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histoire de voyage # 3 : voyage dans l’histoire #1 – l’Europe des valses

Würtzburg reflection © Pierre Miglioretti

Il avait passé son temps à mener la danse et avait multiplié les conquêtes à une vitesse foudroyante. Les slows n’étaient pas pour lui qui se montrait particulièrement énergique. Serein et fier, il se voulait le conquérant que rien n’arrête. Il intimidait et s’assurait ainsi tous ses succès. Ses rivaux, de crainte d’avoir affaire à lui, préféraient le laisser libre de tout mouvement, lui cédant le champ libre pour passer le bras à toutes les conquêtes qu’il convoitait. Son plus grand adversaire, ne se sentant pas de taille pour lutter, en vint même à conclure un de pacte de non-agression, préférant assurer son intégrité quitte à perdre son âme. Plus personne n’osait faire un geste, tous étaient sous sa coupe. Il arriva le moment où une conquête fut la goutte d’eau qui faisait déborder la coupe. Quelques rivaux se réveillèrent et décidèrent de faire face avant que ne pénètre dans la salle de bal, le cousin américain.

Bientôt vint alors le quart d’heure américain. Le temps de changer les rôles était venu. Celui qui avait menés la danse, allait recevoir la contredanse. Celui qui avait pris les devants dans la valse de l’Europe, allait valser. L’Allemagne avait pris l’Europe à bras le corps, métamorphosant tous les décors qu’ils avaient estampillés de rouge et de croix gammées. Il était désormais temps que le cavalier seul prenne fin. L’attitude plus que cavalière de cette Allemagne foulant aux pieds toutes les valeurs d’humanisme ne pouvait plus durer. Déjà, dans son jeu de danse de séduction avec l’URSS, cette dernière ne s’était pas laisser marcher sur les pieds. A Stalingrad, l’URSS avait éconduit son cavalier. Mais il en fallait plus pour faire déguerpir du parquet de danse européen le corps botté de l’Allemagne. Le pas cadencé, le corps gainé et rigide devait encore régner et imprimer la marque de ses pas fermement posés au sol.

L’Amérique avait débarqué avec ses gros sabots et tout son attirail. C’était à son tour. Un quart d’heure et puis s’en vont. Un quart d’heure comme à Würtzburg. En un quart d’heure tout était pliée. Les immeubles, comme des vulgaires maquettes en carton-pâte étaient pliés. Les bâtiments au sol, esseulés étaient ceux qui avaient tenu sur leurs deux jambes. Les arbres calcinés n’avaient pas tenu plus longtemps que l’on met à brûler une allumette. Les cylindres gris tombés du ciel avaient fait l’effet d’un cyclone et soufflé jusqu’au dernier fil de tapisserie héritées des princes-évêques de la ville.

En à peine un quart de siècle, la ville a été remise sur pied. La salle de bal a été restaurée. Le parquet a été relustré et les pas glissent comme antan. Würtzburg est resplendissante. Elle s’est refaite une beauté et étend langoureusement ses maisons le long du Main. En bordure d’eau, quelques bateaux mouillent. Attentive et impassible, la forteresse de Marienberg surplombe la ville. Plus bas, après avoir franchi la vieille ville, on rejoint la Résidence des prince-évêques de la ville, entourée de jardins aux arts paysagers très classiques. Les caves d’Etat ont été remises en état et les canons ont été remisés. Seuls demeurent, souvenirs de temps belliqueux, une église à la décoration digne d’une caserne militaire où l’évêque sculpté armé de son glaive ne détone pas avec les représentations de scènes de massacres, bien loin de l’esprit de la cène.

histoire de voyages #2 : Vienne sous la pluie

l'oeil de Vienne © Pierre Miglioretti

L’eau triche sous les ponts du Danube au point où les valsent deviennent. Les courbes du Danube et ses canaux écharpent la ville et s’emparent d’elle. Si le liquide parfois semble lointain, il n’est pourtant jamais loin. Le fleuve marque le territoire et la ville. Parfois, il se fait absent. Il nous manque alors. Le corps ne peut se défaire du liquide dont toujours il a besoin. Le retour au stade fœtal sans quoi la vie est létale. S’il peut souvent dans les villes, s’agir de simples repères topographiques, les cours d’eau savent toujours nous dire où notre corps doit faire la cour. Instinctivement, il s’oriente soit vers lui, soit en fonction de lui. Si souvent, le corps perdu, il retrouvera les quais, pour lui jamais fermés, n’officiant jamais comme loquet. Si le corps imbibé, le hoquet prenant à la gorge, à la proximité du cours d’eau, l’homme n’est plus tout à fait à court d’eau. S’il ne se jettera pas forcément dans son lit, il aura trouvé là, de quoi reposer son esprit. Le Danube et ses canaux ainsi enserre la ville et dessine de multiples anneaux. Quelques attaches, quelques fils tissés pour coudre la ville, quelques voies sans péages, filant comme les nuages au dessus des plaines désertes. Les villes et leurs hauteurs cèdent sous les éléments. Les nuages leur passent dessus à leur guise, ils les écrasent et parfois, dans la crasse de leurs rues, ils se renforcent de quelques pollutions. Seules les montagnes s’imposent et obligent les nuages à la pose. Flottant au milieu des pics, ils se reposent. Les gens de la plaine, de loin les contemplent, pendant qu’avec eux, les poètes composent. Mais les villes n’ont pas ce pouvoir de les retenir. Aujourd’hui, n’y tenant plus, les nuages incontinents sèment sur leur passage ce qu’ils ont glanés au dessus des océans. Les lumières se taisent tandis que les gouttes étreignent les corps. Le sol imbibé de la chaleur des jours passés, ruisselant des résidus de mazout des Mazda locales, mouille de plaisir. Faisant durer la jouissance de cette eau qui lui coule sur la peau, il n’en absorbe que quelques particules. Le reste demeure sur l’épiderme et laisse les profondeurs indemnes du passage de l’eau. Mais bientôt n’y tenant plus, l’eau s’écoule dans le sein du sol.

Klimt n’est pas venu. Schiele était bien présent. Pourtant l’un ne va pas sans l’autre. La pluie a remplacé le fleuve. Il pleut sur la belle Vienne. Les nuages veillent au grain et le ciel se rebelle. Impassibles, les palais et demeures attenantes se font une toilette. Il pleut sur mes attentes, il pleut sur mes tempes. Il pleut sur mes espoirs, il pleut sur les pas de l’histoire. Il pleut et mouille, si la grenouille s’en moque, s’en fait une fête, s’en réjouit, je m’enfuis. L’instinct du sucre ne fait pas mon lucre, il n’est pourtant pas de meilleur état que celui du glucose lentement envahi et saisi par le café. Un à un les grains cèdent du terrain. Quelques instants encore et ils s’étalent. Affalés, tombés en pamoison sous le poison de caféine, ils sombrent en extase au dernier suçon. Certains déjà font sécession et bientôt se retrouveront totalement dissous dans le Golfe Stream de café. L’iceberg n’est presque plus que de l’histoire ancienne, une vieille antienne que l’on psalmodie religieusement, les mains au-dessus de la tasse, comme s’il y brûlait le feu sacré à-même de nous réchauffer l’âme.

L’avenir ne se lit pas dans le marc du café et encore bien moins dans un café démarqué. Il ne faudrait pas trop longtemps resté en face à face avec ce petit œilleton noirâtre. Devant la table, le corps se tasse. Il lui faut retrouver l’extase de la station debout et débouler au plus vite hors du café. Il pleut toujours. Rien n’y fera. Vienne se fera sous la pluie, la ville s’y fera. Mieux vaut s’y résigner dès à présent et repartir plus en avant pour voir tout ce qu’ici luit. Les joyaux de la couronne ou les dorures feraient bien pâle figure sous la pluie, s’oxydant même en serrant les dents. Seule la ville se révèle sous la pluie. Seule la ville se dénude sous les nuées. L’eau glisse sur les apparats et n’apparaît plus que ce qu’elle est véritablement. Noble et séductrice, dans le fond d’orage, elle m’électrise. Sous la pluie, il n’y a aucune traitrise. Mon maigre parapluie ne me protège qu’à peine dans les rues où je traîne. Elles m’étreignent, juste à temps avant que les lumières ne s’éteignent.

histoires de voyage #1: lettre de retour

Le temps s’écoule et se coulent sous les ponts les grains qui défilent. Un grain de beauté, un grain de bonté, un souffle d’air déposé sur les étamines que le temps féconde, surplombant ces vastes champs, dodelinant de la tête aux épis qui s’hérissent ici ou là, ceux qui ne veulent pas rentrer dans le

Friedrich Hundertwasser, INSEL DER VERLORENEN WÜNSCHE / ISLAND OF LOST DESIRE / ILE DES DESIRS PERDUS

rang et préfèrent garder la tête dans les nuages, là où les nues nagent, filant bien plus au bord de la Terre que les étoiles. Le temps fend les nues et s’étire avec la dérive des continents. Pour peu qu’on en traverse un, on le voit filant avec soi ou à contre-courant. Quand on se décide à partir à contretemps, on le sent tout contre son être, à se frayer un chemin dans ses bras câlins. Car le temps s’apprivoise et même à temps de face, il ne s’efface, ni ne s’enlace. On ne lutte pas contre, sans qu’il ne nous pousse pour autant. Il est là, à nos côtés sur le chemin, s’en frayant un, chargé pourtant qu’il est de ces présents ramenés du passé qu’il transporte au futur. Ici ou là, il se déleste.

A l’est de l’Europe, il fait halte à l’ombre des arcades du Pont Charles, où ruelles méconnues peu s’y pressent préférant enjamber la Vltava pour rejoindre le flot du tout venant qui s’en va. Plus près de nous, il défie les cafés et chine les musées viennois où Klimt et Schiele règnent en maîtres. Eschyle est loin quoiqu’à tout coin ici aussi les chats sont rois. Les recoins ne se comptent plus à Budapest, les cours d’immeubles ont en toutes quatre et dans la multitude, les coins se multiplient. Jadis on multipliait les pains, les coins ont pris leur place, bien calés qu’ils sont entre deux murs. A moins qu’Hundertwasser vienne à passer par là et abroge la ligne droite. Tout est courbe, le temps se fait plus fourbe à tourner en rond, il nous fait tourner en bourrique. Qu’on souhaite lui faire la nique, il aura toujours le dernier mot, qu’on souhaite le devancer, il a plus d’un tour dans son sac et surtout un tour d’avance, de quoi donner un coup de semonce pour ceux qui le prennent pour une simple semence. Le temps ne se sème pas, ni lièvre, ni tortue, donnant le tempo, il a toujours une longueur d’avance. On le sent parfois nous souffler dans les bronches dès qu’on lui fait la tronche, mais il se peut qu’il nous porte pour peu qu’il nous importe.

