La vie de Supermarché (1ère partie)
Elle est d’une banalité exceptionnelle. Bien loin de ces exceptions banales qui font la une des journaux. Evidemment autant de naturel ne pouvait que le séduire. Tout récemment embauché dans un supermarché encore à échelle humaine, Thomas s’était vu étonné par une telle présence. Né à la ville, toujours habitué à la société de consommation, il avait étrenné nombre de supermarchés et avait pris l’habitude de croiser ces créatures ultra-moderne, gonflées de superflu, d’accessoire, de fictif. Elle, elle n’était pas pareil. Il fallait pas grand chose pour le voir, pour s’en douter. Mais des doutes, il en avait toujours. Le doute incarné. Mais partout, il avait toujours été comme cela. Pas question de dire qu’il s’agit d’une simple absence de confiance en soi. Non il doutait souvent, matin, midi et soir, comme une prescription médicale. Jamais de répit. Même la nuit. Ses rêves étaient l’incarnation, si en fallait un signe plus clair, du doute qui l’habitait. Ses rêves étaient fait de rencontres avec Shakespeare et son « to be or not to be », de longues nuits d’hiver passées en compagnie de Descartes en cours d’élaboration de son doute métaphysique avant d’en arriver à son fameux « cogito ergo sum ». Même dans ses pires cauchemars le doute ne le lâchait pas et en devenait encore plus effroyable : tour à tour bloqué dans un supermarché (cauchemar qu’il faisait à ses débuts dans cette grande surface) parce qu’il ne savait si il devait prendre du sirop à la violette, au cassis ou à la framboise, indécis devant la guichetière du stade de France pour prendre une place au concert des Stones et rué de coup par la foule qui n’en pouvait plus d’attendre, destitué de son poste de juge du tribunal de première instance de Paris parce qu’il n’avait su trancher dans une affaire où un jeune homme se déclarant collectionneur de couteau était en possession d’une lame que la loi ne l’autorisait pas à porter. Alors le doute incertitude fait vivre en créant de l’espoir et du désespoir, des attentes, des envies. Mais le doute certitude, celui que l’on peut avoir alors qu’on a tous les éléments en main, que l’on est quasi omniscient et que seules des informations secondaires sont manquantes, ce doute-là tue. Ce doute-là ralentit, freine, empêche. Ce doute questionne les choses, les situations. Mais à force de questionnements, on trouve forcément une raison de ne rien faire, de ne pas agir. Mais comme cela ne suffisait pas, en plus du doute, Thomas était timide.
Même si il sentait bien que par moments ses ventricules ressentaient un regain d’activité, il n’était pas sûr des sentiments qui assaillaient son cerveau, comme jadis les romains sur le plateau de Gergovie, c’est-à-dire, violemment et par surprise. Du coup, il fallait en avoir le cœur net et enfin se lancer dans ce cœur à cœur. Mais c’était bien là que sa deuxième tare entrait en jeu : sa timidité l’avait elle aussi bien souvent bloqué. Sa timidité s’était bien vite liguée avec la première difformité de personnalité, celle de son doute quasi métaphysique, pour empêcher toute évolution sociale dans l’organisme. Tout semblait ainsi sclérosé. La timidité décidait qu’il valait mieux rester discret, ne pas tenter de vains mots, rester à l’écart, ne pas montrer les dents trop souvent et le doute passait derrière pour légitimer cette attitude en affirmant qu’en l’absence de plus d’informations, on ne pouvait être sûr de tout et que toute initiative engendrerait trop de risques. Tout cela formait un cercle vicieux, qui plus est conservateur, empêchant toute prise de risque. Comble de malchance Thomas vivait en société : quoiqu’il ne soit pas asocial, il souffrait de cette situation collective : par sa timidité, il ressentait les affres de la société : être timide en société, par définition – non qu’il soit purement question de notre société actuelle – c’est se confronter à la rapide assimilation à un comportement d’anormalité : lorsque l’on accepte de vivre en société, comment peut on être atteint de cette peur de rencontrer les autres, de leur parler comme peuvent l’être les timides ? la société est le plus grand mal des timides. Pour peu que les autres êtres de la société ne soit pas d’une ouverture incroyable et le timide sera bien vite pris pour un être anormal, en marge de la société justement, il pourra même être pris pour un détraqué, un être bizarre, quelqu’un qu’il faudra éviter. Un phénomène finalement proche de la prophétie autoréalisatrice puisque le timide se sachant tel, ne se sentira pas attiré vers les autres, qui du fait de cette faible propension au rapprochement avec eux le rejetteront pour de bon. Parce que le timide est conscient de sa situation, le timide sait qu’il est timide mais il sait tout aussi bien qu’il ne pourra que changer son comportement à la marge. Alors, il s’adapte et peut adopter des attitudes parfois étranges. Mais surtout parce qu’il parle peu, communique peu, comme il a des comportements difficiles à comprendre par les autres, il se met en porte-à-faux avec le concept même de société, encore plus d’ailleurs avec le concept moderne de société qui veut de la transparence, de la clarté, du mélange public-privé là où le timide cultive son carré de terrain avec du mystère, de la discrétion. Il est donc bien logique de voir bon nombres de timides être des incompris.
