelle et il se demandait si il n’aurait pas eu mieux fait d’occuper son existence – sans compter les week-ends et la retraite bien méritée – à écrire pour les autres, bref être écrivain public. Il n’avait certes pas l’impression d’écrire pour quelqu’un d’autre en rédigeant de la sorte ses missives, mais tout du moins, cela lui donnait une étrangeté à lui-même. Les lettres lui permettait cette distanciation par rapport à son être, non qu’il se sente dans l’envie de commettre des fraudes sentimentales mais il avait ce léger détachement sur lui-même qui fait que l’on tire le portrait d’un prince au lieu de celui d’un baron. Cela n’était d’ailleurs pas toujours favorable à sa personne mais en tout cas, il n’était pas pleinement et directement investi dans ses lettres. La faible croyance qu’il entretenait par ailleurs quant à l’achèvement positif de cette opération lui laissait tout le loisir de divaguer dans toutes les directions et se permettre des légèretés que l’espoir d’une fin heureuse aurait empêché par cause d’angoisse et de crispation.

    Sans se poser la moindre question sur le sens de sa démarche – en dehors donc de celles formulées sous forme de remords – il envoyait quotidiennement sa lettre pour l’autre côté des Alpes. Cela dura ainsi pendant un mois où il consacrait une partie de chaque jour à cette tâche. Il lui arrivait certes de ne pas écrire certains jours, mais cela avait été en quelques sortes prémédité et la lettre se trouvait être déjà rédigée de la veille. Il préférait généralement en cas de trop-plein de mots, conserver l’excédent pour la lettre du jour suivant d’abord pour éviter la pesanteur d’un courrier trop long et car il s’agissait généralement d’un excédent portant sur une autre thématique ou traitant de considérations différentes. Chaque lettre disposait donc pour lui d’un cadre bien défini et limité. Il ne s’agissait pas de partir dans des élucubrations qui n’auraient que peu de rapport entre elles. Un jour, il pouvait traiter de l’élan de son coeur quand il avait cru la voir rougir suite à un sourire qu’il lui avait adressé – et de broder sur les choses qu’il avait sans doute imaginé pendant tout ce temps et alors que rien ou si peu n’avait du se passer réellement – un autre, il pouvait tout simplement vanter le détachement avec lequel elle avait un jour passé les quelques articles dont il faisait l’acquisition devant le rayon rouge traquant ainsi tous les interstices du code à barre. Il se contentait bien souvent de petits riens comme ceux-ci, de brefs instants vécus pour certains, rêvés et imaginés pour d’autres mais, c’était bien la crédibilité de sa démarche, narrant des événements qui auraient pu tout aussi se produire. Il s’était aussi permis de temps à autre des incursions dans des domaines moins sentimentaux mais dont il escomptait une certaine réceptivité puisqu’il les avait construit dans la logique d’une poétique du supermarché, s’évertuant à trouver une once de magie dans le fonctionnement de ces espaces consuméristes.

    Et puis donc, après un mois d’efforts portés dans une seule direction, il demandait le partage du fardeau. À la fin d’une des lettres, il apposa donc l’adresse email à laquelle elle pourrait le joindre si elle le souhaitait. Il avait bien soupesé de nombreuses fois la formule adéquate, qui soit aguicheuse mais pas vulgaire, poétique mais pas trop vague, directe mais pas grossière. Il avait finalement opté pour un très simple « Mon coeur a beaucoup fait couler d’encre ce dernier mois, si le coeur t’en dit autant, je serais en joie d’en avoir vent», suivi de l’adresse email en question. La formulation n’était pas exceptionnelle, mais elle était personnelle et il valait sans doute mieux cela qu’un beau vers d’Aragon.