Il est aussi à quelques encablures de là, parfois sensible, parfois distant, pour peu que l’on s’éloigne de son cours normal. Il s’étire, se distend, se dilate. On s’en frotte les mains de le voir ainsi, à côté de soi, presque négligemment filer à son propre train, sentant que pour quelques instants, il ne nous colle plus au train. Comme une voiture vue au loin depuis le wagon, que l’on distance sans jamais perdre de vue. C’est la douce heure de contempler la douceur du temps cotonneux et endoloris qui nous file entre les doigts, dissertant sur ce qu’il devient loin de notre emprise, loin de nos doigts. Le temps d’un voyage, le temps suit une autre courbe.

Où est-elle cette courbe aujourd’hui ? On l’oublierait presque, mais elle n’est, en fait, jamais loin, toujours nous accompagnant dans nos pas, toujours trottant dans nos pensées. La silhouette du temps bat des cils et en mouette, elle tournoie au-dessus des âmes qui se noient. Où est-elle ta silhouette ? Bat-elle des ailes à fouetter les nuages, blancs en neige pour îles flottantes célestes ? File-t-elle à tire-d’aile vers quelques cieux que l’on aimerait porter en bretelles, nous remontant la tête dans les nuages, ascenseur vers les cieux ? Les mots blancs se nuagent, s’estompent. Ils se discontinuent et pourtant se disent contigus. Les uns à côté des autres, ils s’étalent au tableau noir. Quelques traces des nuages retombées sur le macadam, quelques singeries d’oiseaux pour mademoiselle.

 Les nuages filent. Parfois, on les contemple. Ils n’attendent pas d’être étreints. Ils se contentent de passer.

voyage aux plats pays (14/14)

Jour 14 : Amsterdam-Bordeaux

L’expression du jour : tenir le haut du pavé.

Il fut un temps où toutes les rues et toutes les artères surlesquelles passent les animaux, les hommes et leurs inventions plus extraordinaires les unes que les autres n’étaient pas faites ni de bitûme ni même de pavés. Ce temps était celui du Moyen-Âge. A partir du moment où ce que l’on nomme désormais pavé fût employé pour ce que l’on appelle désormais paver les rues, des quartiers entiers furent petit à petit investi par ces morceaux de pierres taillées. Mais cela se fit bien progressivement et pendant plusieurs décennies, des pans entiers de ville – et notamment Paris – étaient laissés au sort de la terre et son corollaire semi-liquide : la boue. Les zones pavées étaient bien entendues celles de l’Aristocratie. Ce quartier – généralement bien minoritaire dans les villes tant l’iniquité sociale d’alors était criante – fût bien vite dénommé par la plèbe : «le pavé». Les quelques agitateurs de l’époque ne revait d’ailleurs que d’une chose : jeter le pavé dans la mare. Certains d’ailleurs voulurent mettre ce plan à exécution. Si «jeter un pavé dans la mare» n’était bien pour eux qu’une expression, des paroles qu’il ne fallait pas prendre au sens propre, elle avait une véritable signification : la révolution. Avant de prendre quelques siècles plus tard la Bastille, les parisiens enragés souhaitaient donc prendre le pavé. Une insurrection débuta donc en contrebas du pavé – car le pavé parisien s’était, pour des raisons de protection évidentes, bâti sur les hauteurs de la ville – afin en quelques sortes de le balancer un peu plus bas. L’insurrection se montra particulièrement efficace les premiers temps du fait de la surprise créée par cette force insurrectionnelle et du ralliement partiel du bas du pavé composé en grande majorité de bourgeois. Malheureusement, ils ne réussirent jamais à faire la décision : les aristocrates, l’armée et le clergé tenaient toujours le haut du pavé, conservant leur position avantageuse tant dans la société que dans l’espace urbain.

Après le coutumier remue-ménage nocturne inhérent aux auberges de jeunesse, c’était le dernier grand chambardement matinal, la dernière opération de chargement avant le départ en train. Je ne m’attendais pas à ce que tout roule – comme on dit dans le jargon cycliste – mais d’entrée de jeu les choses se corsaient : ce n’était plus un train direct Amsterdam-Bruxelles qui m’attendait mais deux trains régionaux, et ce, pour d’obscures raisons de travaux sur les voies. Je voulais bien vite me frotter au système cyclo-ferroviaire hollandais et j’allais être particulièrement servi, l’assiette en faïence blanche débordant d’aliments qui pourraient rassasier mon organisme curieux de toute forme de systèmes d’organisation qu’elle soit sociale, technique ou les deux à la fois. Entrant ainsi dans le petit compartiment réservé à la petite reine et à leurs rois du moment, je demandais comme si de rien n’était à la personne alors installée dans cet espace le fonctionnement en vigueur pour les vélos, manière quelque peu détournée de l’inviter à la station debout, histoire de l’envoyer ailleurs s’asseoir. Mais ne se dégonflant pas – et heureusement mes pneus faisaient de même – il resta impassible trônant sur son siège d’usager du réseau ferroviaire hollandais. Il m’indiquait bien que c’était là l’emplacement prévu pour les vélos sans en tirer la conséquence positionnelle logique, celle de son mouvement vers d’autres cieux ou tout du moins d’autres sièges. Une cycliste bien plus véhémente lui rentra tout simplement dans le lard tandis qu’elle rentrait dans le wagon. Néanmoins son cerveau semblait bien plus englué dans le lard qu’il n’y paraissait puisqu’aux récriminations alors prononcées à son encontre, il ne répondait que par quelques mots dont la mauvaise foi faisait la plus grande concurrence déloyale aux politiques les plus aguérris et surtout ne manifestant pas la moindre intention de commander à ses membres inférieures l’exercice d’un mouvement vif permettant le levage de tout le corps. Pourtant la cycliste était hollandaise donc digne de confiance pour ce qui est des usages à adopter avec un animal à deux roues. Une autre cycliste vint rappeler l’adage que ce n’est que dans les flammes que l’on se jette à l’eau. La situation ayant été rendue intenable – au sens le plus propre du terme – par son irruption dans le wagon faisant ainsi très difficilement cohabiter les trois vélos, les trois cyclistes qui vont avec et les cinq personnes non-cyclisées. Le droit de s’asseoir devint impossible à s’exercer par tous. Un mouvement de personnes fut alors entrepris avant que l’arrêt à l’aéroport ne résolve définitivement la question de surpopulation cyclo-ferroviaire.

Il ne me restait plus alors qu’à poursuivre cahin-caha – car ces trains régionaux ne sont jamais pressés – vers Rosendaal pour changer de train, train qui s’avéra encore bien moins commode pour les vélos, aucun véritable espace n’étant prévu, hormis les plate-formes entre voitures, certes bien plus larges que celles des TGV. Mais il s’ajoutait surtout à cela un problème de locomotive retardant le départ du train mais heureusement créateur d’un sourire partagé avec mon collègue de plate-forme lorsque la chef de train devait annoncer ce problème aux voyageurs dans les trois langues, hollandaise, anglaise et française et étant dans l’incapacité de traduire le mot locomotive en anglais, hésitant et hésitant encore avant de lâcher un «technical problem with a machine» (suivant ainsi à sa manière le fameux «the show must go on»). Cette partie de voyage fut sans embuche, avant l’intermède bruxellois me permettant de tester la formule belge du cyclisme ferroviaire. En l’absence de tout pictogramme, j’escaladais un wagon où un espace suffisant semblait exister et pouvant alors me permettre d’entreposer le vélo. Bien mal m’en pris car il ne fut pas possible de le faire tenir sur ses pattes tel un poulet tout juste né et titubant à chaque instabilité de l’environnement. La loi de la gravité associée à celle du train en mouvant rendait sa position particulièrement instable au point de chuter comme une merde sur le lino délavé du train. Le contrôleur qui vint à passer peu de temps après l’arrivée au sol du vélo proposa au prochain arrêt de faire passer ma mule dans le fourgon, place normalement réservée à cet effet, ce dont je pouvais pourtant douter par la suite. En effet l’accès à cet endroit nécessitait l’accomplissement d’une épreuve non homologuée par les instances sportives internationales, une sorte de saut d’obstacle version camp d’entrainement militaire, la montée dans le fourgon s’effectuant par une marche de plus d’un mètre de haut. Il ne me restait plus ensuite à Mouscron qu’à ramasser l’animal à la petite cuillère, ayant fait encore l’objet des tumultes du train en mouvement, pour le décharger afin de dépasser les escaliers de la gare – qui n’était donc pas dotée ni d’ascenseur ni de pente douce – pour enfin entreprendre l’ultime chevauchée vers Lille, qui fut sans encombre, malgré la morosité de la route, son insipidité (tant pour l’indigence du réseau cyclable que pour la banalité des paysages urbano-industrialo-commerciaux de type seconde moitié de XXème siècle bâclée matinée de XIXème pour les quelques maisons en brique subsistantes, rendant tout cela peu avenant).

Il me restait encore quelques heures d’attente à Lille, le temps de faire un petit tour dans la ville (mais point trop n’en faut avec les pavés et ce vélo qui n’y tient plus) avant de prendre le dernier train de la journée et le dernier système cyclo-ferroviaire, le made in France. Avec la SNCF, on a choisi le compartiment spécial, avec accroche pour les vélos et réservation obligatoire pour avoir sa place. C’est stricte mais efficace en fin de compte. Surtout sur long trajet. On est finalement très proche du système finlandais où un endroit est dévolu aux vélos dans le train et où l’on exige une réservation pour le vélo. On peut également, une fois le vélo déposé, passer à autre chose. On passe alors au passé, on se repasse le film, sous nos yeux les photos défilant. On avait rien regardé jusqu’à présent, car c’est au présent que l’on voyage. Le voyage se clôt, on rouvre alors la porte. Le sas n’est plus isolé. Ces quelques clichés – doux euphémisme tant il me semble avoir pris mes aises avec le déclencheur – et le défilé des gares rassemblent un peu les choses, retissent des liens, ramènent à la surface des choses oubliées. A repasser sur ce long pont précédant Dordrecht (qui aujourd’hui dans le train succédait au passage dans la ville), on s’avoue content d’y être passé à vélo quelques jours auparavant, avec le sentiment d’avoir accompli quelque chose, d’avoir vécu des choses. Revoir ces endroits rappelle bien entendu qu’on y est passé, cela relève du truisme, mais cela se comprend aussi avec l’idée que cela donne un caractère tangible à ce passage, en donne une attestation, en même temps que cela fortifie l’existence du-dit passage. J’avais notamment débuté ce voyage avec le passage Lillois – revu depuis en photo – passage franchi dans les deux sens comme il se doit. Refaire tout ce chemin à l’envers constitue l’envers du décor et un second franchissement du passage. Le premier révèle le passage, l’établit, lui donne sa constitution. Le second, le confirme et lui donne une durabilité. Si le passage du premier franchissement n’est que passage et éphémère, le second franchissement lui donne une véritable existence, une contenance. Il n’est plus seulement éphémère et fugace voire insaisisable. Il est aussi établi, bien réel même s’il n’en demeure pas moins distant de la réalité de par sa fugacité, comme écrit au dessus du papier.