Thomas, en plus d’être timide, est quelque peu maladroit en société. Chose qui va souvent avec, d’ailleurs. Etre timide, c’est déjà en soi une forme de maladresse sociale, celle qui fait qu’on évite justement le contact social, pour éviter la maladresse sociale en général, mais aussi pour éviter l’erreur, par peur d’en dire trop, par peur d’être de trop. Malheureusement, même si la timidité de ce fait là empêche a priori le sujet atteint de ce mal infâme d’être coupable de maladresse sociale, l’empêche d’être un de ceux qui, font d’un incipit un véritable roman, le timide est généralement aussi, à l’instar de Thomas, socialement maladroit. Le timide parce qu’il est devenu être social par défaut, parce qu’il est membre de la société, entretien des rapports sociaux avec ses congénères. Mais donc il ne sait rarement comment s’y prendre. La société est un apprentissage à plein temps. Du fait du refus – relatif – des autres, le timide a subi en la matière un apprentissage accéléré et donc n’a pas toutes les notions. Il ne sait donc pas toujours comment il doit agir, se comporter. Thomas, quand il était enfant, recevait régulièrement des conseils maternels quant à ses relations sociales, du genre « tiens, Thomas, tu devrais peut-être appeler ton grand-père pour le remercier de l’argent qu’il t’a donné » ou « Thomas, t’as envoyé un e-mail à ta correspondante allemande depuis qu’elle est rentrée de France ? » ou « tu voudrais pas inviter ton cousin pour ton anniversaire, ça lui ferait plaisir de te voir ». Tout cela n’était pas une simple immixtion d’une mère-poule dans la vie de son enfant. Non, c’était bien des conseils de savoir-vivre en société que Thomas n’avait pas automatiquement en tête et qu’il devait apprendre comme on apprend le théorème de Pythagore, même si parfois pour lui les deux ne servaient à rien – encore plus le théorème de Pythagore, qui le révulsait profondément comme nombres de neurones qu’il occupait à retenir d’autres inutilités mathématiques, alors qu’il ne se voyait pas vraiment misanthrope et pas encore assez connaisseur de Trust pour chanter « antisocial » à tue-tête. Mais donc, il avait rapidement pris conscience de son manque d’aptitude à vivre bien avec les autres, à savoir ce qu’il faut dire en telle circonstance – ce qu’il ne faut pas dire, en général il l’avait bien compris parce qu’il est très humain et sait ce qui blesse quelqu’un mais avait plus de mal à savoir ce qui peut le toucher, l’être humain en général ou en particulier surtout. Et si le silence peut parfois toucher, bien souvent il est lourd et écrase tout sentiment. Souvent il ne savait pas quoi dire. Il était là dans des discussions agitées, attisées, tout le monde en plein émoi, et lui « et moi et moi », parce qu’il ne savait pas quoi dire dans cette discussion. Il aurait bien pu meubler, ajouter quelques éléments dans le débat, mais il avait peur de ne rien apporter de plus, il avait peur de déranger ce qui se disait, il avait peur de déranger les phrases, les mots qui se disaient, lui qui aimaient tant changer la syntaxe, la grammaire et tutti quanti. Des fois, c’est bien vrai, il avait quelque chose à ajouter, il le savait en plus. Mais il n’osait pas. C’est bien là, la vraie timidité, celle de celui qui n’ose pas agir en société alors qu’il pourrait tout à fait le faire, une sorte de peur irrationnelle de la société. Certains sont arachnophobes, agoraphobes, militairophobes, lui est sociophobe. Il ne faudrait pas non plus faire de Thomas un autiste, un muet volontaire qui stupidement se serait imposé le silence par dogme, par refus du monde contemporain jugé décadent, dégradé. Non, juste timide. Une maladie pas congénitale, pas vraiment dangereuse, pas contagieuse, areligieuse, qui rend l’âme spongieuse, et qui peut même faire prestigieuse quand on s’appelle Lancelot.