   La notification de cette adresse allait vraiment marquer un changement d’attitude essentiel. A partir de cet instant, il ne se sentit plus cette ardeur scripturale, comme si en lui fournissant cette adresse, il avait achevé sa part du travail, ne restant plus qu’à elle de répondre et d’apporter la deuxième lame du ciseau de l’amour. C’était à elle de répondre et lui ne pouvait plus rien. Mais il savait qu’elle ne répondrait pas. Il le savait depuis le temps où il avait décidé de rédiger ces lettres. Peut-être même avant, mais il n’en avait eu conscience que lorsque cette idée avait germé en lui. Il l’avait fait, il le reconnaissait entièrement maintenant, pour lui. Pour se prouver qu’il avait mis en place quelque chose en vue de la séduire, pour se prouver qu’il avait eu des sentiments pour elle et qu’il n’avait pas cru et espéré en vain. Il avait besoin de cette trace à la fois spirituelle et matérielle – même si il n’avait pas fait de copie de ces courriers, il avait en tête leur matérialité, il avait eu le papier entre ses mains, son stylo glissant par dessus. Peut-être au fond de lui, cela revenait à une mythologie du martyr, de l’être qui a fait son devoir, qui a agi mais n’en fut pas récompensé, qui a aimé mais n’a rien reçu en retour. Seulement, lui il l’avait fait jusqu’au bout, il avait usé de son temps, il s’était sacrifié, donnant toute l’injustice à cette situation. Seulement, l’amour n’est ni juste, ni injuste. Il est ou il n’est pas. Il n’est ni moral, ni immoral, il est ou il n’est pas. L’amour n’est ni labeur, ni fainéantise, il est ou il n’est pas. L’amour n’est ni rédempteur, ni inquisiteur, il est ou il n’est pas. L’amour – le sentiment non la romance ou tout ce qui peut se tramer autour du sentiment – n’est ni comique, ni dramatique, il est tragique car il est ou il n’est pas, sans qu’on ne puisse rien y faire.

    Il continua encore quelques semaines à un rythme moins soutenu son effort épistolaire. N’oubliant jamais de faire mentionner l’adresse email, sorte de question de principe, de cohérence d’esprit, de goût du travail bien fait. Un perfectionnisme qui l’avait tout simplement condamné à poursuivre. L’oeuvre n’aurait été accomplie, sa conscience n’aurait pu reposer en paix. Plus il pensait qu’il avait «fait ce qui était en son pouvoir», moins l’envie lui venait de poursuivre cela. Cela peut à première vue sembler tout à fait logique, mais le véritable perfectionniste qu’il était pourtant aurait du s’obstiner bien plus longtemps qu’il était possible de l’imaginer, car en conséquence de cette caractéristique de son esprit, l’oeuvre n’est jamais véritablement accompli. Mais il était résigné depuis qu’il avait commencé. Alors il lâcha prise.

    Plus tard, ils se recroiseront. Ils n’en sauront pourtant rien. Rien de morbide à cela, il ne s’agissait pas de circonstances déplaisantes, d’accident ou d’autres rendez-vous au cimetière. Elle, elle sera devenue caissière finalement. Après de nombreux errements, après de multiples espoirs tous déçus, après avoir tenté de multiplier les opportunités à droite et à gauche, avoir capitalisé ses diverses expériences professionnelles et scolaires, elle avait du se résoudre à accepter cet emploi de caissière titulaire. Espérant quelque chose de temporaire, à l’instar de toutes les caissières, qui ne font, il faut bien l’avouer, rarement cela par sens de la vocation, comme en réponse à un «appel de la profession». Elle sera donc là, sur le siège, sa vie prise dans le tapis, le regard sombre posé sur ce même rouleau noir qui broie tout ce qui passe dans son rayon d’action. Lui, il sera là, avec son petit panier de trentenaire accompli, sa femme au bras, le marmot en bandoulière et le sac à main dernier cri, quelque part, là où sur le moment il avait trouvé de la place. Il poserait négligemment ses articles onéreux sur le tapis sans songer un seul instant à ce qu’il avait pu ressentir et vivre intérieurement dans un pareil supermarché quelques années plus tôt. Il avait véritablement mis toute cette histoire de côté. Quelques temps après avoir envoyé la fameuse adresse email, il s’était tout naturellement arrêté d’écrire. Et jamais n’avait repensé à tout cela. Il avait fait son deuil de l’histoire en la racontant dans ses lettres. Il l’avait nommé et enterré dans la même pelleté de mots. Cette histoire n’existait pas objectivement avant que ces lettres ne soient écrites. Par son travail épistolaire, il l’avait fait advenir et par cette méthode – qui en d’autres contextes aurait pu créer quelque chose, il ne faut pas condamner les romances épistolaires absolument – il l’avait tué. Elle n’avait pu exister et ne pourrait jamais exister. Aussi important que fut-ce son implication, cette concordance de la naissance et la mort l’avait aidé dans son devoir de mémoire. Objectivement, rien – ou presque rien – n’avait existé. D’ailleurs, seul lui avait marqué matériellement cette existence, elle se refusant à toute reconnaissance, son absence de réponse ne valant en l’occurrence pas désapprobation mais silence.