Comme on clot un voyage, on le fait passer au rang des expériences passées, devenant alors de l’ordre du comparable avec ses homologues. Je faisais le constat à la fin du voyage à vélo en Laponie, celui de ne pas avoir accompli tout ce que je souhaitais. Aujourd’hui, certes la frustration de ne pas avoir pu rallier Copenhague est là, mais surtout, surnage le contentement de l’expérience. Il n’en reste pas moins qu’il faudra un jour faire en sorte que le rêve et la réalité s’accordent mieux, comme ce décalage entre Lille et Amsterdam, comme cette dissonance entre le lillois torse-nu, le bide à l’air devant sa fenêtre parée de rideaux de velour rouge et le red-light district et ses filles dénudées. Le retour à la réalité est parfois cinglant…

Voyage aux plats pays (13/14)

13ème Jour : Haarlem-Amsterdam

Expression du Jour : chercher des crosses

Une fois n’est pas coutume, nous irons chercher l’explication de cette expresion dans un pays étranger. Il s’agit en l’occurence d’un maigrelet comté d’Angleterre dirigé par une main de fer et par un petit garnement de 11 ans se trouvant aux affaires au temps où il aurait du être à l’école mais que la mort brutale de son père – le pauvre fût écrasé par une immense meule de fromage – du Comté donc – qui trainait malencontreusement sur le rebord d’une porte qu’il ouvrit un jour à regret et à une main – qui avait donc conduit sur le trône où il faisait passer ses caprices d’enfants pour des prérogatives de puissance publique. S’il tentait de porter quelqu’intérêt aux affaires du comté et aux relations de voisinage avec les autres puissances, il préférait vaquer à des occupations bien plus bénines pour le sort de ses congénères britanniques – car l’inexpérience cumulée à la direction des affaires à la manière d’un jeu de société est souvent une politique létale – et ainsi en était-il du croquet. Malgrès tout, sa posture de jeune souverain carabinée avec son tempérament capricieux en faisait un très mauvais perdant qui ne pouvait souffrir de perdre une partie face à son vieux et grabataire premier ministre. Commençant à voir poindre la défaite – car malgré son mauvais caractère, cet enfant était doté d’une certaine perspicacité – il débutait alors la querelle avec son sénile et sinistre ministre. Sa perspicacité n’étant pourtant que de peu d’effet sur le long terme et les défaites s’accumulant tellement pour le souverain, que le simple ordre donné à son principal serviteur «va me chercher mes crosses», désignant par là les maillets dont il se servait pour pousser les boules entre les arches comme il est de coutume de faire au croquet, était devenu synonyme dans l’esprit de tous qu’il y allait avoir dispute et querelle incessamment sous peu.

Etrange journée que celle-ci, une de celle qui fait douter de ce voyage, de son intérêt, de son sens. Peut-être au contraire, cela renforce-t-il l’idée même de voyage. Retournant à Amsterdam – qui plus est dans la même auberge de jeunesse – un parfum de déjà-vu a bien vite empli mon cerveau en pénétrant dans le parc adjacent à l’auberge de jeunesse. A priori, rien de bien inquiétant, tout au plus cela est ici une sensation bien rationnelle et aucune justification ne serait ici être invoquée pour un début d’inquiétude. Je passerais sur la désillusion de devoir abonder inutilement les caisses de l’auberge de jeunesse en devant me délester de quelques euros pour pouvoir stocker tout mon bardas. Le stockage gratuit de la semaine dernière avait été un passe-droit – ce que j’ignorais alors – généreusement accordé par l’employé qui m’avait alors accueilli (ce stockage est en fait normalement réservé aux seuls groupes et il n’est pas possible de me considérer comme un groupe  à moi tout seul). Passons l’engueulade initiée avec un autre hôte de l’auberge puisqu’il était tout simplement en train de me passer devant pour les casiers, lui balbutiant quelques reproches dans un anglais rendu approximatif par le trouble de la situation 30. Je crois également avoir été tout particulièrement déçu par cette exposition dont je me faisais tout une joie de découvrir. Celle-ci – dont j’avais eu vent en récupérant une carte postale arborant le pictogramme d’un vélo barré d’un grand et magistral trait rouge – s’intitulait « Sur Place», en français dans le texte. Elle se voulait réflexion sur l’usage du vélo et notamment la culture urbaine du vélo. Il s’avérait finalement que l’exposition était un hommage au vélo à pignon fixe sur roue arrière – «fixed gear bicycle» en anglais dans le texte – habituellement utilisé par les cyclistes sur piste. Ce système de vélo oblige à poursuivre le pédalage jusqu’à l’arrêt du vélo, la roue arrière n’étant pas une «roue libre». Cela permet par ailleurs, puisque la roue arrière est en prise directe sur le pignon – ou le contraire – de rouler en arrière lorsque l’on pratique le rétro-pédalage 31. Il est à noter que cette nouvelle discipline cycliste se pratique généralement sur des vélos sans freins. Cela aboutit à un mélange entre le vélo de course et le bmx – permettant de très nombreuses figures. La concentration quasi-exclusive sur cette conception du vélo urbain – plus que minoritaire il faut bien le rappeler – m’a laissé sur ma fin. Certes, les vélos ainsi conçus sont particulièrement élégants – formes très épurées, absence de superflu -, certes de nombreuses possibilités artistiques sont permises – s’inspirant ainsi des disciplines urbaines traditionnelles que sont skate et bmx – mais cela se limite à un champ restreint la culture urbaine du vélo.
De la même manière, je n’ai pas été conquis par le musée historique, ni même par celui de la photographie. Si le musée historique est particulièrement exhaustif, il se focalise sans doute bien trop sur l’anecdotique et oublie tant le contexte plus général que celui d’Amsterdam et ne considère pas les évolutions historiques en période longue. Le musée de la photographie, quant à lui, présentait avant tout une exposition consacrée à Inez Van Lamsweerde et Vinoodh Matadin, deux photographes officiant notamment pour la mode et un certain nombre de revues à grand tirage. Même si leur approche est souvent en marge avec les autres adeptes de ce milieu – tant par l’usage iconoclaste de la retouche numérique que pour le goût du décalage et du dérisoire dans la manière de prendre des photos de «stars» – ce n’est pas forcément le champ photographique qui me passionne particulièrement.
Mais je crois surtout que le mal était ailleurs. La question était véritablement celle du sens de ce voyage et de ce que cette double étape signifiait dans celui-ci. Si je n’avais fait, ici comme ailleurs, que passer, le malaise d’aujourd’hui n’aurait sans doute pas existé. Certes matériellement, il n’aurait pas existé parce que le «aujourd’hui» tel qu’il fut vécu n’aurait pas existé, mais surtout, plus profondément, il n’y aurait pas eu ce sentiment d’installation, ce sentiment de durabilité et de persistance, d’établissement dans un lieu. Ce voyage en solitaire finalement ne pouvait vraiment que se concevoir sous forme de voyage, dans le continuum d’un mouvement perpétuel. Il n’était pas  dans l’intention de ce voyage de visiter ni des villes, ni à plus forte raison les pays traversés, mais seulement d’y voyager. Le voyage peut se concevoir dans la solitude car la mouvance des paysages, le défilé des personnages, les changements récurrents établissent de l’occupation dans l’esprit et mobilise une forme de sociabilité. On peut certes tout à fait visiter une ville (voire même un pays) seul mais ce ne sera pas une visite qui mobilisera l’autre. Une visite véritable nécessite l’autre (on peut bien en anglais «visiter quelqu’un») qui soit avec nous et avec qui les choses se partagent. Ces quelques rencontres fugaces n’y changeront rien, il faut pouvoir partager à la visite de certains lieux. On peut certes dans un bar d’Haarlem, seul, sentir l’esprit du lieu, on se refusera de rentrer dans certains cafés d’Amsterdam car il serait fort regrettable de s’y trouver seul 32.
Cela ne remet finalement pas tant en cause ce périple, cela le ramène au contraire à l’essentiel : il s’agissait d’un voyage. Il se termine désormais bientôt, en attendant, le temps de poursuivre ces lignes, je profite de cette «wieckse rosé» 33 au 7ème étage de la très élégante bibliothèque centrale avec vue imprenable sur tout Amsterdam. Voilà bien un plaisir solitaire. Il est en tout cas bon de contempler ainsi la ville, d’en jouir sans y prendre part. La position de spectateur est parfois très enviable. Après ces jours passés le nez dans le guidon, très terre-à-terre, il était temps de prendre de la hauteur, de prendre l’air et ses aises au 7ème ciel, le recul avec la tête dans les nuages.

 

30 Le simple fait de débuter une dispute constituant pour moi une circonstance aggravante et du fait de son caractère plus qu’exceptionnel, le trouble n’était que plus grand pour moi.
31 J’avoue n’avoir eu connaissance de ces éléments qu’après mon retour en France… Pour ceux que la discipline intéresse, un site explicatif relativement explicite : http://romk.fr/blog/sport/fixie-a-la-mode
32 je suis pourtant un fervent partisan de l’onanisme gastronomique.
33 autrement dit, une bière blanche rosée.

voyage aux plats pays (12/14)

12ème Jour : Nordwijk an Zee – Haarlem

Expression du jour : à bâtons rompus.

Je voudrais ici me distinguer de l’ensemble des dogmes concernant cette expression. Effectivement, il est communément défendu l’idée selon laquelle cette expression, qui ne concerne désormais plus que le langage, incluait jadis de nombreuses autres possibilités d’emploi. Pour ma part, je suis d’avis qu’elle n’a jamais été utilisé que pour concerner une discussion, un dialogue, mais qu’on la doit à une forme de dialogue bien particulière. En effet, cette expression remonte aux heures les plus troubles de la guerre de cent ans. Durant cet épisode meurtrier majeur de l’histoire de l’humanité occidentale – car un chinois ne saurait se soucier du fait que cette guerre n’a en réalité pas duré cent ans mais quelques années de plus et qu’elle fit finalement bien peu de victimes comparées à la concomitante Grande Peste – les éclaireurs, en amont des batailles, communiquaient par l’intermédiaire d’un code très précis et bien cadencé, le code des éclaireurs, qui était composé d’une série de sons produits par l’entrechoquement de bouts de bois. Or compte-tenu de la durée de cet épisode militaire et des conséquences de la peste notamment en termes d’accès aux vivres ou à toute forme de matériel, il était parfois bien difficile aux éclaireurs de trouver leurs morceaux de bois de prédilection : des morceaux de 10 pouces de chêne vert, d’un diamètre minimal de 10mm, sans aspérités ni traces de maladie. Ils devaient alors se contenter soit de bouleau, de mélèze et parfois même de simples et frêles branches bien loin de la dimension réglementaire. Il arrivait alors à l’usage de ces morceaux de bois, qu’un de ceux-ci casse pendant la conversation initiée avec un autre éclaireur. La conversation était alors interrompue pour laisser le temps de retrouver d’autres morceaux de bois. Dans certaines circonstances particulièrement difficiles, ces ruptures ligneuses aboutissaient à des conversations morcelées, sans cesse interrompues pour être reprises au beau milieu d’une phrase quelques instants plus tard, des conversations à bâtons rompus.