Mais Thomas n’est pas Lancelot. Il n’est qu’étudiant. En plus en vacances. Donc il travaille. Dans un supermarché en plus. Vous imaginez Lancelot bossant dans un supermarché ? non, moi non plus. Ça tombe bien alors. Il tombe bien ainsi Thomas, juste la personne qu’il fallait pour cette histoire. Ça lui donne des côtés très simples et banals. Ce Lancelot qui s’ignore, il est donc bien maladroit et peu communicant. Les gens ne connaissent pas les légendes de la table ronde et ne peuvent savoir qu’il est chevalier au cœur pur. Certes ils le trouvent gentils. Mais rien de plus. Remarquez, ce serait beaucoup leur en demander de lui trouver autre chose que cela. Oui, c’est bien vrai il est gentil – et encore, de part sa maladresse timidative, il lui arrive de ne pas dire bonjour, pas par impolitesse, non, juste parce qu’il n’ose pas dire bonjour des fois, qu’il attend aussi que l’autre lui dise d’abord bonjour, qu’il ne veut pas déranger, qu’il, qu’il… oui des raisons multiples pour un problème unique, celui de sa timidité, mais rien de plus. Pas du genre à blaguer, à plaisanter, à rendre l’atmosphère encore chargée des ombres de la nuit un peu plus transparente et légère, pas non plus du genre à bavasser, pour rien dire, juste pour parler, se réveiller un peu. Il est là, travaille, plus ou moins consciencieusement – ça dépend des jours, de l’humeur, de son réveil –, échange quelques mots, de-ci de-là, surtout en réaction à ceux des autres – ah non, il n’oserait pas prendre l’initiative –, sourit aux bons – et moins bons – mots des autres. Il est là, travaille dans sa tête plus ou moins intellectuellement – ça dépend de ses pensées, de son humeur, de ses envies –, échange quelques idées, de ci de là, surtout en complément des autres – ah oui, il aime mélanger les idées –, sourit aux beaux – et moins beaux – rêves. Au petit matin, entre chien et loup, finalement, ça se tient.
Ainsi, Thomas, timide et maladroit, avec la peur constante de l’être encore plus, à un tel point qu’il prend toujours des tonnes de pincettes quand il parle, un nombre si élevé qu’on aurait pu se dire qu’il aurait du faire manucure, ainsi donc, il avait du, un jour de cette première semaine de boulot, croiser au détour d’un rayon, ou d’un diamètre, à moins que ce n’était une caisse, cette fille qu’il lui paraissait si banale mais du coup si belle. Banale, pour lui, ça le gênait comme mot, parce que justement il ne la trouvait pas banal comme on trouve une situation banale, de celles qu’on vit tous les jours, il la trouvait pas banale comme l’habitude et son cortège d’ennuis. Mais pourtant, c’était ce mot qu’il avait eu en tête en la voyant, mot certes immédiatement accolé « d’exceptionnel », comme si il avait cherché à se rattraper en trouvant un joli mot en complément, un joli mot en compliment. Mais en fait, il ne servait bien qu’à expliquer le premier, à donner le sens qu’il avait choisi du « banal ». Ce banal est exceptionnel parce qu’il trouvait dans ce banal, quelque chose de familier, comme ci, ce visage, il l’avait déjà vu des dizaines, des centaines de fois qu’il lui en était devenu familier, le familier apaisant, le familier agréable, celui de son foyer que l’on trouve après l’avoir délaissé quelques temps, le banal de l’Ithaque qu’Ulysse escomptait retrouver après son long périple maritime et auquel il aimait songer lorsque le sort lui était défavorable. Ce visage avait ce côté rassurant du familier. Il avait de banal, l’impression d’avoir déjà été vu tout en étant bien conscient qu’il ne l’avait jamais vu. Une sorte de banalité de l’esprit, de banalité du rêve qui fait qu’on voit des visages, des figures dans nos songes. Ce visage en quelque sorte venait de là. En même temps, il était aussi banal parce qu’il n’avait pas un trait particulier qui saillait, qui sautait aux yeux, qui en aurait fait baver les collègues à se dire « t’as vu les yeux qu’elle a, oh là là, si avec cette paire là, elle