   Ce jour donc, ils se recroiseront, il posera son regard sur elle, comme il le fait désormais habituellement devant toutes les caissières, attentif et respectueux, mais un brin détaché. Son oubli généralisé de cette histoire ne l’avait pas mis en froid avec la profession, mais il n’avait aucune raison particulièrement pour autant de manifester des signes d’attentions exacerbés pour elle. Elle non plus ne pensera plus à lui. Elle y aura pensé une ou deux fois quelques temps après qu’elle a regagné la France, se sentant dans une solitude dont elle ne pouvait se défaire. Mais rien de très précis et d’incarné se matérialisait alors dans son esprit. Seulement la fugace sensation du réconfort de l’être qui vous aime. Mais sans pouvoir mettre de visage derrière ce sentiment, il n’est que l’expression de la peur de la solitude, un sentiment pas né pour la beauté de ce qu’il est mais pour conjurer l’horreur de son antonyme. Mais à ce jour, elle n’y pensera plus. Car un jour, elle aura définitivement mis cela de côté, rangé ce souvenir dans le placard à balais, consciente qu’il ne lui était pas d’un grand secours, d’autant qu’aucune émotion positive lui était revenu aux instants où elle se l’était remémoré. Alors, quand il la saluera et qu’elle commencera à passer les articles au scanner, un ange passera, le seul qui saura. Le seul qui se demandera pourquoi rien n’est advenu de cela. Le seul qui pensera à d’autres terriens qu’il aura pu observer, tous ceux qui ont fait des petites rencontres brèves et fugaces, qui auront échangés quelques mots avec leurs semblables sans qu’ils ne se revoient jamais. Il sera le seul à se dire qu’avec quelques petites choses en plus par ici et d’autres en moins par là, cela aurait pu dépasser cette banalité des rapports sociaux éphémères pour rentrer dans le durable de leur vie. Mais cela sera resté dans la banalité du quotidien, rejoignant les autres personnes croisées ci ou là et qui n’auront donné que des bribes de leurs personnes. Lui avait pourtant cru à quelque chose de bien extraordinaire. Elle l’avait bien laissé au stade de la banalité la plus insignifiante. Cette chose de rien qu’était cette histoire avait pourtant une très certaine haute signification. Mais sans accord entre deux personnes sur un signifié, le signifiant sera interprété différemment, qu’un chat est un chat pour bon nombre de personnes, il est une chose bien admise mais il se peut que, pour certaines personnes, il soit parfois un tigre.