Le nomadisme paradoxalement – même si à mieux y repenser c’est tout ce qu’il y a de plus logique – fait mieux s’attacher aux lieux. En tout cas, ceux-ci prennent une importance accrue, acquierrent une nouvelle dimension. Ayant rompu avec le voyage de non-lieu en non-lieu (ceux des aéroports par exemple ou des stations balnéaires indifférenciées), en voyageant à vélo, outre que le terme de voyage reprend tout son sens, c’est celui du lieu que l’on retrouve également. Chaque étape est importante finalement et l’on se retrouve vite à chaque fois à vouloir trouver des repères. Passer du temps à regarder des cartes, c’est bien étymologiquement prendre des repères topographiques. Mais à une plus petite échelle, chaque lieu de villégiature devient vite une chasse au lieu, à l’endroit qui marque, comme un besoin de retrouver des repères dans un monde que l’on a fait mouvant pour quelques instants, ceux du voyage.
A Haarlem, après une journée de pluie (et cela continue encore à l’heure qu’il est est, c’est à dire, un peu plus de 18h), après avoir pesté toute la matinée contre le système de signalétique pour vélo en hollande, nous laissant bien trop souvent dans une grande perplexité sur sa rigueur, j’ai trouvé mon lieu. Je suis passé devant une fois et me suis dit qu’effectivement cela méritait une parenthèse temporelle. J’ai poursuivi ma promenade dans l’humidité de la ville, pestant – oui, c’était un peu la journée de la peste aujourd’hui – contre ces hollandais qui ferment boutique à 17h – musées compris – avant de revenir laisser trainer mes guêtres du côté du lieu. On est juste en face de l’église principale, à deux pas de la Grote Markt Platz. De l’extérieur, cela semble être un vieux bar, à priori fort agréable. Mais ce serait faire injure à l’endroit que de se limiter à cela. L’endroit est tout particulièrement chaleureux et j’en viendrais même à le qualifier d’émouvant. J’y suis rentré à l’invitation d’une dame, qui je crois, presque pour sûr, m’a bien dit «entrez» – en français dans le texte – et suis alors tombé sur ce brouhaha phénoménal, sur ce lieu en forme de bric-à-brac, en plein milieu de l’agitation des gens de service, commençant alors à doucement entendre la musique monter, alors tout à fait ébahi. Je ne savais plus tout à fait où me mettre et pas seulement parce que le lieu était bondé, ne laissant aucune place pour s’asseoir. Il serait bien difficile de décrire le lieu tant il faut y être pour véritablement en ressentir tous les bienfaits sur le corps et l’esprit – ce bar devrait être remboursé par la Sécurité Sociale. On peut néanmoins dire qu’il est tout fait de boiseries, des cadres représentants des avions tant sous forme de dessins, de photos que de cartes postales, des maquettes de ces mêmes machines volantes sont suspendues au plafond. Dans un coin trône un vaissellier fébrilement éclairé, une salle – à priori destinée à la restauration – est séparée par une paroi de vitraux. De vieux ventilateurs brassent l’air comme on fait de la bière, des porte-manteaux de bois se laissent faire sans jamais croûler sous le poids des tissus qu’on leur impose de porter, les tabourets exhibent le même souci de la matière ancienne en magnifiant les rainures du bois. Il y fait chaud et c’est bon. Surtout, il y a le piano. Quand j’ai pénétré dans le lieu, c’est un air de Manhattan de Woody Allen (si ce n’est pas Manhattan, il s’agissait à coup sûr d’un autre air de ses films 28). Interprété en direct, c’est je dois le dire, tout particulièrement émouvant, à plus forte raison dans ce lieu, qu’on pourrait croire sorti soit d’un de ses films, soit des années 30, une sorte de café d’intellectuels, un potentiel bastion de résistants pour les périodes sombres de l’histoire, un lieu de liberté semi-clandestin.
Plus tard, au piano, ce sera une reprise de Piaf et bien d’autres airs souvent pour moi inconnus mais donnant toute la saveur à ce café-bar. On resterait ainsi des heures dans cet endroit, à boire, lire, écrire, discuter, même s’engueuler. Je crois que j’aimerais tout particulièrement avoir une engueulade ici, avec le piano en fond, une de ces prises de bec amicale, où trop exténués par la joûte verbale, trop oublieux du véritable prétexte de la première invective, on se laisse tomber dans les bras de l’autre pour mettre un terme à la dispute, dont les derniers stigmates disparaitront dès la première gorgée de bière prise en suivant. Bref, c’est un lieu pour vivre. Je ne sais si l’atmosphère Allennienne et l’entrée musicale dans le lieu ont fait que j’ai pu ressentir ce lieu de la sorte, mais dorénavant, il se présente comme un refuge dans cette journée maussade, un lieu hors du temps, un lieu hors de la géographie calamiteuse de ma journée. Un lieu peut ainsi sauver une journée, la géographie, l’histoire. Peut-être est-ce aussi la Jopen qui m’a rendu les choses plus aisée. Cette bière, qui en «stout» a l’allure d’une guinness et en «koyt» est plus épicée, était sans nul doute le breuvage le plus adapté aux circonstances et au lieu. Grâce à elles – car je me suis resservi – j’ai encore un peu plus l’impression qu’ici est un lieu où l’on aimerait s’ennuyer, où il faudrait laisser l’esprit divaguer, imaginer notamment toute son histoire, songer à ce qu’il a pu être et espérer qu’il demeure.
Haarlem pour moi, ce sera donc ça. On oubliera sans doute les belles demeures, les cours qui font en partie la réputation de la ville, le moulin d’Adrien, le musée historique – finalement pas visité – le musée national de la psychiatrie – que j’aurais aimé visiter – pour se concentrer sur ce seul lieu. Un lieu doit être restreint et se limiter à quelques dizaines de mètres carrés. Ce ne peut-être une ville entière. Admettons donc que Haarlem, dans mon esprit, soit ce seul bar. C’est certes réducteur mais très plaisant.
Mais après toute cette rêverie, il va bien falloir retourner au camping pour déguster mes raviolis. Car si ce n’est pas lundi (j’en réfère au fameux «lundi, c’est Ravioli» de La vie est un long fleuve tranquille), en souvenir d’Abribus, je me devais d’en passer par là. Abribus, l’association d’aide aux sans-domicile fixe strasbourgeoise de laquelle je fus membre pendant plusieurs années, effectuait dans la ville, trois fois par semaine des arrêts afin de venir proposer des repas chauds et un peu de parole – pas nécessairement la bonne, juste du temps de parole et parfois même juste d’écoute – aux personnes soit vivantes dans la rue soit plus généralement «dans le besoin». Oeuvrant le dimanche, nous étions la dernière tournée de la semaine et de ce fait moins bien dotés en termes alimentaires, que nos collègues des jours précédents. De ce fait, quand les produits frais venaient tout particulièrement à manquer, nous devions piocher dans les réserves de boites de conserve, et notamment dans celles de raviolis, parmi les moins mauvaises de toutes29. C’est donc dans ces situations d’extrême nécessité que l’on se ressent l’envie d’une boite de ravioli. Je ne pus néanmoins m’empêcher de les agrémenter d’un bon fromage dont je fis l’acquisition sur un espèce de marché de petits producteurs locaux sur la grande place jouxtant l’église principale de Haarlem.

 

28 il s’agissait en fait d’une chanson de Manhattan Murder Mystery, chanson intitulée «I’m in the mood for a love» et composée par Erroll Garner

Voyage aux plats pays (11/14)

11ème jour : Alkmaar-Nordwijk an Zee

Expression du jour : casser sa pipe.

On doit cette expression à des traditions vaudous attestées en différentes contrées du monde. Son origine ne peut être détachée d’une autre expression «tête de pipe», expression désignant aujourd’hui, de manière familière, une personne lors d’un décompte – un repas par tête de pipe par exemple. Mais à l’origine, «tête de pipe» désignait un visage aux traits grossiers comme les figurines représentées sur les pipes 27. Or il s’est trouvé dans de nombreuses tribus pratiquant le vaudou un usage tout particulier des pipes. À défaut de fabriquer des poupées dans lesquelles on pratique de l’acupuncture malfaisante, on se saisissait tout simplement de la pipe de quelqu’un sur laquelle le visage sculpté représentait à gros trait celui de son propriétaire. Par cette figuration, la machination vaudou pouvait opérer. Si le vaudou vise souvent à des blessures ou des contrôles de l’âme bénin, il peut arriver qu’il serve des desseins bien plus radicaux, ainsi de certains, qui, souhaitant la mort d’un tel en venait à casser la tête de pipe, entraînant ainsi la mort du propriétaire de la-dite pipe.

Aujourd’hui, ce sera camping grand luxe, autrement dit avec piscine, ce qui n’est finalement pas désagréable quand on un peu plus de 80 kilomètres dans les pattes. Alors après m’être assuré que l’accès était bien libre, j’ai accepté le ticket du mec de la réception. Cela a beau n’être qu’un bassin extérieur (sans compter le bassin intérieur trusté par les gamins) de quinze mètres, quand on y est seul (car à 19h passé, quand tout le monde se rue sur le repas, il n’y avait pas un chat dans l’eau), c’est fort sympathique. Cela donne finalement une certaine idée du luxe, un aperçu de ce que cela doit être que d’avoir sa propre piscine, de pouvoir faire librement ses deux cents logueurs (il faut bien ça pour faire une distance décente).