en rend pas un ou deux marteaux, je les lui crève ». Non, il y avait une grande harmonie, une unité qui donnait à l’ensemble une grâce certaine quoique surprenante. Tout cela rendait ainsi cette banalité exceptionnelle. Surtout, il lui attribuait sans vergogne un grand naturel, en quelque sorte, le naturel du banal, le naturel de ce qui survient normalement, fréquemment, assez logiquement, sans emphase, sans complexité puisque c’est quelque chose – le naturel – qui fait que les choses coulent de source, viennent bien, qu’on sent aller et venir les choses. C’était aussi le naturel eschatologique qui fait espérer que la chose considérée persiste de la sorte, sous cet aspect-ci pour une durée illimitée.
Face au naturel, il ne voulait pas en faire de trop, se lancer dans de longues tirades, en de longs discours enflammés, dans des récits palpitants ponctués d’anecdotes et d’histoires cocasses ou drôles. Du coup il s’est vite contenté de brefs échanges. Pas pour dire des banalités comme on le fait souvent dans ce genre de situations. Juste des préliminaires de conversations, des préfaces à des dialogues jamais terminés, jamais vraiment débutés non plus d’ailleurs parce qu’ils avaient bien conscience de l’impossibilité d’établir de vrais dialogues en ces moments consacrés au labeur. Thomas n’avait donc que pour bête ambition que celle de pouvoir la voir, pouvoir échanger un sourire, un salut. Il suffisait que la chose fut accomplie et il pouvait se réjouir et considérer la journée comme bénie et comme presque déjà finie. Quelques mots, quelques échantillons de sourires, un morceau de pupille et il pouvait être satisfait de sa journée. Il en venait donc à trouver de l’intérêt à son travail : c’était le lieu où il était sûr de la voir. Quoique, sûr n’était pas le mot. N’ayant pas les mêmes horaires, les mêmes fonctions, les possibilités de rencontre étaient rares. Thomas cherchait donc à comprendre son emploi du temps, à probabiliser sa présence tel jour. Il cherchait aussi à mettre toutes les chances de son côté en modifiant ses trajets au sein même de l’enseigne, en faisant un crochet par l’allée des caisses dès qu’il en avait la possibilité, à se rendre disponible pour un rayon plus proche des caisses que celui des liquides (celui où il travaillait), situé évidemment aux confins extrêmes du magasin et donc bien loin de la ligne de caisse. De nature ambitieuse et perfectionniste, il s’était habitué au fil du temps à n’être rien de cela dans les domaines sociaux et émotionnels, réussir à se satisfaire d’un bref regard, d’un rapide contact, d’un court dialogue. Pire encore était le fait qu’il n’ambitionnait plus que cela: il n’espérait pas comme certains le feraient de la séduire, lui proposer un rendez-vous galant auquel elle ne pourrait résister. Non il espérait seulement avoir la possibilité de la croiser dans la journée. Question ambition, on fait quand même mieux…
Mais en chaque être sommeille de l’ambition, du grand espoir, du prince charmant franchissant monts et vaux, du grandiose, du sublime, du rêve parfait. Ainsi Thomas avait lui aussi cette partie de lui, en lui justement. Mais au lieu de clairement l’affirmer au quotidien comme un entrepreneur sans cesse audacieux, toujours en quête de nouveaux marchés, de grandes perspectives pour son entreprise, il avait reclus toute cette partie de lui dans son cerveau, fermé à double tour. Mais il avait conservé le judas de la porte de son cerveau pour observer, tranquillement dans son petit intérieur, tout ce qui se tramait à l’extérieur. De cette drôle de rencontre était né un univers un peu bizarre, un peu en marge de notre monde, un peu à côté de la plaque, un monde venu de l’extérieur – celui que nous connaissons tous – vu sous le prisme tordu de Thomas, vu sous un angle bien particulier, un angle qui plus est fermé – à double tour –, mais pour autant pas un angle mort, parce que dans ce monde extérieur intériorisé par