[2] remarquez, les personnes âgées pourraient formuler la même phrase tant leur goût et leur appétit a bien souvent disparu, mais ce n’est pour autant pas la raison qui les pousse à effectuer des mouvements aussi lents. 
[3] Thomas fait partie de cette de la population humaine qui croit que l’homme ne change pas au fil de sa vie, ou tout du moins passé un certain âge – qu’il situe pour sa part vers le milieu de la troisième décennie de vie d’un individu normalement constitué – qu’une fois la personnalité forgé, ses principaux attributs sont intangibles à moins de bouleversements particulièrement graves – du type psychanalyse ou évitement d’une mort violente – qui peuvent – mais non avec certitude – apporter des inflexions de la personne considérée. 
[4] c’est tout juste si il tolérait l’intervention de la profession capilicole sur la surface extérieure et visible de son crâne, craignant que l’interventions des ciseaux, peignes et autres tondeuses aillent lui racler le fond de la soupière par défaut d’entretien du matériel. Quant aux produits chimiques d’entretien de la dite surface et du système pileux afférent, il s’était résignait à leur emploi de peur de voir cette ligne Maginot de son cerveau être sujette à un effondrement quand les troupes adversaires viendraient à convoiter cette terre. Il s’évertuait néanmoins à n’utiliser que des produits naturels, notamment à base de sève arboricole. 
[5] il est raisonnable de penser – mais la raison a-t-elle sa place lorsque l’on parle de mythologie ? – que les nornes en dépit de leur tâche ô combien sacrée – ordonner le destin du monde – devait savoir prendre du recul sur leur mission. Et si il semble fort probable qu’un devoir de réserve leur était imposé – compte-tenu des prérogatives qui leurs incombaient – celui-ci ne s’imposait certainement pas dans leur vie privée où elle devait bien logiquement – mais la logique a-t-elle sa place lorsque l’on parle de mythologie ? – prendre leurs distances usant du langage le plus cru mais vraisemblablement le plus à-même de rendre compte de la vie de tous ces vers de terre amoureux des étoiles. 
[6] il ne partageait des idées de Karl Marx que celles concernant les sentiments, ce qui explique la récurrence de cette phrase qu’il avait inscrit au fronton de son crâne, comme une devise républicaine. Au reste, n’ayant jamais lu ni Le manifeste du Parti Communiste ni même Le Capital, il aurait été bien en peine de se prononcer sur les écrits plus «politique» de Karl Marx. 

vie brève, brèves de vie

mercredi 16 décembre : De l’environnement comme s’il en pleuvait.  

Qu’en est-il du greenwashing, cette tendance, au départ marketing de conversion des produits à la nouvelle religion écologique avec un intérêt généralement lucratif, qu’en est-il donc dans la société d’aujourd’hui à l’heure de Copenhague ? Au niveau des chefs d’Etat, je n’en ai aucune idée, en dehors de la proposition ô combien choquante faite la semaine dernière de ne pas faire payer la taxe carbonne aux camioneurs français. Par contre, je note un intérêt certain pour la chose environnementale par les SDF. Je rappelle ici la démarche d’arbre de noël fait de cannettes par deux SDF que j’évoquais il y a peu. Hier, j’ai discuté également d’environnement avec un autre SDF, se lamentant sur le sort que nous réservions à la planète. Cela n’a jamais été – en tous cas pour ma part – les années passées. Si les plus démunis se mettent à penser à la planète, j’ose espérer que les plus hautes sphères seront à la hauteur de ces nouvelles attentes. Malheureusement la simple proposition faite aux chauffeurs routiers, le cavalier seul fait par la France
à Copenhague complètement contre-productif, la sourde oreille Etats-Unienne pour un accord contraignant à ce même sommet rappellent que «
la route est droite mais la pente est rude» comme disait un certain premier ministre…

