9ème Jour : Hoorn – De Koog.
Expression du jour : ronger son frein (en référence au grincement de mon frein pendant toute cette journée)
Au pays du fromage, on ne pourrait faire abstraction de la très importante présence des rongeurs naturellement comme des poissons dans l’eau au pays du lait fermenté. Si l’eau peut les effrayer – et donc l’existence de cette foultitude de canaux pourrait en faire fuir plus d’un – l’attirance pour le fromage ne saurait leur être résistable. Le pays a par ailleurs basé sa réputation sur la bicyclette en en faisant un usage intensif jusqu’à en devenir risible parfois. Tous les éléments semblaient donc réunis pour faire naître cette expression «ronger son frein» qui résulte pourtant d’une bien étrange alchimie entre ces différents ingrédients. Nous pouvons d’abord la replacer dans le contexte temporel, à savoir le début du XXème siècle, période de pleine expansion du vélo qui servait dorénavant pour le transport des personnes mais aussi pour celui des marchandises. Le fromage ne faisait pas exception à ce qui devenait donc une règle d’usage. On aménagea alors assez rapidement les charettes qui servaient à transporter ces biens pour pouvoir installer le fromage, lui éviter les intémpéries, des conditions climatiques peu clémentes, bref le choyer comme s’il se trouvait dans une cave à affinage. Sur l’île de Texel – au nord de la Hollande – un fromager faisait une fois par semaine le tour des épiciers afin de leurs livrer les précieux édams qu’il importait du continent (et plus précisément d’Edam). Il lui arrivait également de faire le transport de rongeurs délinquants désormais encagés, qui pareils aux condammés à mort, étaient trimballés et montrés ainsi à toute la populace. Un jour qu’il accomplissait sa double-tournée, traversant une partie déserte de l’île, une tempête, comme il n’en avait jamais vu, se leva. Il ne pouvait en aucune raison abandonner sa mission de transport de rongeur – jusqu’à un centre de réhabilitation situé tout au nord de l’île, centre dans lequel on faisait subir aux petites bêtes à poils toute une batterie de test et d’expérimentation pour les rééduquer – mission qui était, de ce fait, une mission d’ordre public. Or il s’avérait également qu’on lui proposait pour la première fois de prendre part à ces expériences, chose qu’il attendait depuis plusieurs mois déjà et qui serait, il en était sûr, une expérience décisive dans sa vie, lui qui escomptait un jour révolutionner l’éthologie. Compte-tenu de la tempête, il ne pouvait guère filer à toute allure comme il avait coutume de le faire. La seule solution était alors de s’alléger d’un certain poids et notamment de ce frein qu’était pour lui ces meules d’Edam. Apitoyé par le sort des souris, et désirant plus que tout arriver avec sa précieuse cargaison de Muridés, il leur offrit de ronger son frein, quitte à introduire cette variable dans les expériences destinées par la suite à étudier leur comportement.
On aime toujours la Normandie sous la pluie, ses étendues vertes qui se voient recevoir leur aliment nourricier premier, ses vaches qui font ainsi reluire leurs pelages jusqu’à faire concurrence aux moins honéreux marchands de meubles à Narcisse ou vendeurs de «conseiller des grâces» comme le disait élégamment Molière.
Ma Normandie à moi – il y a quelque chose d’affreusement possessif, d’une de ces possessivité enfantine dans un voyage de la sorte où l’on perd le sens des réalités avec une impression que tout nous appartient, d’autant plus que je voyage seul et donc ne partage pas ce que je vois, ce que je vis – celle d’aujourd’hui je l’appréciais bien aussi sous la pluie. Pendant 1h ou 1h15. Au delà, c’était la goutte d’eau qui fait déborder la seringue épidermique, l’overdose tant la pluie s’abbattait en grande quantité sur mon corps pourtant lui aussi normalement à forte teneur garantie en eau. Mais semble-t-il, faire ton sur ton n’est pas recommandé et conserver ses 75% d’eau alors que le taux d’hygrométrie dans l’air est particulièrement important ne fait pas se sentir comme un poisson dans l’eau. Peut-être parce que les poissons ne nagent pas tout habillé. Comme dirait Desproges faire du vélo par ce temps, c’est tout aussi «absurde qu’un poisson sans bicyclette».