Thomas, tout était bien vivant, tout en mouvement, peut-être trop d’ailleurs. C’est sans doute là que le problème résidait, ce décalage entre un monde dans lequel il était figé et un monde où tout semblait couler de source, tout allait et venait où Démocrite était roi alors que donc la loi de l’inertie régnait à l’extérieur de ce cerveau. Dans ce fécond monde où rien n’était abscons, où tout allait dans le bon sens – ce qui n’empêchait pas les contre-sens, les détours, les sens interdits mais toujours accessibles et jamais contrôlés par la maréchaussée, tous les errements, les questionnements mais dont il sortait toujours une solution miracle, comme une équation à plusieurs inconnues mais qu’il est toujours possible de résoudre, comme un labyrinthe végétal encore en pleine croissance où l’on pouvait donc tricher et regarder entre deux branches encore trop frêles pour empêcher tout regard et laissant la possibilité de trouver la bonne issue, la bonne voie, la porte de sortie –, les choses allaient bon train avec toujours beaucoup d’entrain. Mais le sens de la marche restait semble-t-il à définir. Le train avançait dans une direction puis une autre sans jamais savoir laquelle était la bonne. Mais toujours la destination finale était la même. Tout les chemins menaient à elle et à sa conquête. Comme aux bons vieux temps de la vapeur, il montait sur le marchepied de la micheline, actionnait le sifflet et lançait à toute vapeur la machine. Les roues se mettaient doucement en action, détachant l’immense masse féreuse de son emplacement, l’enlevant de sa position d’inertie. Le frottement avec l’autre fer, celui de l’immobile, celui des rails qui restent toujours là, qui rattachent au sol, est strident, il faut une force considérable pour s’arracher à tout cela. Enfin, le mouvement se relance, presque de lui-même. La rotation des roues semble quasi-inéluctable et naturelle alors que pourtant vu leur poids et les forces de l’attraction terrestre tout cela est bien contre nature. Désormais plus rien ne l’arrêtera. Il est parti. Chargé comme il est en bois, même si ce nouveau mouvement pseudo-naturel s’interrompt, quelques bûches suffiront bien à tout faire repartir. Sur son marche-pied, il faisait des signes à la foule amassée là et faisaient des adieux à tout cela, à toute cette vie pesante et accablante. Il quittait tout cela. Sur cette route dont il ne connaissait que la destination finale, il savait qu’il devait faire un arrêt essentiel. Pour elle. Il la voyait déjà sur le quai de la gare, dans une grande robe blanche avec de discrètes fleurs, un parapluie de tissu tout aussi blanc, une grosse malle avec tout son bardas, prête à embarquer dans ce voyage. Il la voyait déjà lui sautait dans les bras à son arrivée comme si ils ne s’étaient pas vus depuis longtemps, comme s’il revenait du front pour sa brève permission…
Oui, les choses dans sa tête si souvent étaient si simples que ces habituelles romances vieilles de plus d’un siècle, romances imaginées tel quel après coup, romances romancées à coup d’images d’Epinal. Face à des situations complexes – pour lui seulement car pour tellement d’autres personnes les choses auraient été bien plus simples –, il fallait bien quelque chose de plus aisé. Comme Thomas aimait bien franchir des pas osés, il s’était dit que du simple au simplisme, il n’y avait qu’un pas, qu’il n’avait donc pas hésité à franchir. Et puis il était bien conscient – du moins c’est ce qu’il croyait – que cela n’était que dans sa tête et que la réalité était toute autre, que le pas entre sa réalité interne et la réalité externe était en fait composé de dizaines de pas bien compliqués à aligner. Malgré tout cette réalité interne – qu’il faudrait d’ailleurs ne pas trop souvent appeler « réalité » n’ayant rien d’une réalité puisque n’étant qu’une seule représentation de l’esprit – venait bien parasiter la réalité physique en s’ingérant dans ses comportements et si