vie brève, brèves de vie

mardi 15 décembre 2009 : De la cruauté humaine

dimanche soir, soirée délicieuse qui aurait pu  finir dans un bain de sang si les souris saignaient vraiment. On se dit toujours – quand on se doit de se montrer viril et courageux – que les souris ne méritent vraiment pas l’hystérie dont on peut faire preuve à leur vue. Mais néanmoins quand celle-ci m’est passé entre les jambes, je n’ai pu que laisser échapper un léger cri, rien de bien strident, ni même de perçant mais un son marquant d’une manière ou d’une autre de l’effroi. Pourtant, quand elle a décidé sa course effrené au milieu du salon – nécessitant un passage entre mes guiboles – je la pourchaissait déjà depuis quelques instants. Ce n’était donc
pas tout à fait l’effet de surprise de découvrir sa présence chez moi. D’autant que je commence à être coutumier des rongeurs miniature ayant déjà eu l’honneur de deux visites de ce genre ces derniers mois. Pour la première, la bienséance et le respect mutuel avaient primé, le rongeur précédent le balais qui se trouvait par hasard entre mes mains, avait tout simplement pris la porte, que
j’eus le temps de lui ouvrir. Elle était saine et sauve, mais chez moi. Tout le monde était content. La seconde a périt, dans d’atroces souffrances – j’en ai bien conscience – suite à l’ingestion effrenée de céréales empoisonnés. La troisième est morte sous mes propres coups. Oui, l’innefficacité de la méthode douce – pour moi, car pour elle, c’est une souffrance sans nom – des céréales empoisonnés m’a incité à me saisir de nouveau du balais et de pourchasser la malheureusement dans les derniers retranchements d’un placard duquel elle ne pouvait sortir, d’autant que le trou qui lui servait à trouver refuge dans non nid – et accessoirement sous ma baignoire – était bouché depuis que je m’étais aperçu de son existence. Le coeur battant, les nerfs à vif, je l’ai donc assénée des coups de balais répété jusqu’à ce que mort s’en suive. C’est étrange comment l’on devient si aisément responsable de la mort d’un être vivant.
Pendant quelques instants, ceux précédent l’instant fatidique, on oublie ce que l’on est en train d’accomplir, on ne remet plus en cause son comportement, on n’est plus que saisi par la furie et la soif de sang, la soif de la fin du calvaire – car qu’on se le dise, la présence innoportune dans son appartement d’une souris est bien vite outrancière au point de solliciter la venue de la grande faucheuse. Étrange sensation, où l’on ne se rend plus tout à fait compte de ce que l’on est en train d’accomplir, en situation d’enivrement, d’oubli de soi. Alors on oublie les grands prinicipes et on tape sauvagement, brutalement.
On pense qu’elle a définitivement rendu l’âme au Dieu des souris, mais non, elle fait la morte. Alors on recommence, plus sauvagement encore, et on l’achève à la baïonette (la mienne était une barre de seuil métallique, au bout contondant). On se calme ensuite, mais lentement, la pression est lente à retomber et le sang afflue encore bien trop rapidement aux tempes. Mais la furie est passé, les nerfs sont calmés. On s’apprête à passer une partie de la soirée à attendre de voir si une autre souris tente sa chance depuis le trou bourré de papier. Une tentera bien de mastiquer férocement le papier. Lire Anna Karénine s’avère tâche impossible
quand on s’attend à voir débouler une nouvelle souris d’un instant à l’autre.
Alors on met fin à la position de guetteur. Le chasseur d’appartement en a plein la casquette. Il remet du papier dans le trou comme on remet une bûche dans le feu avant d’aller se coucher et retrouve donc son lit. Le lendemain, il établi son mur de Berlin à lui : le trou sera bouché, la frontière avec le monde des souris refermée. La lampe braquée sur le trou hier avait des allures de miradors, c’est maintenant l’opacité du mur infranchissable qui est là. Si je retrouve une souris dans les jours qui viennent, c’est au goulag que je l’envoie.

vie brève, brèves de vie

mardi 8 décembre :

 