En en ressortant, entendant une techno sortie de derrière les fagots, je me suis rendu compte que se préparait la boom du vendredi soir, réalisant ainsi que l’on était effectivement vendredi. Outre que cela me rappelait à quel point j’étais temporellement déphasé (mais peut-on être déphasé vis-à-vis d’autre chose que le temps ?), cela me faisait penser que la plupart des gens partaient en vacances sur des périodes hebdomadaires – même si la crise est passée par là, même si les habitudes de tourisme changent – investissant ainsi leurs lieux de villégiature selon le même rythme. Cela commençait généralement le samedi pour s’achever le vendredi. Ce soir donc au camping de Konningshof (ce qui n’est pas sans me faire penser à Koenigshofen en lisière de Strasbourg), ce sera pour certains la fin des vacances, le retour prochain au quotidien et puis la fin des relations nouées entre quelques uns de ces être humains de type adolescents, la fin d’improbables couples alors formés sous le coup du Soleil et de la futilité des vacances. Ce soir, on oscillera donc entre l’envie de profiter de ces derniers instants et l’amertume de se dire que ce n’est presque pour rien que l’on vit ces instants, qu’ils ne seront suivis de rien, que ce ne sera finalement qu’une parenthèse, qu’un moment de passé – certes agréable – mais pour le moment encore totalement délié des autres maillons de la chaîne. Pour bien apprécier ces moments, il faut alors soit être un hédoniste convaincu et pratiquant soit persuadé de l’absurdité générale de la vie, se rappelant de la sorte que nous-même nous ne sommes qu’une parenthèse dans ce grand tout qu’est l’univers. Parti de ce postulat-là, il ne reste qu’à faire de la vie quelque chose de particulièrement dense et éventuellement long tout en tentant de conserver le plus possible de cohérence avec l’ensemble du texte. Pensant de la sorte à ces jeunes amours éphémères, parenthèse estivale pour certains à la vie sentimentale annuelle plus terne, je me dis que ce voyage suit le même mode de fonctionnement et est aussi une parenthèse pour moi, un moment suspendu dans le temps que j’ai tenté, autant que faire se peut, de relier au reste du temps de ma vie, invoquant l’héritage et l’expérience du voyage en Laponie, comme si le présent voyage constituait une suite, s’imbriquait dans un tout logique et cohérent, suivait une même démarche (ou crève), même si dans les faits, cela ne peut en rien être une suite.
Le caractère plus spontané du voyage, bien moins préparé (tout ayant été calé en une semaine ou presque), le caractère soudain ne l’ont pas inscrit dans le continuum temporel de ma vie. Il est arrivé, sans plus de raisons qu’on eut pu donner à un songe. J’ai rêvé un voyage, il s’est fait dans la même instantanéité et dans la même fugacité. Cela donne un caractère étrange au voyage même si pour l’instant cela doit se comprendre dans un sens positif. A mon sens, un voyage se prépare, se vit avant d’être vécu, un voyage est une projection de l’être dans l’altérité et comme toute projection, elle implique un état duquel partir. Ce voyage n’a pas eu de vécu préalable, ou quelques  lapidaires balbutiements. L’absence de temps de vie ex ante, de réflexion préalable fait-elle sombrer le voyage dans le plus pur consumérisme, dans l’acte soudain et irréfléchi de consommation ? Je ne pense que ce puisse être le cas dans le présent voyage du fait de la part active prise dans le fait de voyager, de trouver un hébergement, ne me laissant en aucune manière dans la passivité consumériste de celui qui achète par simple impulsion, qui ne fait que céder à des désirs qu’il ne peut réprimer.
Mais je divague car mon point initialement était celui de rappeler la vertu du changement topographique quotidien, celle du changement de rythme. Ces soirées de vendredi se rallient au rythme hebdomadaire annuel tandis que le changement quotidien de lieu redonne de la force à chaque jour et l’isole de ses semblables. C’est véritablement un dérèglement temporel (exacerbé la journée par le fait que je ne consulte jamais l’heure). En tout cas, je n’irais pas au bal ce soir, surtout au vu de la forme qu’il s’apprête à prendre !

C’est une question lancinante que j’ai entendu à occurence régulière ces derniers temps : est-il bon de s’ennuyer ? Etant parti seul pour accomplir ce voyage, je voulais me permettre une immixtion dans le débat car en effet la solitude est nécessaire à l’ennui (on peut certes s’ennuyer en compagnie d’autres personnes mais il s’agit alors soit d’une erreur d’accompagnement soit d’une erreur dans le tempo : on aurait alors dû être seul à ce moment-là, non le partager avec d’autres). Mais si la solitude est une condition nécessaire à l’ennui, elle n’est en pas pour autant suffisante. Car on peut tout à fait être seul et vaquer à mille et une occupations, ne laissant ainsi pas le temps à l’ennui de venir s’installer à sa table. Même si je dois avouer que la majeure partie du temps je me trouve bien trop occupé pour ressentir une once d’embruns d’ennui mais de temps à autre, on sent juste que le temps passe sans que l’on veuille faire partie de ce mouvement. Il peut aussi arriver que certaines activités disposent de cette ubiquité fonctionnelle permettant qu’en même temps que l’accomplissement de l’activité, on puisse jouir de l’ennui. Il en est ainsi du vélo où en même temps que l’on pédale et que les kilomètres défilent, la pensée fasse de même, sans que cela soit d’ailleurs dans la même direction. On peut ainsi imaginer de très nombreuses choses qui vraisemblablement ne se traduiront jamais en quoi que ce soit de concret. Mais peut-être au détour d’une histoire, ce sera une réminiscence d’une personne croisée en voyage en souvenir d’une situation, avec un paysage dévisagé en tête. En ce sens l’ennui est constructif : il construit un imaginaire, il rallie des situations et des personnages, fait des connections qu’un degré d’activité trop important n’aurait pu permettre. L’ennui est cette forme de liberté qui laisse le temps extérieur filer pour que notre intérieur se développe. L’ennui est cette liberté, dans une logique plus contestataire, gagnée sur la société utilitariste. Car bien entendu, l’ennui ne produit rien de tangible, l’ennui ne se vend pas même s’il construit en profondeur et jamais ne contraint. Certes la situation d’ennui n’est pas toujours choisie mais quand elle existe et qu’on l’accepte, elle ne peut que permettre à chacun d’user de son libre arbitre d’autant plus que l’ennui ne s’assorti pas d’obligation de résultat. L’ennui est temporellement vital. Il est une rupture dans le rythme de vie, quel qu’il soit. Il permet de faire le point même si cela ne se traduit, encore une fois, pas par quelque chose de concret. On ne peut en tout cas pas filer à toute allure le long du fil de la vie. L’ennui est ce pieu dont se serve les funambules pour traverser le fil, leur servant de balancier pour trouver le bon équilibre. Il tangue tantôt à droite, tantôt à gauche mais nous aide à reposer le pied sur le fil. Il flotte au milieu des cieux mais permet souvent de reprendre pied. Pesant et léger tout en même temps, il rééquilibre l’esprit. Car l’ennui n’est pas nécessairement rêverie et ainsi s’ancre bien souvent dans la réalité.

27 l’origine de cette expression est, celle-ci, belle et bien telle qu’ici présentée.

Voyage aux plats pays (10/14)

10ème Jour : De Koog – Alkmaar.

Expression du jour : voir midi à sa porte.

Dans un petit village du Nord de la France, un jour au début du XXème siècle, un homme retraité reçu un courrier l’informant d’une nouvelle tout à la fois heureuse et triste. Son grand-oncle venait de passer l’arme à gauche, ne laissant aucune progéniture pour dilapider les considérables sommes d’argent qu’il avait accumulé durant toute sa vie de rentier avare. Roger, car le petit-neveu s’appelait Roger, se retrouvait désormais assis sur une chaise et une fortune considérable. De basse extraction, il ne savait que faire d’un pareil argent qu’il n’avait pas gagné à la sueur de son front et Dieu sait pourtant qu’il suait habituellement à grosses gouttes – ce qui expliquait peut-être pourquoi il avait toujours vécu seul. Il demanda alors conseil à la banque locale et fit ainsi venir à lui – car il n’aimait pas sortir de chez lui – un conseiller, qui, régulièrement venait pour l’aider à réfléchir au sort qu’il pourrait faire subir à cet or. Le conseiller vint ainsi tous les mardis à midi, afin de discuter placements et investissements, dividendes et intérêts. Les voisins, naturellement jaloux – car c’est là une des caractéristique principale des voisins – raillaient cette visite hebdomadaire de celui qui avait trouvé un nouveau filon. Dans leurs conversations, cela était devenu le «rendez-vous de midi» de Roger. Un jour, voyant au loin arriver l’homme d’intérêt – au propre comme au figuré – un des voisin – le plus médisant – dit à son acolyte : « tiens c’est le rendez-vous de midi» ce à quoi lui répondit son épouse – qui, pour contrecarrer les principes, était bien moins commère que son mari mais bien plus cupide – «j’aimerais qu’un jour je puisse voir midi à ma porte».

 

De Dune en Digue:

Quand on part ainsi en vadrouille
C’est par quatre chemins que l’on navigue
Mais de temps à autre pour ne pas avoir de rouille
On choisit le sens unique de la digue.

On peut, en route, pour retrouver la variété
Se laisser embarquer sous la lune
Mais si le soleil est là, pour se désorienter,
On choisit la voie des dunes.

Quand on a la nostalgie du temps qui mouille,
Que l’on se dit que les canaux qui irriguent
Ne donnent pas l’humidité des vagues qui s’embrouillent
On choisit le sens unique de la digue.

On peut aussi fuir l’éternité
Et préférer l’esprit de la lune,
Pour sous forme de cycles, s’assurer une pérénité
En dévalant une à une toutes les dunes.

Quoi qu’il en soit, ce fut une belle journée marquée comme chaque matin par la frayeur matinale à caractère météorologique, l’angoisse de se réveiller avec la pluie, l’anxiété de partir sous les cordes. Après une brève averse, le paquetage prêt, je pouvais enfin ficher le camp 25. N’escomptant pas être à temps pour attraper mon bateau de 10h au vu de mon heure tardive de lever, je m’attendais à doucement poireauter sur le quai d’embarquement à attendre que les 11 coups de l’horloge se mettent à résonner. Mais pareil à un film d’action, j’arrivais juste à l’heure, les portes du bateau se refermant la seconde après que j’eus dépassé les grilles d’entrée. Je quittais donc Texel et ses nombreux lieux de résidence pour touristes hollandais. En retraversant une partie de l’île, il m’était véritablement donné de revoir tout le panel offert à ces chers touristes. Et le panel est très large. Cela va du camping pour tente aux résidences cinq étoiles dans des cottages typiquement hollandais – ou reconstitué de telle manière qu’ils donnent l’apparence du typique – en passant par le camping-caravaning, le motel miteux, la résidence hôtelière pour classe moyenne un peu fortunée et l’hôtel cinq étoile plus traditionnel. Il est du coup peut-être rassurant de voir que le tourisme peut permettre une forme de mixité sociale. En ayant une telle variété d’hébergement on  peut supposer que toutes les classes sociales viennent à Texel et peuvent ici s’y mélanger. Il resterait à effectuer une analyse sociologique plus fine afin de savoir si la mixité existe aussi sur la plage ou si celle-ci se trouve segmentée en différents secteurs selon l’orgine sociale des uns et des autres.