souvent dans ses absences de comportement : bien trop ancré dans cette représentation, la confrontation avec la tangibilité de la réalité et ses inconvénients le rendait si souvent absent de cette réalité. Encore une raison de se replonger dans sa propre réalité et d’imaginer les choses autrement, loin de cette sordide réalité. Il ne la méprisait pas pour autant cette réalité, il ne la détestait pas vraiment, seulement il ne s’y trouvait pas toujours à sa place. Il n’était pas non plus en dehors de celle-ci au point de vouloir en créer une autre, vouloir raser l’actuelle pour reconstruire sur ses ruines un édifice nouveau. Cahin-caha, il s’était fait à elle et lui trouvait bien souvent des avantages. Mais de temps à autre, quand il s’agissait de lien social, des envies de fuir cette réalité lui venait à l’esprit. Voilà, c’est cela, c’était la réalité sociale qui ne lui convenait pas. Mais il ne voulait pas pour autant la changer, parce qu’il semblait que tant d’autres s’y complaisaient. Alors pourquoi nuire à leurs bonheurs, pourquoi les empêcher de poursuivre leur petite vie si bien intégrée dans cette réalité, au nom d’un seul nom, pour sa seule personne ? d’ailleurs cela montrait sans doute – c’est ce qu’il pensait en tout cas – que le problème venait bien de lui et non de la réalité : quand un problème surgit dans un couple, il faut questionner les deux entités du couple. Comme il semblait que l’autre élément convenait à tous les autres, tout ne pouvait venir que de lui. Il faut savoir se remettre en question de temps en temps tout de même, non ? En même temps, comme bien souvent chez Thomas, cette remise en question était avant tout proclamatoire, avant tout parole – sans pour autant être parole performative – et non acte. Il s’était ainsi lancé dans cette remise en question à sa manière en balayant des apparences, en secouant deux ou trois idées. C’était une de ces remise en question light qui n’engage à rien, même pas utile à remettre en question la remise en question elle-même. En bref, il en venait à remettre en question ses détournements de trajets pour la croiser et n’allait pas beaucoup plus loin.
Mais à se remettre en question même si on ne fait pas un ménage complet, on perd du temps dans la réflexion, dans son cerveau, au lieu d’agir comme un veau, à l’instinct. Ainsi même sa remise en question lui collait à la peau comme son éternel doute et tous ces autres tics de réflexion, de questionnement qui le rendaient encore un peu plus loin de la réalité et encore un peu plus profond dans les abysses de son cerveau, rendant les deux encore un peu plus éloignés l’un de l’autre, comme si il agrandissait le trou qu’il avait déjà commencé à creuser. Pour peu qu’il ait été morbide ou suicidaire – ou les deux – il se serait probablement dit qu’il creusait là en fait sa propre tombe. Bien loin du chercheur d’or qui creuse pour trouver son trésor, bien plus loin des grands aventuriers de Jules Vernes partis chercher le mystère de la masse terrestre en son tréfonds, il creusait pour rien, il creusait pour creuser, il se creusait les méninges au lieu de faire un grand remue-ménage qui aurait pu peut-être apporter quelque chose. On se dit souvent qu’il vaut mieux réfléchir avant d’agir. Thomas démontrait par toute ses actions, par toute sa vie l’absurdité de ce dicton: à trop réfléchir on agit plus. On trouve toujours un élément qui nous dispensera d’agir, nous en préviendra, nous en déconseillera. La réflexion devient ainsi bien vite stérile, stérile parce qu’elle enlève toute vie, enlève tout élément jugé un tant soit peu dangereux. Ainsi donc les journées passaient en réflexion, en hypothèses, en supputations. Des scénarii il en avait plein les poches. Mais être scénariste et réalisateur c’est pas le même job. Il aurait vécu quelques siècles plus tôt, il en aurait remplacé Cyrano auprès de Rodrigue pour lui souffler les jolis mots qu’il n’aurait pu avouer à Roxanne.