Le flicage ordurier a commencé. Je ne vise pas
ici à critiquer les régulières exactions dont sont responsables nos belles
forces de l’ordre afin de s’assurer de l’identité (et si possible nationale…)
de nos beaux concitoyens. Non, le flicage ordurier au sens propre a commencé.
La ville de Bordeaux a mis aujourd’hui sur pied une fine équipe de gardiens de la
paix qui viennent s’assurer de la quiétude de nos cimetières consuméristes,
autrement dit nos poubelles. Après les rubans oranges apposés aux poubelles de
tri sélectif dont la sélectivité assurée par les habitants a été minimale (et
donc insuffisante pour assurer ensuite le retraitement de ces déchets) – et
dont le contenu n’a logiquement pas été transbahuté dans le camion prévu à cet
effet et ce sur quoi j’acquiesce – les flics passent dans toute la ville afin
de sensibiliser les gens à l’horaire auquel leurs poubelles seront retournées
dans leurs tanières. Oui, fini la grasse matinée pour nos poubelles. Je
comprends bien que l’exiguité de nombreuses rues bordelaises exige un peu de
rigueur temporelle quant à nos contemporaines descendantes du préfet des boites
à ordures instaurées par Eugène Poubelle alors préfet de la scène. Il est
parfois un peu délicat de mettre un pas devant l’autre dans le quartier
Saint-Pierre pour ne citer que lui. Est-ce le sommet de Copenhague qui monte au
képi ? Est-ce la décroissance, pente dangereuse que le premier magistrat de la
ville aueait décidé de dévaler à toute allure?[1] En tous cas, nos pauvres
forces de l’ordre ont du se dire qu’ils se devaient de faire eux aussi un geste
pour l’environnement… Résultat on est en train de faire de l’environnement,
du respect des autres et de la propreté des villes un comportement obligatoire,
non quelque chose d’intériorisé et de conscientisé – dans le bon sens du terme
avec la compréhension de la nécessité de tel comportement et son acception
selon ses valeurs personnelles – mais quelque chose que l’on se doit de faire,
quasiment sanctionné par les lois.  Si
j’acquiesce donc sur la nécessité de mettre de l’ordre dans nos poubelles
noires et vertes, je ne suis pas sûr qu’un préposé à la sécurité public tout de
bleu vêtu soit la personne la plus prédisposée à ce genre de chose. Je vois
déjà bientôt fleurir les procès verbaux pour poubelle mal garée…


[1] j’ai ouï dire il y a peu
qu’Alain Juppé effectivement avait pris le maquis et s’était déclaré plutôt
favorable aux idées défendues – avec beaucoup de décibels – par Daniel
Cohn-Bendit, marquant même une certaine reconnaissance des thèses des
décroissants

vie brève, brèves de vie

jeudi 3 décembre :

 

Ce qu’on ne réussit à vivre la journée finit
soit dans les rêves pour les plus chanceux, soit dans des nuits infernales où
les pensées s’enchaînent comme un collier de nouille. Pourquoi un collier de
nouille? Parce que les nouilles ça collent et cette fâcheuse tendance au
gambergement nocturne crée souvent un agglomérat d’idées dont on n’arrive à se
défaire, dont on n’arrive à démêler l’écheveau. Et puis parce que le collier de
nouille, c’est aussi ce cadeau bien stérile, tout comme le sont ces pensées
sauvages, je dis sauvage, parce qu’il est bien vrai que les pensées se sentent
généralement pousser des ailes la nuit venue et s’en donne à coeur jouer,
n’hésitant pas en gambader en tout point de nos cerveaux assaillis, en état de
léthargie qui les empêchent de réagir. Le surmoi est un animal diurne. Alors
passé le crépuscule les idées refoulées ne se privent pas pour rentrer dans la
boite de nuit, le vigile n’est plus là pour en garder l’entrée…

vie brève, brèves de vie

jeudi 3 décembre : rencontre avec Jérôme
Deschamps, université Bordeaux 3

 

