Les stations radios et autres chaines de télévision consacrent un temps anormalement élevé aux saturations routières et autoroutières durant les périodes estivales – même si, à la faveur de l’étalement des congés payés tout au long de l’année, nous ne sommes plus exempts de bulletins routiers spéciaux à chaque période susceptible d’être un départ en vacances. Il est à déplorer que nul ne tient compte de l’affluence piétonne et immobile des spectateurs du tour de France. Certes fait-on généralement un bilan de fin de parcours, une analyse succincte et inaboutie dans une seule démarche quantitative qui consiste très schématiquement à savoir si les routes du tour étaient plus obstruées de spectateurs que l’an passé. On peut nuancer ce propos péremptoire en soulignant le constat d’exotisme régulièrement fait lorsque la grande boucle sort de l’hexagone, vantant généralement la ferveur que peut rencontrer ce parcours cycliste, sans que cela ne vienne amoindrir les performances contemplatives de nos afficionados nationaux. Bien plus, cela attesterait soit du génie français s’exportant à l’étranger, tout comme Balzac ou Flaubert, Nouvel ou le camembert, soit de l’universalité du cyclisme, élevé au niveau des droits fondamentaux, partagé par tout à chacun sur le globe terrestre. Si l’on songe à la vertu fondatrice de nouvelles formes de civilisation attribuée à l’invention de la roue, il n’est d’ailleurs rien d’étonnant que le cyclisme transcende les clivages et dépasse les frontières. A la lumière de ces éléments, il ne serait d’ailleurs pas vain, dans une volonté réelle de faire progresser le processus de paix en Palestine de tracer un itinéraire cycliste entre territoires israéliens et palestiniens, qui plus est accompagné d’un interdit adressé aux tanks et autres chars de combat. De la chenille nait la guerre, de la roue naitra la paix.
Mais au delà de ces généralités, force est de constater qu’une analyse plus qualitative fait véritablement défaut afin de saisir dans son essence, cet événement, ne cessant d’étendre son assise populaire, même depuis la défection d’Yvette Horner de la caravane publicitaire. Une démarche généralisante et englobante ne saurait être l’approche idoine quant à ce phénomène. Sans tendre vers la constitution d’une phénoménologie du cyclisme, l’analyse constituée à partir de profils particuliers ne peut que fonder une approche rénovée de ce champ disciplinaire.
Parmi la pléthore de spectateurs, il ne faudrait guère supposer le volontarisme de tous et rappeler que certains d’entre eux ne se trouvent à grossir les rangs de la foule que contraints et forcés. Si l’existence de lobbies ou groupes de pression reste à démontrer, nous ne pouvons ignorer que la présence de certaines personnes sur les routes du tour n’est pas désirée, pour ne pas dire fortuite. Ce groupe artificiellement constitué par l’observateur est généralement constitué d’individus vacanciers à l’intérêt pour les événements locaux très limités. Ils boudent les journaux régionaux et peinent à trouver de l’intérêt à feuilleter la brochure municipale présentant les grands rendez-vous de l’été : passage du tour de France (la 1ère fois depuis 1985 et la victoire d’étape de Bernard Hinault), grande braderie de l’été, feu d’artifice du 15 août, fête des moissons,… Ainsi dans leur ignorance voire leur mépris pour ce qui constitue l’animation de leur lieu de villégiature, ils ne découvriront le passage du peloton des coureurs qu’une fois en présence du peloton de gendarmerie leur interdisant l’accès à la Route Départementale 13 qui devait les conduire vers la visite d’une fameuse église romane du Xème siècle. Les randonneurs plus soucieux de météorologie que de vélocipédie sont également très nombreux dans cette rencontre inopinée avec le parcours du tour de France.
A l’opposé du spectre de l’assistance cycliste, on trouve les fanatiques du vélo ou à plus forte raison du tour de France. D’ailleurs bon nombre d’entre eux ne pratique plus le vélo depuis que petits on les a forcé à positionner leurs fesses sur cette selle dont l’assise au premier abord leur semblait si douteuse. Ils n’ont cependant guère perdu d’intérêt depuis leur tendre enfance pour le déroulement de cette course, pronostiquant les vainqueurs d’étapes, les vainqueurs au général, échafaudant des stratégies de course qui tranche nettement avec les ternes managements des directeurs d’équipe depuis quelques années, pestant de temps à autre sur le parcours des étapes voire même sur le tracé de la grande boucle lui-même, les plus hardis demandant, même à l’instar du Paris-Dakar, que le Tour de France cesse de se courir en France. Dans l’exercice de la passion de ces énergumènes, des conditions matérielles sont évidemment requises. La position sur le tracé de l’étape étant essentielle et la course se courant dans l’espace public, les places sont rares et se méritent. Les extrémistes du cyclisme n’hésitent ainsi guère à pratiquer le camping, fut-il sauvage ou à modifier leur horloge biologique afin d’assurer un levé bien plus précoce que la raison ne l’exige. Les conditions matérielles de leur participation à la grande messe du cyclisme, influent bien logiquement sur les manières concrètes de leurs manières de vivre. Le commun créant des communautés, ils se retrouvent généralement en grand nombre à partager tous ces instants précédant le passage de la course. Bâfrant, buvant, déblatérant, il n’est pas rare que la course leur échappe au moment crucial du passage des coureurs.