La peau mouillée, la chair de poule, l’âme qui pâlit et le plic-ploc qui polit les poches de mon poncho, je peste contre la tempête, ne cessant de me répéter que ce n’est pas l’eau qui me met carpette, de celle que l’on essort sous les mauvais coup du sort, de ceux dont on ne sort qu’indemne si l’on se pince le derme pour mieux y croire. On se demande toujours quoi faire dans ces circonstances. A quel moment faut-il poser pied à terre ? Pendant longtemps on ne se pose pas même la question. On poursuit la litanie des chiffres du lotto à vélo et des fois on tire le gros lot. On doit virer de bord et recevoir le vent dans le pif, la flotte sur tout le reste du corps et la désespérence dans le ciboulot, qui satané ciboulot a son réseau dans tout le corps et peut se permettre des actions-blocus dès qu’il a des revendications à faire passer. Quand les quantités d’eau sont faibles, cela se poursuit avec pour seule conséquence la réduction épisodique de la vitesse. Quand on sent à peine l’humidité dans les pieds, cela se poursuit. Mais quand ce sont désormais des trombes d’eau, que la discipline pratiquée est alors celle du pédalo (avec le ruisellement de l’eau jusqu’aux pieds, la chaussure devient vite un merveilleux réceptacle aquatique alors que les chaussettes, par leur côté hautement absorbant font office de végétation aquatique, on a bien vite l’impression de pédaler dans l’eau). C’est alors que l’on tente de s’arrête. Vaine tentative, car il est bien souvent trop tard à ce moment-là. Aucun abris. Aucune protection. Et puis tiens, voilà venir à notre regard une église, le refuge par excellence. Ce sera seulement le porche, histoire de se rafraîchir les idées, comme si tout ce temps passé sous l’eau ne leur avait pas suffit. On attend que cela cesse, ou au moins que cela se calme, car à ce moment, on croit encore à l’accalmie. Puis les minutes passent et les gouttes n’ont en rien mis un terme à leur comportement hautement grégaire. Dans son esprit, on commence malgré tout à penser à la suite. On ne va quand même pas coucher là ? Il semblerait que la fréquence de chute des gouttes d’eau soit en phase de décéleration. On se dit alors que retourner en arrière vers le «visitor center» devrait permettre de glaner des informations. On s’éxecute et y arrive. On pousse la porte, un peu honteux de venir pareillement accoutré et venant surtout drastiquement faire augmenter le taux d’humidité de l’air. On se renseigne sur un lieu où dormir dans les environs. On ne pense certes pas à dormir, mais quand l’humidité vous atteint à ce point, le repos et le lieu sec deviennent synonyme de sommeil. Il semblerait que ce soit le camping, enfin deux campings, un en arrière, l’autre plus loin sur ma route. On ressort, on tente de changer de vêtement pour passer du K-way au pancho. L’épreuve est délicate et c’est à ce moment-là, moi la tête tentant de trouver une ouverture dans le polyestère du pancho, ouverture bien trop étroite pour ma tête casquée, c’est donc à ce moment de profonde difficulté d’orientation corporelle que la dame du «Visitor Center» rapplique et m’invite à demeurer quelques instants à l’intérieur. C’est dans ce genre de situation que les liens se créent entre les être humains, dans l’adversité la plus totale, quand les forces de la nature nous rappelle à l’ordre et surtout nous ravive la médiocrité de notre existence dans ce putain de système solaire quasi-infini et surpuissant. Mais des fois, c’est plutôt Niet… La dame du «Visitor Centre» est ainsi tranquillement retournée à son boulot (qui doit être bien réduit vue la nullité de la fréquentation du lieu aujourd’hui), moi je finis de revêtir mon habit de lumière. Chaque mouvement devient vite désagréable, donnant l’impression que chaque geste se confond avec le froissement du papier aluminium. Un client au distributeur de billet d’à-côté, tout enkakifié me fera un signe, manifestant de la sorte son amusement de me voir parti en voyage à vélo par un pareil temps mais semblant dans le même temps acquiescer au choix vestimentaire tout fraichement fait. Elle m’aura bien fait rire, cette douce ironie et cette belle dérision sur les coups du sort que nous jette la vie.