À l’arrivée à Den Helder, évitant soigneusement le chemin le plus court et le plus accessible météorologiquement parlant, je m’engageais dans la route des dunes et des digue, avec d’un côté un agréable cross-country avec vélo Laposte chargé comme un baudet et de l’autre une route quasi-lunaire – il s’agit bien entendu-là d’une hypothèse de travail qui mériterait d’être discutée plus longuement, priant à ce titre M. Armstrong de venir apporter des éléments permettant de réfuter l’hypothèse de routes sur l’astre de la nuit 26 – avec la mer d’un côté et de l’autre, du même gris anthracite, des blocs de bétons permettant de rendre la digue digne de ce nom. Cette journée se terminait par une jolie promenade forestière, ce qui permettait de finir la ballade cycliste non les pneus à plat, mais sur des platitudes touristico-philosophiques pouvant se résumer à l’idée que décidément le pays batave recelait des trésors cachés, des ressources inexplorées, se montrant d’une bien plus grande complexité et variété qu’aucun guide de voyage ou prospectus affichant sur la première page un champ de tulipe, des moulins et des canaux ne pourraient jamais pleinement exprimer et donc faire partager, me rassérénant ainsi dans ma démarche de voyage cycliste. Cette variété paysagère était tellement important que je crus déceler un peu de Normandie dans ces espaces dunaires, la Normandie que l’on doit trouver, il me semble, au niveau des plages du débarquement.

Je fais donc aujourd’hui halte à Alkmaar, semble-t-il coeur névralgique du fromage, puisque la ville propose un marché du fromage tous les vendredis de la saison du fromage, à savoir l’été. La ville, afin de parfaire sa répution en matière de nourriture à rongeur, s’est dotée d’un musée célébrant tout à la fois les pates molles et les pates dures, les champignons micro-bactériens et les caves d’affinage, vantant les bienfaits tout à la fois du reblochon, de l’edam et de la vache qui rit ! C’est en tout cas ce que j’attendrais d’un pareil musée, n’ayant pu le visiter puisqu’il fermait avant même que nos amis anglais ne prennent leur traditionnel thé. Alkmaar, afin de diversifier ses activités sans toutefois changer d’image de marque, s’est également équipée d’un musée de la bière, c’est donc tout dire s’il devrait s’agir d’une ville où il fait bon vivre. Mais il m’a surtout semblé qu’il s’agissait d’une ville dont on a vite fait le tour.

25 je vous propose à tous ici un bonus track des expressions du jour en donnant la genèse de cette expression «ficher le camp». En bonus track seulement car c’est en quelque sorte la genèse de ces péripéties lexicales, l’origine de cette idée saugrenue. Au détour d’une conversation téléphonique scripturale – autrement dit par texto – il me fut demandé si je connaissais l’origine de cette expression. N’en ayant pas la moindre idée, mais ne voulant pas directement l’avouer, je proposais à mon interlocutrice l’origine suivante : Cette expression nous provient des colons britanniques dans leur nouvel Eldorado qui sera ultérieurement nommé Etats-Unis d’Amérique. Le Sir Hampton, fraîchement débarqué dans ces nouvelles contrées avait pour tâche de recenser tous les campements indiens. Comme ils étaient fort nombreux et qu’il avait lui, de son côté, fort peu de temps pour mener à bien cette mission, il avait pour coutume de partir précipitamment après chaque étude de terrain afin de pouvoir ensuite établir une fiche du camp visité alors qu’il devait rejoindre le suivant. Ce travail minutieux de fichage – à ne pas confondre avec celui qu’effectue des ministres de l’intérieur très consciencieux et que l’on pourrait alors qualifier de nauséabond – des camps, conjugué à la rapidité à laquelle il était contraint donna naissance à cette expression «ficher le camp» devenant synonyme dans l’esprit des interlocuteurs de Sir Hampton d’un départ soudain.
26 Il s’agit en tout cas d’une large plate-bande bitumée d’un même gris indolore donnant à la vue de l’ensemble une griserie psychédélique mais à laquelle je ne pouvais vraiment me consacrer, le vent me soufflant dans les nasaux à plein poumon, venant ainsi me ramener à des considérations plus prosaïques : celle d’avancer et de ne pas trop faiblir face aux éléments en pleine force de l’âge (même si les éléments n’ont pas d’âge).

Voyage aux plats pays (9/14)

9ème Jour : Hoorn – De Koog.
Expression du jour : ronger son frein (en référence au grincement de mon frein pendant toute cette journée)

Au pays du fromage, on ne pourrait faire abstraction de la très importante présence des rongeurs naturellement comme des poissons dans l’eau au pays du lait fermenté. Si l’eau peut les effrayer – et donc l’existence de cette foultitude de canaux pourrait en faire fuir plus d’un – l’attirance pour le fromage ne saurait leur être résistable. Le pays a par ailleurs basé sa réputation sur la bicyclette en en faisant un usage intensif jusqu’à en devenir risible parfois. Tous les éléments semblaient donc réunis pour faire naître cette expression «ronger son frein» qui résulte pourtant d’une bien étrange alchimie entre ces différents ingrédients. Nous pouvons d’abord la replacer dans le contexte temporel, à savoir le début du XXème siècle, période de pleine expansion du vélo qui servait dorénavant pour le transport des personnes mais aussi pour celui des marchandises. Le fromage ne faisait pas exception à ce qui devenait donc une règle d’usage. On aménagea alors assez rapidement les charettes qui servaient à transporter ces biens pour pouvoir installer le fromage, lui éviter les intémpéries, des conditions climatiques peu clémentes, bref le choyer comme s’il se trouvait dans une cave à affinage. Sur l’île de Texel – au nord de la Hollande – un fromager faisait une fois par semaine le tour des épiciers afin de leurs livrer les précieux édams qu’il importait du continent (et plus précisément d’Edam). Il lui arrivait également de faire le transport de rongeurs délinquants désormais encagés, qui pareils aux condammés à mort, étaient trimballés et montrés ainsi à toute la populace. Un jour qu’il accomplissait sa double-tournée, traversant une partie déserte de l’île, une tempête, comme il n’en avait jamais vu, se leva. Il ne pouvait en aucune raison abandonner sa mission de transport de rongeur – jusqu’à un centre de réhabilitation situé tout au nord de l’île, centre dans lequel on faisait subir aux petites bêtes à poils toute une batterie de test et d’expérimentation pour les rééduquer – mission qui était, de ce fait, une mission d’ordre public. Or il s’avérait également qu’on lui proposait pour la première fois de prendre part à ces expériences, chose qu’il attendait depuis plusieurs mois déjà et qui serait, il en était sûr, une expérience décisive dans sa vie, lui qui escomptait un jour révolutionner l’éthologie. Compte-tenu de la tempête, il ne pouvait guère filer à toute allure comme il avait coutume de le faire. La seule solution était alors de s’alléger d’un certain poids et notamment de ce frein qu’était pour lui ces meules d’Edam. Apitoyé par le sort des souris, et désirant plus que tout arriver avec sa précieuse cargaison de Muridés, il leur offrit de ronger son frein, quitte à introduire cette variable dans les expériences destinées par la suite à étudier leur comportement.
On aime toujours la Normandie sous la pluie, ses étendues vertes qui se voient recevoir leur aliment nourricier premier, ses vaches qui font ainsi reluire leurs pelages jusqu’à faire concurrence aux moins honéreux marchands de meubles à Narcisse ou vendeurs de «conseiller des grâces» comme le disait élégamment Molière.

Ma Normandie à moi – il y a quelque chose d’affreusement possessif, d’une de ces possessivité enfantine dans un voyage de la sorte où l’on perd le sens des réalités avec une impression que tout nous appartient, d’autant plus que je voyage seul et donc ne partage pas ce que je vois, ce que je vis – celle d’aujourd’hui je l’appréciais bien aussi sous la pluie. Pendant 1h ou 1h15. Au delà, c’était la goutte d’eau qui fait déborder la seringue épidermique, l’overdose tant la pluie s’abbattait en grande quantité sur mon corps pourtant lui aussi normalement à forte teneur garantie en eau. Mais semble-t-il, faire ton sur ton n’est pas recommandé et conserver ses 75% d’eau alors que le taux d’hygrométrie dans l’air est particulièrement important ne fait pas se sentir comme un poisson dans l’eau. Peut-être parce que les poissons ne nagent pas tout habillé. Comme dirait Desproges faire du vélo par ce temps, c’est tout aussi «absurde qu’un poisson sans bicyclette».
La peau mouillée, la chair de poule, l’âme qui pâlit et le plic-ploc qui polit les poches de mon poncho, je peste contre la tempête, ne cessant de me répéter que ce n’est pas l’eau qui me met carpette, de celle que l’on essort sous les mauvais coup du sort, de ceux dont on ne sort qu’indemne si l’on se pince le derme pour mieux y croire. On se demande toujours quoi faire dans ces circonstances. A quel moment faut-il poser pied à terre ? Pendant longtemps on ne se pose pas même la question. On poursuit la litanie des chiffres du lotto à vélo et des fois on tire le gros lot. On doit virer de bord et recevoir le vent dans le pif, la flotte sur tout le reste du corps et la désespérence dans le ciboulot, qui satané ciboulot a son réseau dans tout le corps et peut se permettre des actions-blocus dès qu’il a des revendications à faire passer. Quand les quantités d’eau sont faibles, cela se poursuit avec pour seule conséquence la réduction épisodique de la vitesse. Quand on sent à peine l’humidité dans les pieds, cela se poursuit. Mais quand ce sont désormais des trombes d’eau, que la discipline pratiquée est alors celle du pédalo (avec le ruisellement de l’eau jusqu’aux pieds, la chaussure devient vite un merveilleux réceptacle aquatique alors que les chaussettes, par leur côté hautement absorbant font office de végétation aquatique, on a bien vite l’impression de pédaler dans l’eau). C’est alors que l’on tente de s’arrête. Vaine tentative, car il est bien souvent trop tard à ce moment-là. Aucun abris. Aucune protection. Et puis tiens, voilà venir à notre regard une église, le refuge par excellence. Ce sera seulement le porche, histoire de se rafraîchir les idées, comme si tout ce temps passé sous l’eau ne leur avait pas suffit. On attend que cela cesse, ou au moins que cela se calme, car à ce moment, on croit encore à l’accalmie. Puis les minutes passent et les gouttes n’ont en rien mis un terme à leur comportement hautement grégaire. Dans son esprit, on commence malgré tout à penser à la suite. On ne va quand même pas coucher là ? Il semblerait que la fréquence de chute des gouttes d’eau soit en phase de décéleration. On se dit alors que retourner en arrière vers le «visitor center» devrait permettre de glaner des informations. On s’éxecute et y arrive. On pousse la porte, un peu honteux de venir pareillement accoutré et venant surtout drastiquement faire augmenter le taux d’humidité de l’air. On se renseigne sur un lieu où dormir dans les environs. On ne pense certes pas à dormir, mais quand l’humidité vous atteint à ce point, le repos et le lieu sec deviennent synonyme de sommeil. Il semblerait que ce soit le camping, enfin deux campings, un en arrière, l’autre plus loin sur ma route. On ressort, on tente de changer de vêtement pour passer du K-way au pancho. L’épreuve est délicate et c’est à ce moment-là, moi la tête tentant de trouver une ouverture dans le polyestère du pancho, ouverture bien trop étroite pour ma tête casquée, c’est donc à ce moment de profonde difficulté d’orientation corporelle que la dame du «Visitor Center» rapplique et m’invite à demeurer quelques instants à l’intérieur. C’est dans ce genre de situation que les liens se créent entre les être humains, dans l’adversité la plus totale, quand les forces de la nature nous rappelle à l’ordre et surtout nous ravive la médiocrité de notre existence dans ce putain de système solaire quasi-infini et surpuissant. Mais des fois, c’est plutôt Niet… La dame du «Visitor Centre» est ainsi tranquillement retournée à son boulot (qui doit être bien réduit vue la nullité de la fréquentation du lieu aujourd’hui), moi je finis de revêtir mon habit de lumière. Chaque mouvement devient vite désagréable, donnant l’impression que chaque geste se confond avec le froissement du papier aluminium. Un client au distributeur de billet d’à-côté, tout enkakifié me fera un signe, manifestant de la sorte son amusement de me voir parti en voyage à vélo par un pareil temps mais semblant dans le même temps acquiescer au choix vestimentaire tout fraichement fait. Elle m’aura bien fait rire, cette douce ironie et cette belle dérision sur les coups du sort que nous jette la vie.