Empruntant caractéristiques aux uns et aux autres, on pourrait positionner les glandeurs au milieu du spectre. S’ils ne présentent pas le volontarisme des fanatiques pour le cyclisme, ils n’en sont pour autant pas à suivre la démarche de désinvolture des hasardeux assistant au tour contraints et forcés. Ce n’est pas par opportunisme mais bien par choix qu’ils font partie de cette cohorte massée sur les routes, mais un choix souvent effectué parmi un éventail limité d’occupations où le faible degré d’implication du corps et de l’esprit peut être concevable. Se masser sur les espaces adjacents des routes du tour permet cette mise à distance avec l’activité pratiquée. Il est à l’évidence une possibilité d’évasion certaine dans l’accomplissement de cette occupation. Les pieds plantés dans le sol à fixer fébrilement – pour les plus impliqués – l’asphalte immaculé et vierge de tout coureur, l’esprit peut quiètement vaquer à d’autres occupations et voguer vers d’autres ciels. Il en est de même pour ceux qui pratiquent le cyclisme de salon, la télécommande en main, l’air songeur devant les kilomètres parcourus, laissant l’individu, un petit vélo dans la tête, filer au loin dans les lacets de montagne.
D’autres ne doivent leur présence en ce point précis du territoire français que par égard aux à-côtés du tour et notamment sa fameuse caravane, s’étirant plus longuement et plus lentement que le peloton lui-même, donnant de ce fait un rapport temps de passage/temps d’attente supérieur à celui des coureurs eux-mêmes. Ce rendement supérieur – rendu autrement plus profitable par la matérialité du bénéfice que procure la caravane – n’est pas anodin dans la prédilection portée à cette partie du tour par de nombreux spectateurs. Si l’on a souvent raillé l’accordéon de Mme Horner, il est à noter que sa présence donnait à voir et à entendre d’autres rengaines que les seuls airs publicitaires. Désormais, mieux vaut aller droit au but et ce verni culturel s’est écaillé pour ne laisser que, brut et sans ambages, les quelques fragments de produits ou les produits dérivés de produits.
Cette année, une nouvelle catégorie de spectateurs a fait son apparition : les pervers. Non-content du spectacle qui leur est offert, dans celui-ci ils interfèrent. Si dans le passé, les scènes mémorables de chutes suite à la rencontre malvenue entre un coureur et un photographe inattentif, imprudent ou inconscient – même si dans certaines situations les trois qualificatifs semblaient se cumuler – ont été légion, il restait possible de plaider l’innocence du spectateur pour les raisons invoquées à l’instant. Cependant avec l’usage de clous de tapissier, l’inconscience de la malfaisance ne peut être invoquée. Certes le tapissier maladroit peut en toute bonne foi égarer quelques uns de ces plus minuscules outils de travail sur une route montagnarde, mais l’instant de réalisation de ce forfait ne peut qu’inciter à la prudence quant à cette explication. Penchons donc plutôt pour la perversité de l’homme démiurgique et avide de suspens, pensant pouvoir lui-même recréer les conditions d’une intrigue de course que les coureurs ne créent plus eux-mêmes. Ils ne réalisent pourtant le changement de statut dans lequel cela les engage, en quittant leur posture de spectateur pour celle d’acteur. De cette confusion des rôles vient bien leur perversité : se faisant acteur pour créer des conditions de course nouvelles et satisfaire leur avidité d’action en tant que spectateur, ils se dédoublent et finalement se délectent d’un spectacle dont la nouvelle tournure ne peut leur être étranger.
Malgré ces différentes caractéristiques, tous se fondent dans un même amas humain autour de cette même manifestation. Pour autant, nulle identité de classe, nulle conscience commune. Tous spectateurs, comme des pommes de terre formant dans leur proximité le sac de pomme de terre, comme le pensait Marx des paysans du XIXème siècle.