On a peut-être pu ici ou là se sentir gêné du
travail de Jérôme Deschamps dans ses mises en scène de personnages «misérables»
ou d’en faire justement des êtres misérables, des personnes dont on se moque,
du fait justement de leur misère. Ce serait mal connaitre Jérôme Deschamps et
son profond respect de l’être humain ainsi que son travail de créateur et
metteur en scène. Si l’on rit des tentatives pathétiques de ses personnages, on
pourrait tout autant pleurer tout du long. Car ce dont il traite c’est
justement de personnages humains, bien ancrés dans la vie, qui croient à ce
qu’ils font, qui poursuivent inlassablement une quête du bonheur et du
bien-être (notamment dans «
les pieds dans l’eau» dont la phrase choc reste bien ce fameux «on
est bien
», des personnages qui
tentent de se «
débrouiller avec le monde» comme le dit Deschamps lui-même, des personnages
qui essayent «
d’organiser un paradis dans la laideur» comme il le dit encore), une quête de progrès
avec une économie de moyens assez phénoménale. Si l’on rit, c’est de ces
tentatives que l’on sait dérisoire, mais si l’on pleure c’est qu’on se sent
touché par ces personnages qui croient à ce qu’ils font malgré le tragique de
leurs actes, malgré le tragique de la vie. Le rire ici est avant tout une
protection, «
la politesse du désespoir» dirait Desproges. Il n’est pas moqueur, mais
il est avant tout amusement face à l’absurdité du monde, des préoccupations que
nous avons trouvées pour passer le temps en attendant la mort. 

C’est aussi parce qu’il se base sur de petits
riens que l’on peut considérer ces personnages comme inactifs, misérables, sans
grandeur (ce qu’ils cherchent néanmoins tous dans
La
cour des grands
, chacun de son
côté, à partir d’efforts dérisoires) et donc les déconsidérer. Mais chez
Deschamps, ces petits riens donnent tellement, acquièrent une telle force.
C’est véritablement le tour de force que réalise Jérôme Deschamps à chaque
spectacle : faire ressentir des émotions complexes, des sentiments, créer un
univers à partir de situations simples et quotidiennes. Par la crédibilité
essentielle donnée aux personnages et à leur interprétation (travaillant à
partir de la personnalité et ce qui fait chaque acteur, il n’est pas étonnant
que chacun de ces acteurs conserve son nom dans les spectacles), effectivement
on croit en leurs actes dérisoires, on saisit ce que l’économie de parole et de
gestes signifient, on en rit souvent mais dès que l’on en sent la profondeur,
dès que l’on voit poindre la lueur de l’absurdité ontologique de la vie et son
déroulement, on fait muer le spectacle en tragédie. Et quand Jérôme Deschamps
explique que la première fois qu’il a rencontré Yolande Moreau, il lui a
simplement demandé de traverser le plateau (deux fois) et que tout de suite il
s’est dit «
c’est dingue, dans cette démarche on dirait qu’elle a
marché quarante kilomètres, qu’elle est épuisée, qu’elle s’est fait rembarrée
par tous les garçons qu’elle a croisé, mais quand on regarde son visage, ses
yeux, on sent une telle beauté et un tel espoir
»[1], on ne
peut qu’aquiescer car c’est cela que l’on comprend quand on la voit dans «
c’est
Magnifique
», cet indicible qu’il
transmet au spectateur, le mélange dans le personnage de Yolande entre le
désespoir le plus profond et la gaieté d’être là.

De la même manière, on a pu faire des reproches
similaires à
Strip-tease,
d’utiliser ces personnages en marge. Mais c’est tout aussi ce mélange
tragi-comique qui caractérise cette émission. Sans aucun jugement moral, ce
sont des personnes qui s’évertuent à se réaliser dans ce qu’elles croient. À
l’heure du cynisme et du détachement, de la dépassionalisation des activités humaines,
c’est du théâtre du vivant, de la télévision du vivant dont nous avons besoin,
non de la fausse réalité scénarisée, storytélé comme on devrait finalement
dire. 


[1] je ne garantis pas l’exactitude
des termes, mais dans le fond, c’était cela.