Quelques minutes plus tard, je repartais encore un peu sous la pluie qui devait voir sa chute s’interrompre quelques instants plus tard. Cela reprit ultérieurement pour quelques minutes de véritable déluge duquel un pont heureusement bien placé me sauva pour partie. Entre ces deux périodes pluvieuses, j’avais pu voir de quoi se nourrissait l’horticulture hollandaise qu’il pleuve ou non. Quelques tulipes et cosmos sortaient encore leur tête de la terre, bien étrangement en cette saison, même si en analysant les senteurs qui emplissaient mon nez, cela n’était pas si anachronique que cela. L’odeur nauséabonde des pesticides était là partout dans l’air. Avec ça, tout pousse, quelque soit le temps, la saison. Tout cela m’amena finalement à Den Helder, la pointe nord de la hollande, enfin porté par le Soleil se frayant un passage parmi la foule de nuage. Là, le bateau pour Texel (prononcer Techel) m’attendait presque. Quelques kilomètres et l’arrivée à De Koog.
Il était bien curieux d’arriver dans ce village. Partant pour ces îles du Nord à priori sauvages et emplies de quiétude, je me retrouve finalement comme à la Grande-Motte. En tout cas, je ne sais combien de campings et d’hôtels au m2 on peut trouver ici, mais la concentration de lieu de vacances est assez impressionnante, bref une véritable station balnéaire pour touristes surtout hollandais et quelques allemands plus éparses. Le lieu attire visiblement tant de vacanciers qu’on peut même trouver un supermarché discount originaire d’Allemagne 22, alors que des craintes m’assaillaient la veille pour savoir si je pourrais trouver de quoi manger à cet endroit. Pour ma part, j’atteris au camping de la plage, où les tentes émergent au milieu des buissons des dunes. Outre qu’il est d’une facilité déconcertante de planter une tante dans du sable – cela allant avec la crainte concommitante que le vent soit dans une même aisance pour l’enlever de son emplacement au moment où il se décidera à se lever – il m’était bien peu commun d’installer mon barda au beau milieu d’une dune, ne pensant pas qu’il était particulièrement conseiller pour la préservation des espaces naturels de réserver de tels espaces aux concentrations humaines nomades estivales 23. Il n’empêche qu’à quelques pas de là, on peut trouver un très beau parc naturel où les dunes retrouvent de leurs superbes et où les bosquets de bruyères ont supplanté les tentes. Je sais en outre désormais où se trouvent les hollandais en vacances quand ils ne sont pas à l’étranger et notamment dans les Landes (il est de ce fait bien amusant de prendre part à cette stupide transhumance qui fait que des hollandais normalement constitués se rendent en vacances du côté de Bordeaux et qu’un bordelais à vélo choississe d’aller à la plage sur l’île de Texel…).
A se retrouver sur cette île, avec l’idée initiale d’être au bout du monde, dans un endroit désolé et se retrouver avec une si importante compagnie, il m’est de nouveau revenu quelques pensées sur le sens de ce voyage. Il n’est pas certain qu’il ait été accompli dans une optique de performance, mais il y a indéniablement quelque chose de très égotique, ou pour masquer le négatif et le péjoratif de ce terme, de très personnel. Ce carnet est en bien la preuve et surtout l’importance qu’il prend tant dans mes affaires que dans mon esprit. L’idée de partir seul et d’en retirer quelque chose personnellement, d’en livrer quelques expressions est quasiment consubstantielle à ce voyage. Il n’y a pas forcément une logique de consumérisme à chercher derrière ce voyage – car je suis plus qu’actif dans sa réalisation, effectuant des choix et les mettant au concret par la suite -, mais l’idée de partage ne coincide pas avec le temps du voyage. Cela s’effectuera dans un second temps. Il faut sans nul doute voir cela comme une expérience personnelle, une expérience dont on parle ensuite. Pour poursuivre sur ces réflexions de voyage et comme j’évoquais indirectement le sort réservé aux gens du voyage, il semble hautement m’importer dans ce voyage qu’il constitue une redécouverte du nomadisme. Celui-ci n’implique pas forcément de déménager tous les jours mais sur un temps relativement