Mais peut-on parler de lâcheté en pareille cas ? peut on se dire que Thomas, finalement n’avait rien d’un romantique qui est prêt à attendre le bon moment, à patienter, à ne pas se jeter sur sa proie comme un grand fauve ? est-ce être lâche que de n’oser dire les mots ? est-ce être lâche qu’être hautement timide et emprunt de peur de mal faire, de décevoir ? est-ce manquer de courage que de ne rien dire, de ne rien faire ? Thomas a bien pris soin de ne rien entreprendre jusqu’à cet instant. Mieux vaut-il essayer quelque chose quitte à tomber que de ne rien faire et regretter a posteriori l’inaction ? vous vous doutez effectivement de l’évidence du choix à faire. Seulement voilà, Thomas n’avait rien contre l’action en elle-même mais il aurait préféré dans ces situations qu’on agisse à sa place, qu’on aide à ses agissements, pourvu qu’il agisse in fine. Alors, s’il faut attendre que les autres fassent quelque chose, il paraît difficile d’exonérer Thomas de toute responsabilité dans sa lâcheté sociale. La frontière entre le tendre romantisme et le crétin attentiste n’est pas très épaisse et facile à franchir… du moins dans un sens. Et pourtant ça me fait mal de le qualifier impunément de crétin, sans qu’il puisse en outre y répondre. Et la peur ? et l’échec ? qu’en fait-on de tout cela ? et la manière de montrer ses sentiments sans justement tomber dans le crétinisme ? entre mystère et révélation totale, il faut un juste milieu. Thomas a choisi d’être idéal-type, idéal-type du mystère en l’occurrence. Mystère sur ce qu’il est, ce qu’il ressent. Jamais il aurait pensé – et encore moins agit de la sorte – aller la voir en lui avouant tout de go qu’elle lui plaisait. Non il voulait faire confiance à ces fameux signes avant coureur, avant coureur de jupon, ces signes qui laissent penser qu’à la manière d’une analyse chimique de telle solution, cette dernière est constituée de telle molécule en vertu de sa coloration, de son PH, ces signes qui laissent penser la présence de certains sentiments. Mais Thomas n’était ni bon chimiste ni bon sondeur et n’arrivait à sonder les gens et surtout leurs sentiments, ce qu’ils ressentent. Il essayait malgré tout de détecter dans chaque rencontre avec sa dulcinée les sentiments qu’elle portait sur elle, comme si on portait des sentiments comme on porte une veste, ou un collier de nouille. Ainsi il cherchait dans les rares dialogues qu’ils avaient les mots et les sous-entendus favorables, les sourires révélateurs, les silences qui en disent long. Il semblait en détecter quelques uns de temps en temps, mais dois-je le répéter, Thomas est un éternel dubitatif. Comme un signe est en général quelque chose dont on peut naturellement douter, cela ne pouvait être que plus prégnant pour un tel garçon… la voir faire un détour vers la caisse où il payait son pain du jour à son arrivée l’après-midi était-ce un simple geste amical, un geste de bonne relation dans l’entreprise, une conscience professionnelle poussée à son paroxysme, ou une affection particulière ? en prenant ce simple exemple on peut imaginer que le cerveau de Thomas pouvait sans nul doute bouillir à une température bien plus élevée que l’eau. Une simple situation était prétexte à questionnement bien souvent inutile puisqu’il pouvait au mieux se transformer sur un autre plus général : sur lui-même, ses interrogations, ce qu’il pouvait être et souhaitait être, ce qu’il pouvait montrer, ce qu’il aurait du montrer, sur les relations amoureuses en général et en particulier, les siennes notamment toujours un peu compliquées, toujours hors-normes, sur les relations sociales et leurs difficultés, leur balbutiements, leurs développements et leurs fins – une sorte d’historique de la relation sociale –, sur la vie, ses errements, ses peines et ses joies – oui il se décidait parfois pour des questionnements basiques et communs –, sur la Terre et sa diversité d’êtres humains, sur l’univers et sa grandeur et son absence d’explication existentielle. Ainsi cela pouvait rejoindre des sujets hautement philosophiques et quasi-métaphysiques pour certains et surtout sans lien avéré avec le problème en question. Au mieux il aurait alors pu résoudre le mystère du big bang ou celui de la disparition des dinosaures mais pas vraiment celui de son étrange idylle. Encore faut-il rappeler que tout ceci n’est que l’issue la plus positive de ces questionnements. Parce qu’il faudrait bien sûr ajouter qu’au pire ce questionnement initial sur une banale situation quotidienne de collègues de supermarché ne se traduira par rien de concret et aucune modification d’attitude, aucun changement de ligne de conduite, aucune nouvelle directive. Même un parti conservateur au pouvoir face à des émeutes populaires aurait été plus réactif.