Quelques minutes plus tard, je repartais encore un peu sous la pluie qui devait voir sa chute s’interrompre quelques instants plus tard. Cela reprit ultérieurement pour quelques minutes de véritable déluge duquel un pont heureusement bien placé me sauva pour partie. Entre ces deux périodes pluvieuses, j’avais pu voir de quoi se nourrissait l’horticulture hollandaise qu’il pleuve ou non. Quelques tulipes et cosmos sortaient encore leur tête de la terre, bien étrangement en cette saison, même si en analysant les senteurs qui emplissaient mon nez, cela n’était pas si anachronique que cela. L’odeur nauséabonde des pesticides était là partout dans l’air. Avec ça, tout pousse, quelque soit le temps, la saison. Tout cela m’amena finalement à Den Helder, la pointe nord de la hollande, enfin porté par le Soleil se frayant un passage parmi la foule de nuage. Là, le bateau pour Texel (prononcer Techel) m’attendait presque. Quelques kilomètres et l’arrivée à De Koog.

Il était bien curieux d’arriver dans ce village. Partant pour ces îles du Nord à priori sauvages et emplies de quiétude, je me retrouve finalement comme à la Grande-Motte. En tout cas, je ne sais combien de campings et d’hôtels au m2 on peut trouver ici, mais la concentration de lieu de vacances est assez impressionnante, bref une véritable station balnéaire pour touristes surtout hollandais et quelques allemands plus éparses. Le lieu attire visiblement tant de vacanciers qu’on peut même trouver un supermarché discount originaire d’Allemagne 22, alors que des craintes m’assaillaient la veille pour savoir si je pourrais trouver de quoi manger à cet endroit. Pour ma part, j’atteris au camping de la plage, où les tentes émergent au milieu des buissons des dunes. Outre qu’il est d’une facilité déconcertante de planter une tante dans du sable – cela allant avec la crainte concommitante que le vent soit dans une même aisance pour l’enlever de son emplacement au moment où il se décidera à se lever – il m’était bien peu commun d’installer mon barda au beau milieu d’une dune, ne pensant pas qu’il était particulièrement conseiller pour la préservation des espaces naturels de réserver de tels espaces aux concentrations humaines nomades estivales 23. Il n’empêche qu’à quelques pas de là, on peut trouver un très beau parc naturel où les dunes retrouvent de leurs superbes et où les bosquets de bruyères ont supplanté les tentes. Je sais en outre désormais où se trouvent les hollandais en vacances quand ils ne sont pas à l’étranger et notamment dans les Landes (il est de ce fait bien amusant de prendre part à cette stupide transhumance qui fait que des hollandais normalement constitués se rendent en vacances du côté de Bordeaux et qu’un bordelais à vélo choississe d’aller à la plage sur l’île de Texel…).

A se retrouver sur cette île, avec l’idée initiale d’être au bout du monde, dans un endroit désolé et se retrouver avec une si importante compagnie, il m’est de nouveau revenu quelques pensées sur le sens de ce voyage. Il n’est pas certain qu’il ait été accompli dans une optique de performance, mais il y a indéniablement quelque chose de très égotique, ou pour masquer le négatif  et le péjoratif de ce terme, de très personnel. Ce carnet est en bien la preuve et surtout l’importance qu’il prend tant dans mes affaires que dans mon esprit. L’idée de partir seul et d’en retirer quelque chose personnellement, d’en livrer quelques expressions est quasiment consubstantielle à ce voyage. Il n’y a pas forcément une logique de consumérisme à chercher derrière ce voyage – car je suis plus qu’actif dans sa réalisation, effectuant des choix et les mettant au concret par la suite -, mais l’idée de partage ne coincide pas avec le temps du voyage. Cela s’effectuera dans un second temps. Il faut sans nul doute voir cela comme une expérience personnelle, une expérience dont on parle ensuite. Pour poursuivre sur ces réflexions de voyage et comme j’évoquais indirectement le sort réservé aux gens du voyage, il semble hautement m’importer dans ce voyage qu’il constitue une redécouverte du nomadisme. Celui-ci n’implique pas forcément de déménager tous les jours mais sur un temps relativement court comme l’est le mien pour ces vacances, afin de ressentir les effets du nomadisme 24, le sentiment de ne pas «avoir d’attache», il est nécessaire de changer de lieu tous les jours ou presques, ne jamais avoir aucune habitude, que tout lieu, que tout geste soit nouveau et inédit. C’est d’ailleurs une sensation très agréable de partir le matin en emmenant tout ce que l’on possède avec soi, comme si l’on pouvait porter une vie sur un vélo pour aller la déposer ailleurs. On a le sentiment très agréable – en tout cas quand il s’agit d’un temps très court – de passer son temps à déserter, à fuir. Il faut alors que cette fuite soit choisie, non comme celle de Ferdinand dans «Le voyage au bout de la Nuit», âme perdu dans la noirceur du monde, fuyant de Charybde en Scylla. Il est donc bon ici de rompre avec nos vies de sédentaires, car même si l’on part des fois en week-end, même si l’on part en vacances, il s’agit d’un voyage d’un point vers un autre, ne prenant pas en compte tous les points intermédiaires, comme si le voyage ne comptait pas, seule la destination primant. Ce n’est pas sombrer dans la condescendance, mais il me semble que cette vision du voyage n’est pas partagée par mes voisins de camping. Ils se sont installés avec leur télévision, leur parabole. Il est certes plus agréable de mater la TV les pieds dans le sable – à défaut d’être «les pieds dans l’eau» comme le diraient les Deschiens – , mais il est parfois bon de changer de mode de vie. Je suis en tout cas pleinenement content de cette journée qui fait retrouver le plaisir des choses simples, le seul contentement de contempler de beaux paysages, d’attérir sur une île et d’y découvrir des choses inconnues, de se questionner sur ces étranges bergeries au mur tronqué. Cette journée était aussi celle de l’abnégation, rappelant qu’il est bon de se fixer certains objectifs, même s’ils n’ont aucun sens – surtout s’ils n’en ont pas d’ailleurs – pour ensuite s’y tenir. Se rappeler que nous nous fixons nos propres limites et que c’est cette condition seule qui nous permettra de nous y tenir. Ce sont ces limites que l’on doit respecter dans les deux sens, des limites à atteindre, d’autres à ne pas franchir. S’il est ainsi bon de replanifier un voyage pour des raisons médicales, il est bien de se tenir à l’accomplissement d’une étape, même si on doit avaler la météo de travers. Cela donne le sentiment de se sentir vivant, une vitalité que l’on trouve dans la capacité à persévérer et ne pas céder face à la contingence, une vitalité à se dire que l’on peut faire son propre monde, une vitalité à sentir que l’on peut soi-même accomplir quelque chose, poser des actes, poser une tente, ne pas poser pied à terre, poser son regard sur des paysages, sur le monde, avant un jour, de pouvoir le poser sur quelqu’un et alors tout transposer pour qu’un nouveau regard naisse et repose tout le monde autrement.

 

22 ne pas donner de nom de marque exige toujours une substitution par la périphrase, parfois aux airs un peu lourds.
23 qui sont à distinguer des concentrations humaines nomades annuelles des gens du voyage qui sont désirables… nulle part. Même pour les Roms en Roumanie ou en Bulgarie… La mondialisation, c’est la mobilité, mais pas n’importe quoi, ni n’importe qui. La mondialisation qui fait que la Terre devient un espace de liberté ne l’est pas pour tous et pour tout le monde. Le libéralisme n’est pas si libre et surtout n’enlève pas toute hiérarchie. Pour paraphraser Orwell : « tous les hommes sont libres mais certains le sont plus que d’autres ».
24 les études indépendantes effectuées par le labo «ta peau c’est pas du pipeau» atteste que le nomadisme permet de resserrer les pores de la peau, qu’il évite le vieillissement des cellules de l’épiderme, qu’il favorise la protection naturelle de la peau contre les rayonnements UVA et UVB, qu’il contribue à la résistance épidermique aux changements thermiques et qu’il protège la peau des attaques de matraque dans les manifestations. Étude effectuée sur un échantillon de 1243 individus dont on s’est assuré au préalable la non-appartenance au groupe des Roms, de celui des Tzigane ou de celui des gens du voyage.

Voyage aux plats pays (8/14)

8ème Jour : Amsterdam-Hoorn

L’expression du jour : de but en blanc.

L’expression «de but en blanc» est d’un intérêt tout particulier pour la linguistique puisqu’elle nous vient d’une évolution de la langue. Car cette expression est l’apocope de «de but en blanc point», expression du moyen-âge où un des concours de tir à l’arc opposait plusieurs personnes en même temps, visant sur plusieurs cibles. Une blanche, en forme de point, ne pouvait être atteinte que par une personne avec le droit d’user d’une seule flèche. Elle était tout particulièrement difficile à atteindre. Elle était donc l’objet de toutes les attentions au coup de sifflet signifiant le début de la joute. Tous les arcs se tendaient en sa direction et les flèches tentaient de l’atteindre dès les premières secondes. Le but était donc devenu dans ce jeu, à force de réflexion stratégique, d’atteindre ce blanc point qui exigeait avant tout de la rapidité (même s’il ne fallait la confondre avec de la précipitation car une seule flèche pour l’atteindre était autorisée). À force d’usage – comme cette joute était aussi courante que l’eau aujourd’hui – on ne parla plus que de cette stratégie sous la forme «de but en blanc». Elle passa dans le langage courant comme une action brusque, sans détour, par le biais d’un récit de ménestrel qui narra comment un des plus grand archer de ces temps éloignés et donc un des plus fervents adepte de cette compétition, usait de la même spontanéité quand il faisait la cour aux dames.