court comme l’est le mien pour ces vacances, afin de ressentir les effets du nomadisme 24, le sentiment de ne pas «avoir d’attache», il est nécessaire de changer de lieu tous les jours ou presques, ne jamais avoir aucune habitude, que tout lieu, que tout geste soit nouveau et inédit. C’est d’ailleurs une sensation très agréable de partir le matin en emmenant tout ce que l’on possède avec soi, comme si l’on pouvait porter une vie sur un vélo pour aller la déposer ailleurs. On a le sentiment très agréable – en tout cas quand il s’agit d’un temps très court – de passer son temps à déserter, à fuir. Il faut alors que cette fuite soit choisie, non comme celle de Ferdinand dans «Le voyage au bout de la Nuit», âme perdu dans la noirceur du monde, fuyant de Charybde en Scylla. Il est donc bon ici de rompre avec nos vies de sédentaires, car même si l’on part des fois en week-end, même si l’on part en vacances, il s’agit d’un voyage d’un point vers un autre, ne prenant pas en compte tous les points intermédiaires, comme si le voyage ne comptait pas, seule la destination primant. Ce n’est pas sombrer dans la condescendance, mais il me semble que cette vision du voyage n’est pas partagée par mes voisins de camping. Ils se sont installés avec leur télévision, leur parabole. Il est certes plus agréable de mater la TV les pieds dans le sable – à défaut d’être «les pieds dans l’eau» comme le diraient les Deschiens – , mais il est parfois bon de changer de mode de vie. Je suis en tout cas pleinenement content de cette journée qui fait retrouver le plaisir des choses simples, le seul contentement de contempler de beaux paysages, d’attérir sur une île et d’y découvrir des choses inconnues, de se questionner sur ces étranges bergeries au mur tronqué. Cette journée était aussi celle de l’abnégation, rappelant qu’il est bon de se fixer certains objectifs, même s’ils n’ont aucun sens – surtout s’ils n’en ont pas d’ailleurs – pour ensuite s’y tenir. Se rappeler que nous nous fixons nos propres limites et que c’est cette condition seule qui nous permettra de nous y tenir. Ce sont ces limites que l’on doit respecter dans les deux sens, des limites à atteindre, d’autres à ne pas franchir. S’il est ainsi bon de replanifier un voyage pour des raisons médicales, il est bien de se tenir à l’accomplissement d’une étape, même si on doit avaler la météo de travers. Cela donne le sentiment de se sentir vivant, une vitalité que l’on trouve dans la capacité à persévérer et ne pas céder face à la contingence, une vitalité à se dire que l’on peut faire son propre monde, une vitalité à sentir que l’on peut soi-même accomplir quelque chose, poser des actes, poser une tente, ne pas poser pied à terre, poser son regard sur des paysages, sur le monde, avant un jour, de pouvoir le poser sur quelqu’un et alors tout transposer pour qu’un nouveau regard naisse et repose tout le monde autrement.
22 ne pas donner de nom de marque exige toujours une substitution par la périphrase, parfois aux airs un peu lourds.
23 qui sont à distinguer des concentrations humaines nomades annuelles des gens du voyage qui sont désirables… nulle part. Même pour les Roms en Roumanie ou en Bulgarie… La mondialisation, c’est la mobilité, mais pas n’importe quoi, ni n’importe qui. La mondialisation qui fait que la Terre devient un espace de liberté ne l’est pas pour tous et pour tout le monde. Le libéralisme n’est pas si libre et surtout n’enlève pas toute hiérarchie. Pour paraphraser Orwell : « tous les hommes sont libres mais certains le sont plus que d’autres ».
24 les études indépendantes effectuées par le labo «ta peau c’est pas du pipeau» atteste que le nomadisme permet de resserrer les pores de la peau, qu’il évite le vieillissement des cellules de l’épiderme, qu’il favorise la protection naturelle de la peau contre les rayonnements UVA et UVB, qu’il contribue à la résistance épidermique aux changements thermiques et qu’il protège la peau des attaques de matraque dans les manifestations. Étude effectuée sur un échantillon de 1243 individus dont on s’est assuré au préalable la non-appartenance au groupe des Roms, de celui des Tzigane ou de celui des gens du voyage.