Mais alors peut-on également le qualifier d’inactif, de fainéant ou même pire de traître au mouvement perpétuel de la vie ? il faut bien dire que le doute l’avait un peu confiné à l’inactivité. Encore pire sa manie d’essayer de détecter les signes et de ne se fier qu’à eux avait une influence sur son mode d’action et sur sa décision de passage à l’action, comme ce soir où il se demandait si il se levait un peu plus tôt pour son jour de congé, espérant la croiser dans les allées du supermarché ou à la caisse quand il irait faire ses courses, justement dans ses horaires – ou dans ce qu’il espérait être ses horaires, le doute en l’occurrence pouvant être accepté tant les variations horaires des hôtesses de caisses font la concurrence aux résultats du PSG. Il s’était d’abord dit, que c’était bien, une bonne décision, qu’il était enfin prêt à agir, à passer à l’acte et qu’il mettrait son réveil pour aller la voir et lui parler si possible. Il avait alors mis l’heure à laquelle il devrait être réveillé pour être sûr de la croiser. Mais d’un coup le doute l’assaillait : était-ce une bonne idée de se lever pour aller lui parler au boulot ? aurait-il la possibilité de lui parler ? et si il n’arrivait pas à l’isoler et lui parler seul à seule ? alors il pensa que les signes parleraient à sa place : s’il se réveillait à temps, il s’y rendrait comme si la spontanéité de son réveil attestait de la nécessité de l’acte et de son futur résultat positif. Si il ne se réveillait que bien plus tard, cela montrait que le destin n’avait pas jugé bon de le réveiller, lui éviter par là-même une nuit trop courte. Seulement voilà, il se réveilla largement dans le timing désiré. Mais juste au réveil une longue et douloureuse crampe lui saisit le mollet. Ainsi il aurait bien dû se lever comme convenu avec les signes. Mais une crampe… n’est-ce pas un signe encore plus évident qu’il ne doit en aucun cas bouger et se lever ? le signe ne pouvait être plus explicite, la crampe symbole de l’inaction, de la douleur qui vous cloue sur place et vous désincite de faire tout mouvement. Dans sa tête, le déchiffrage des signes paraissait vraiment clair et il décida donc de prolonger son sommeil… mais faudrait-il ajouter qu’il cherchait bien souvent une justification à posteriori de ces fameux signes et une excuse à son comportement : ainsi de ce fameux matin où il décida au final de rester sur son lit : le lendemain, en retournant travailler, il apprit que l’activité avait connu une véritable explosion la veille. Ainsi, il avait bien fait de ne pas se lever, il n’aurait à coup sûr pas eu la possibilité de lui parler, absorbée qu’elle aurait été par son travail. En quelque sorte, il se fabriquait au jour le jour, sur l’instant même, son propre horoscope à partir de faits tangibles mais pour le moins anodins et bien souvent dénués de tout rapport avec l’action considérée. Il choisissait les signes, en faisait l’interprétation et suivait à la lettre le petit résumé que tout bon magazine ou journal prend le soin de publier tous les jours, oubliant que dans l’affaire, il avait été l’auteur de tous les éléments: signes, interprétation, rédaction, et que de ce fait les prescriptions devaient être prises avec des pincettes. Je ne veux pas pour autant dire qu’un horoscope réalisé par une personne tierce serait plus fiable et permettrait de se dispenser de toute prudence, non il s’agit d’une seule et même chose, une seule et même arnaque à l’imprévisibilité des événements. Mais dans le cas de Thomas, il faudrait rajouter l’auto-conviction née de l’omniprésence de Thomas dans le processus d’élaboration du fameux horoscope. Il faisait également la relecture à posteriori de l’horoscope et trouvait bien souvent des points d’appui dans les prédictions faites par les signes, points d’appuis bien entendu créés par le phénomène d’auto-conviction.