Il devenait temps de quitter l’agitation urbaine d’Amsterdam pour retrouver le grand air. Pourtant Amsterdam fait sans nul doute partie de ces grandes villes européennes qui arrivent à s’acoquiner à une certaine quiétude. Mais il ne s’y trouve pas que des Amsterdamois et les quelques personnes partageant mon dortoir d’auberge de jeunesse ne semblait, de toute évidence, pas être nés au pays des Tulipe, du Gouda et de l’Edam (où je suis d’ailleurs passé aujourd’hui). Il est bien évident qu’on ne peut avoir des rythmes de vie identiques et notamment des heures de coucher pouvant tendre vers une certaine harmonie. Mais la décence et les bonnes manières élémentaires – sans vouloir se montrer rétrograde et d’une austérité toute mormone – voudraient que l’on tâche de réveiller le moins possible ses camarades de chambrée (vous me direz, on réveille ou on ne réveille pas quelqu’un, il n’y pas vraiment de demi-mesure possible, en dehors de l’état comateux de léthargie avancée. Tout est avant tout question de manière finalement). On pourrait ainsi éviter de faire son lit au beau milieu de la nuit, demandant alors de sortir le matelas de son enclos pour le vêtir d’un drap et se départir de l’odieuse sensation provoquée par le fait de dormir à-même le protège matelas tout de plastique. On pourrait veiller à ranger délicatement ses affaires (et non à se comporter comme un éléphant dans un magasin de porcelaine). On pourrait surveiller le débit de l’eau et ainsi éviter de laisser couler l’eau du robinet pendant des minutes entières, pour qui sait, arroser une plante imaginaire (même si, pour peu que la personne en question ait consommé de l’herbe dans la soirée, cela pourrait sembler tout à fait légitime). La question de la douche de minuit reste posée. Les avis divergent considérablement sur la question et il n’est pas de mon ressort de statuer sur cette épineuse question, car si la douche se pratique bien dans un endroit clos et réduit, qui plus est plus isolé du reste de l’habitation, il n’en demeure pas moins que les déambulations unidirectionnelles effectuées du haut vers le bas par de nombreuses gouttes d’eau exercent une nuisance sonore dense et prolongée durant plusieurs minutes qui peut venir soit troubler un sommeil qui était encore existant soit proroger la durée d’une phase nocturne d’état comateux de léthargie avancée pouvant même aboutir à une irritation considérable du sus-décrit sujet le faisant alors passer à l’état d’éveil quasi-complet.

Il était donc bon de « revoir ma Normandie » comme le disait le chanteur Gérard Blanchard, car cette Normandie finalement, c’est une Normandie métaphysique, à l’instar de la Jérusalem céleste, une quête effrenée d’un territoire imaginaire et en l’occurence une sorte de terre métaphorique du grand air, un espace de pâturage et de bon temps rempli de quiétude et de vaches au regard stupide mais attachant. Et la Normandie pour moi, elle n’était pas bien loin. Il suffisait de traverser Amsterdam du Sud au Nord, passer la gare centrale, prendre un bateau et hop on la rencontrait, la prenant par le bras, lui faisant les plus apaisantes promesses d’avenir. On embarque alors pour un nouveau départ au bord des canaux, au milieu des champs, à retraverser cours et places de villages. Il semblerait d’ailleurs que ce Nord hollandais fasse figure de Normandie pour beaucoup de hollandais, beaucoup le choisissant en destination de vacances, venant occuper les emplacements des très nombreux campings (qui fonctionnent d’ailleurs assez étrangement par grappes de deux ou trois, peut-être pour laisser, à chaque endroit, une possibilité de choix au touriste, qu’il ne puisse se sentir pris en otage – comme cette situation a été galvaudée et s’utilise désormais dans toutes les circonstances (et généralement sans accompagnement de syndrôme de Stockholm car il s’agit souvent d’usagers de services publics voire parfois de touristes, deux catégories d’êtres humains peu enclins à la compassion et à l’indulgence) – je me permets de surfer sur cette vague d’euphémisation lexicale autour de ce qui est, du coup, devenue une véritable expression, dotée d’un sens figuré très usité et d’un sens propre qui tend s’estomper).

Comme il n’y avait rien de particulièrement trépidant dans cette journée – hormis le très agréable détour sur l’île de Marken, qui semblerait au premier abord être une île de pêcheurs aux très enchanteresses et non moins traditionnelles maisons de bois et la découverte de cette jolie ville de Hoorn où je fais étape – il est peut-être intéressant, maintenant que démarre la seconde phase de ce voyage, maintenant qu’un virage a été pris (avec la décision de ne pas poursuivre vers Copenhague 20 pour raisons médicales) de revenir sur l’idée même de voyage, de ce qui pousse des hollandais à venir passer du temps dans un camping à De Hulk (à côté de Hoorn) et ce qui a pu amener un français esseulé dans ce même lieu. Le voyage résiderait avant tout dans une autre manière d’appréhender le temps, constituant une véritable rupture temporelle car si le voyage signifie déplacement géographique, il est surtout lié aux vacances, à ce temps restreint dans l’année, bien déterminé et encadré, qui se voient de ce fait dotées d’attentes spécifiques de la part de celui qui en jouit. De ce fait, le fait d’accomplir le voyage à vélo contribue à cette autre relation au temps, ce nouveau «time management», où le temps est à la fois tout à fait palpable – car on se rend compte à vélo du temps qu’il faut pour passer d’un endroit à un endroit, cela n’étant pas instantané d’autant plus qu’il y a du vent et de la pluie – et indéfini – car ne disposant pas de montre, ne regardant pas l’heure pendant que je pédale, je n’ai pas une impression précise et exacte du temps écoulé, juste un sentiment vague et presque imaginaire -, cela rompant véritablement avec cette omniprésence d’un temps objectif dans la société contemporaine. On en revient à la constitution du temps subjectif, un temps que l’on ne peut pas dénombrer ou quantifier mais qui réside avant tout dans une perception intime de l’écoulement du temps. De la même manière, le rapport au lieu est tout fait modifié par ce type de voyage. Si on demeure dans l’éphémère et le passager comme dans tout voyage par étape – qu’il soit en train, en voiture ou effectué par tout autre moyen de locomotion – les choses ont une saveur un peu plus durable et le voyage conserve toute sa continuité de même que le rapport au lieu (qui est discontinu dans les autres cas de voyage où le temps où l’on remonte en voiture, par exemple, le lieu n’existe plus, où le non-lieu de l’espace vitré et asceptisé reprend ses droits). A vélo, on ressent le lieu, jusque dans les fesses, au plus profond des narines, l’iris de la pupille s’agitant à la vue de chaque détail de la route – et parfois s’effrayant trop tard à la vue d’un nid de poule dans le morceau de route qui se trouve alors au devant de la roue avant – et les oreilles s’émoustillant au son du carillon, à celui du rire d’enfants jouant sur la place de l’église ou à celui de la sonnette d’un cycliste nous dépassant en trombe.

On voyage aussi pour s’ouvrir au monde (le fameux « Reisen Bilden » des allemands dont ma professeur de Lycée nous a seriné à longueur de cours, traduction de notre « les voyages forment la jeunesse ») et le fait de passer de ville en ville, même si les teintes tendent à se confondre, permet de dresser un panorama varié et complet de régions ou de pays.

Il y a également, pour ma part, un besoin d’expérience solitaire. L’idée même d’expérience est consubstantielle du voyage qui est quelque chose que l’on vit véritablement et que l’on ne sera jamais tout à fait en mesure de faire partager après coup. La situation de solitude conforte l’expérience et donne surtout ce sentiment de se confronter plus directement aux choses, comme si on ne pouvait plus se dérober face à elles. On ne peut en effet plus que compter sur soi et cela n’est jamais inutile de se trouver en pareille situation où l’on est dans l’obligation de se faire confiance, où l’on ne peut attendre de personnes la motivation et l’envie de réaliser quelque chose. C’est véritablement le sentiment de se retrouver pleinement vivant qui émerge de cela où l’on ne peut que voir que l’on accomplit quelque chose que l’on ne devra qu’à soi-même.

Dans cette même logique de bilan à mi-parcours, il faudrait se demander quel regard l’on peut porter sur ma bécane. Cela faisait malgré tout bien partie du projet de départ que de s’armer de cette bien particulière bicyclette. Je n’ai en tout cas pas eu l’impression à Amsterdam d’être particulièrement remarqué – des vélos de location tout aussi jaune que le mien l’ont sans doute aidé à se confondre dans la masse – entre autres par les français qui visitent en masse la capitale hollandaise. Par contre les hollandais – notamment ceux qui ont opéré Philémon – semblaient avoir bien conscience de la particularité de ce vélo et du coup m’ont affirmé tout leur respect. Suite à ce passage par Amsterdam, je me sentais par ailleurs tout à fait en droit d’émettre des doutes sur la pérennité et la transposabilité du système cyclable amsterdamois. C’est finalement une impression d’anarchie qui me reste suite à ce bref passage, le sentiment qu’il manque clairement des règles plus établies pour mieux réguler certains flux et établir de bonnes relations entre différents acteurs de la voirie – la relation au piéton me semble à cet égard tout particulièrement déséquilibrée. Or il ne s’agissait là que du mois d’août, donc d’une période pendant laquelle de nombreux hollandais ne sont pas chez eux. Je me demande ainsi si le tout-vélo est généralisable 21. Après un jour et demi, je confesse quelques tendances au malthusiannisme cycliste, pensant que la trop grande quantité d’usagers est fatale au système.

Je devrais également ajouter aujourd’hui dans ma playlist de voyage le très rock groupe irlandais « Two door cinema club » dont j’ai pu réentendre une des chansons à Breda ainsi que la chanson  « Holidays » des New Yorkais de Vampire weekend qui m’a trotté dans la tête à trop réfléchir à ces idées de voyage et de vacances. Dans le registre musical, il faudrait aussi que je parle de cette étrange rencontre – qui n’en n’est pas une car je n’ai pas adressé la parole à la personne en question – avec le Robert Horn de Hoorn. Robert Horn est un chanteur de la troupe des Deschiens chantant notammnent dans la très brève reprise de l’opéra « Robin des bois » dans le spectacle « C’est magnifique» auquel je faisais déjà référence il y a peu. Il y avait en tout cas à la terrasse d’un café du port, un homme chantant quelque peu à la manière d’un chanteur d’opéra baryton sur un fond d’accordéon rappelant ces airs tout à fait Deschiens et surtout ce goût du détournement musical en réintrépant des grands airs avec grande dérision, cultivant cet art du décalage, ce mélange de registres musicaux.

20 Il est d’ailleurs intéressant de noter ce lapsus que je fais régulièrement dans mon esprit qui se tourne vers Copenhague quand je pense effectivement à Amsterdam.
21 Tout en sachant bien que le centre de la ville est particulièrement bien desservi en transports en commun (avec bus, tram et métro) et donc que le vélo n’est pas le seul moyen de locomotion utilisé.